Introduction : Marx à San Francisco
Cet article vise à poser les fondations d’une réflexion sur ce que pourrait être une perspective homosexuelle de la révolution comme communisation et sur ce que pourrait être une perspective communisatrice de l’homosexualité. S’il faut “laisser les systèmes aux grands improvisateurs”, alors ce texte ne répondra pas de manière exhaustive à la question de ce que doit ou peut être un “communisme queer”. Il assume cependant de se livrer à une certaine improvisation, sur les bases d’un système que d’autres ont établi avant lui. Mais il vise plus simplement et avant tout à encourager la rencontre entre deux perspectives théoriques qui en bénéficieraient grandement. D’une part, la théorie de la révolution comme communisation, prenant acte de la restructuration des années 1970 du mode de production capitaliste, énonce que le dépassement de celui-ci ne peut se faire que par l’abolition de l’État, des classes et de la valeur par un processus insurrectionnel qui ne souffre d’aucune période de transition. D’autre part, le marxisme queer [1], issu de la rencontre fructueuse – et assez inattendue au vu des nombreux obstacles qui en obstruaient la voie – entre marxisme et théorie queer. Le marxisme queer procède généralement d’un double mouvement : celui de l’inscription des catégories de la théorie queer au sein du matérialisme historique – ce qui consiste à les historiciser en montrant leur intégration au sein du contexte historiquement spécifique du mode de production capitaliste –, et de la queerisation des catégories d’analyses du capitalisme afin d’y prendre en compte la question de la sexualité et du genre.
Si « la révolution doit émerger de la désunion du prolétariat, comme le seul processus capable de surmonter cette désunion » [2], si elle doit donc émerger des segmentations de classe, nous voulons nous intéresser ici à celles basées sur l’identité sexuelle. L’objet de cette rencontre est ainsi de placer Marx à San Francisco [3] : repartir du marxisme queer, surtout centré sur les États-Unis dans les textes sur lesquels nous nous appuyons, et montrer comment il peut enrichir le point de vue de la révolution comme communisation, en y prenant en compte la sexualité, de même que la théorie de la communisation peut enrichir le point de vue queer sur le mode de production capitaliste. On semble encore souvent considérer la dimension de la sexualité comme un ajout à la pensée de la totalité sociale capitaliste, même lorsque la sexualité n’est pas considérée comme un simple fait privé. Mais les identités sexuelles ne viennent pas, dans leur analyse, après ou avant le capital, à côté de lui, en supplément (comme peuvent l’énoncer des approches réductionnistes ou intersectionnelles). Elles émergent, et la question homosexuelle émerge elle aussi, de ce que l’on peut décrire comme deux contradictions fondamentales de la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui : le genre et le capital. D’autre part, si l’identité homosexuelle est consubstantielle au capital et au genre, elle peut aussi être vue comme constitutive (1) des rapports de genre qui se développent à partir de son émergence (2) du rapport capital/travail. Nous allons ainsi rappeler comment le capitalisme a produit l’identité homosexuelle, comment il inscrit les homosexuel·les dans le capital, et comment les homosexuel·les se retournent contre lui depuis leur accès propre à la totalité.
L’approche en terme de réification du désir, double geste d’historicisation de Foucault et de Butler et de relecture queer critique de Marx et Lukács, se montre particulièrement féconde pour inaugurer cette rencontre entre communisation et homosexualité. Précisons néanmoins que ce texte se concentre tout particulièrement sur l’homosexualité masculine et que les autres identités sexuelles, notamment le lesbianisme, y seront ainsi assez peu évoquées. Mais le raisonnement qui y est exposé devrait pouvoir leur être transposé tout en soulevant d’autres problématiques parallèles. Nous espérons que cette amorce de réflexion sera discutée, critiquée et enrichie au sein du courant communisateur et au-delà, et contribuera à réinterroger plus largement la question de la sexualité dans nos espaces théoriques.