Lundi 22 mars.
Après une instruction de plus de 2 ans, onze prévenu.e.s comparaissent devant la 15e chambre correctionnelle du tribunal de Paris pour répondre de délits commis le 1er décembre 2018 lors de l’acte III des Gilets Jaunes. Toutes ces personnes n’ont aucun lien entre elles et ont été interpellées à des heures et des endroits différents le jour même ou quelques mois après.
Pour l’un, la citation fait défaut et son procès est repoussé. Un autre est mineur, direction le huis-clos du tribunal pour enfants. Une est absente.
Huit sont donc en piste pour cette session.
Le reste de la distribution ? Autant d’avocat.e.s sinon plus, des parties civiles éparses, des journalistes aux aguets. Tout ça présage d’un joli bordel pour l’ouverture du procès dit « du saccage de l’Arc de Triomphe » par les médias vautours.
Au menu, une pincée de vol, une pointe de recel, parfois une dégradation, des groupements systématiques pour aller avec la dégradation, et pour bien relever le tout : une intrusion dans un monument historique dont l’accès est réglementé, le sacro-saint lieu des gloires militaires françaises, la fierté des armées nationales : l’Arc de Triomphe, bâti par ce dieu vivant du récit national : Napoléon ! Bref, toute la patrie devrait se porter partie civile.
Les téméraires journalistes se déplaceront en masse le 1er jour, flairant l’odeur du sang, harcelant les prévenu.e.s tels des chiens sur un os, s’étonnant ingénuement dans leurs basses oeuvres qu’iels se cachent de leurs objectifs. Certain.e.s de ces journaflics iront même jusqu’à afficher ouvertement des documents de justice où on peut distinctement reconnaître des personnes. Une fois leur sale besogne effectuée, iels reviendront le dernier jour, ignorant les réquisitoire et plaidoiries. La messe est dite pour elleux. Ce qui les intéresse c’est de pouvoir jeter en pâture les pauvres bougres qui se seraient un peu trop attardé.e.s sous la grande arche ce jour-là. Et leur coller sur le dos tous les incidents du 1er décembre 2018 quand la foule osait prendre possession des Champs, des rues, du pavé et ne s’en laissait pas compter. Osait rêver « renverser la bourgeoisie », tag relevé à l’audience, entre l’humble : « Macron, plus haut qu’on soit placé, on n’est jamais que sur son cul » et le fatidique « à force de creuser le trou, on finit par prendre des coups de pelle ».
Iels sont donc huit prévenu.e.s qui se dandinent face à une juge rompue à l’exercice du tribunal pour enfants, qui au terme de 2 heures d’audience leur concède de s’asseoir dans le public : « On me fait remarquer que je suis une tortionnaire. Mais comme aucun endroit n’a été prévu pour que vous vous y teniez... Bon d’accord, asseyez vous derrière vos avocats ». Une juge à la douceur de façade, qui saura user jusqu’à la corde de son approche psychologisante pour cuisiner ces huit là.
On se farcit en premier lieu un long exposé avec moult diapos, lectures de tags, inventaires de biens endommagés et d’outils supposés de saccage. On parle empreintes génétiques et papillaires relevées sur place. Oui, il faut ce qu’il faut pour traduire les affreux jojos en justice. Le petit personnel judiciaire déplore d’ailleurs la précipitation des services municipaux à nettoyer l’affront national dès le lendemain... Quel dommage. Il manque une photo des bris de verre sur la terrasse vandalisée... Cela vient contrarier l’effort pour répertorier les dégâts... On en arrive quand même fort heureusement, à une estimation ; l’honneur des assurances est sauf : 1 million d’€uros. Sans compter la restauration des oeuvres d’art et le manque à gagner suite à la fermeture du site aux touristes. N’ayons pas peur de jouer la guerre des pauvres contre les pauvres. A l’envi, la présidente, la proc, les parties civiles évoqueront ces malheureux.ses travailleurs.ses du musée et de la boutique qui ont pu bénéficier du ont été contraint.e.s de pointer au chômage technique, l’outil de leur aliénation leur outil de travail ayant été abîmé par la horde des casseureuses. Leurs locaux et jusqu’à leurs toilettes ont été visités et vandalisés, signe de l’indécence des foules furibardes.
Mardi 23 mars.
Viennent les explications successives des prévenu.e.s. Pour chacun.e, la juge se soucie de traquer le sentiment ressenti à l’instant fatidique, obnubilée par l’adrénaline qui pousse à l’action. "Vous ne pouvez pas dire que vous n’ayez pas eu le sentiment d’une transgression quelconque...", "il y a une espèce d’excitation à dégrader ?", "la haine peut vous entrainer aussi bien qu’un autre sentiment ? " En face défilent des explications timides, confuses qui réfutent vigoureusement tout positionnement politique. Plus personne ne soutient les Gilets Jaunes, tout le monde voulait "voir ce qui se passait". Bref on a vu de la lumière, on est entré...
Il faut dire que la justice a tapé fort lors de l’instruction pour les encourager dans leur militantisme : détention provisoire pour certains à peine majeurs, pour beaucoup d’autres : contrôles judiciaires avec 3 pointages par semaine et interdiction de sortir le soir ainsi que le week-end après 11h le samedi... L’État ne lésine jamais sur les moyens d’étouffer la contestation.
Dur après cela de continuer à revendiquer une démarche politique.
À l’exception du faf de service, ancien légionnaire, dont l’honneur est bien évidemment "sali" par le fait qu’on ose imaginer une seconde qu’il aurait attenté à l’intégrité du sacro-saint monument (pour lequel dira son avocat il a "un respect et une solidarité charnelle" oups... ) On y apprendra que cet "homme pondéré, conscient de ses devoirs", qui "a l’instinct du soldat, du service" aime redécorer sa chambre façon nazie et y stocker des armes. Pour ces derniers faits, il a dealé 4 mois de prison en CRPC (Comparution sur Reconnaissance Préalable de Culpabilité), 4 mois qu’il a su ensuite métamorphoser en 140 heures de TIG. Magie de la justice républicaine.
Seule une prévenue assume "totalement" son engagement dans le mouvement des Gilets Jaunes, et "sans vouloir minimiser les choses" remet les dégradations à leur place en les rapportant aux violences policières qui émaillent les manifs. "Ca me choquera toujours moins les dégâts matériels que ce que j’ai pu voir en manif : les gens qui perdent un oeil, une main". À la partie civile qui échoue lamentablement à lui faire une leçon d’Histoire, elle répond "l’existence humaine aussi c’est important". A la juge : "- Certains ici ont dit que c’était la fin du monde"
"-Je ne prendrai pas ce terme là, c’était un joli chaos". Ça fait (bien trop brièvement) plaisir cette franchise salutaire dans l’ambiance générale pourrie de dénégation.
Dans le grand florilège des tendresses judiciaires, on apprécie à tour de rôle le procès à charge : "Quand on parle de la garde à vue, on n’est plus sur de simples manifestants", la condescendance "À aucun moment, votre cerveau ne se remet à fonctionner ? (...) C’est un peu agaçant, on a l’impression que vous avez laissé votre cerveau à la porte", l’apologie de la norme familiale "La paternité, cela correspond à l’arrêt de votre délinquance ?"
Mercredi 24 mars.
Au moment de s’exprimer les parties civiles font de la brasse coulée : le musée n’ayant pas sollicité d’avocats, son représentant ne sait plus à qui demander des comptes et les demande pour tout le groupe… Ce à quoi la juge lui répond qu’"il faut des noms pour réclamer des dommages…" Un inconnu, se disant représenter le mouvement des Gilets jaunes, s’avance à la barre en tant que partie civile pour s’attaquer aux "vrais coupables", qui ont nui au mouvement des Gilets Jaunes par ces dégradations et demande des €uros symboliques… Mais où sont-iels ??? Faux fantômes, grands guignols, on ne sait plus si on doit rire ou pleurer.
Le réquisitoire arrive, morne et plat, la proc semblant croire à moitié au discours nationaliste paresseux qu’elle produit. Le sacro-saint « droit de manifester » est convoqué … avec immédiatement derrière la restriction : « à condition de ne pas contrevenir à l’ordre public ». Eh oui, c’est confirmé et pas que dans ce procès, la Manifestation est devenue une sorte d’entité à la fois fantasmée et désincarnée, sacralisée, modélisée, qui doit défiler sans colère manifestée, au son rythmé des sonos, de Manu Chao, sur un itinéraire bien borné par les rangs de policiers, tout ça en souriant, et en chantant des slogans comme « ou sinon ça va péter »… Mais il ne faut pas que ça pète ! Bien évidemment, on n’échappera pas aux manipulations psychologisantes du ministère public, suivant ainsi la ligne tracée par la présidente. La proc tente d’expliquer les actions individuelles de chacun.e comme étant le résultat de "l’hystérie collective" de la foule et pour étayer son hypothèse, nous sort la citation de rigueur d’un certain Gustave Le Bon sur « l’individu en foule qui se rapproche des êtres primitifs »…, citation sur laquelle rebondira un des avocats pour l’éclairer en retour sur cet auteur du 19 ème siècle aux écrits racistes, colonialistes et sexistes. Finalement, la proc demande du TIG à foison, des amendes, de la prison en peine aménageable, des stages de citoyenneté bien sûr.
Puis viennent les plaidoiries qui, à quelques exceptions bienvenues, prennent soin d’enfoncer le prévenu d’avant ou le suivant dans un respect scrupuleux de la dissociation.
Le fameux "black bloc" entre en scène à la 7e, ouf ! on ne l’attendait plus, lui pourtant familier de ces audiences.
Un avocat audacieux se lance en sociologie, nous disséquant les 3 temps des manifs GJ : "Le matin viennent les authentiques Gilets Jaunes, là pour faire entendre leur voix ; en début d’après-midi, après la grasse matinée, arrivent les black blocs pour casser ; et en fin d’après-midi les délinquants chevronnés de banlieue pour profiter, piller". Les preuves de l’innocence de son client : il est "loin d’avoir la tenue vestimentaire classique des casseurs" et "mangeait un sandwich", les black blocs on le sait, "sont loin de penser à manger un sandwich".
De toute façon, nul besoin : iels ont du bruncher avant d’arriver, grasse mat’ oblige...
Et puis il peut vous l’expliquer, Madame la présidente, pourquoi son client n’a pas quitté la place ; lui-même, avocat, y était et n’est pas parti. Il est resté "pour voir, pour l’adrénaline", il a "même filmé, pris des photos". "Non ce n’était pas un comportement de bon père de famille, mais c’était le (s)ien à l’époque". Là encore on a eu chaud, tout va bien, l’ordre républicain est rétabli et la cellule familiale remise au centre de notre société, amen ! À l’heure où la justice et les medias courent encore après les instigateurs et instigatrices de cette journée épique, nul ne saura ce que cet homme a bien pu faire à l’Arc de Triomphe le 1er décembre...
Jeudi 25 mars.
La parole étant rendue aux prévenu.e.s, le faf beugle l’article 1er du code des légionnaires. C’est vrai, ça manquait... Sans surprise, le verdict suit docilement les réquisitions, faisant mine d’être juste en atténuant légèrement la durée des peines et les sommes demandées.
...Et le faf est relaxé.
Des journées qui nous donnent sacrément envie de rappeler à celleux qui nous oppriment : "à force de creuser le trou, on finit par prendre des coups de pelle".