1er mai : un cortège de « badauds » ?

Un récit critique de la manifestation parisienne du 1er mai et quelques bilans à tirer de l’action répressive de la police et la justice.

La manifestation du 1er mai aura cette année fait couler beaucoup d’encre, voilà que le mot « black bloc » fait les grands titres. 1200 nous dit-on, à la tête d’une armée de « badauds » (selon les mots mêmes du préfet de police Delpuech) qui formeraient ensemble un cortège de 14 500 personnes selon la préfecture elle-même, quand le cortège « syndical » en compterait au même moment 20 000. Pourquoi alors n’irait-on pas au bout du raisonnement ? Plutôt que d’interroger uniquement la raison de la présence de 1200 individus « cagoulés et prêts à en découdre », pourquoi ne pas questionner le fait qu’elle co-existe bel et bien avec cette armée de « badauds » qui en avant du cortège de tête intersyndical, aurait réunie presqu’autant de manifestants que le « cortège officiel » lui-même ? Pourquoi ne pas interroger toute l’hétérogénéité de ce collectif éphémère qui se forme régulièrement dans nos rues et dont la force réside dans son refus de se réapproprier la distribution policière des identités collectives et d’accepter en son sein toute une diversité de pratiques de lutte qu’il s’agit, pour un instant au moins, de faire vivre ensemble ?

Alors oui, cette armée de « badauds » est bien là sous les gaz, armée de banderoles et de drapeaux de secteurs en lutte, se protégeant par des masques de chantier et des lunettes de piscine des gaz qui pleuvent en ce mois de mai dans le ciel parisien telles des ondées tropicales sur les foules suffocantes. Des milliers de personnes compressées entre le pont d’Austerlitz et la charge sans ménagement des canons à eaux faisant reculer la foule entière. Des milliers de « badauds » s’organisant comme ils le peuvent, avec les moyens du bord, en faisant attention aux copain.ines qui sont autour d’eux.elles. Des milliers de « badauds » étouffés par des dizaines et des dizaines de grenades envoyées sur la foule. Et parmi eux.elles, des équipes de médics toujours présent.e.s et toujours plus nombreux.ses. Ce chant malheureux des blessé.e.s hante maintenant beaucoup de nos manifestations « Medic ! Medic ! ». Et en même temps, les slogans continuent à être scandées, la fanfare invisible continue à jouer, les batucadas continuent de rythmer le pas de la rue.

Ces milliers de « badauds », dont certains plus attachés au kway-noir que d’autres, se sont alors dispersés dans les rues de Paris, des manifestations sauvages sont parties vers le quartier d’Aligre pendant que le cortège syndical reprenait sa route vers la Place d’Italie par le boulevard Vincent Auriol. A 18h, on annonçait un apéro sur la place de la Contrescarpe pour échanger et faire le point autour d’un verre. Cet attachement folklorique au territoire de mai 68 que proposait ce rendez-vous fit sonner l’alarme « insurrection » dans le bureau de M. Delpuech. Sans doute cet attachement folklorique des initiateur.rices de ce rendez-vous fut-il source aussi de réminiscence d’une mémoire policière à la fois douloureuse et héroïsante des batailles du Quartier latin à en voir le comportement des agents de la BAC aux alentours de la Contrescarpe.

Sur cette armée de « badauds », après la répression aveugle sur les corps, c’est l’appareil judiciaire qui se met en branle. Ça y est, il est temps de « rafler », comme le dira lui-même un OPJ du 15e arrondissement. On arrête partout, on pioche parmi ces milliers de « badauds » en déroute, dans le Quartier latin ou à Ledru Rollin. Aux gaz succèdent les matraques et au bout de la matraque son lot d’interpellations. Ce mardi 1er mai au soir, la chasse policière fut digne d’une chasse royale : « 283 individus interpellés parmi 1200 black bloc » ! Drôle de tableau de chasse dressé par la préfecture. Alors que le « black bloc » a constitué de manière assez éphémère une forme unie jusqu’à la charge des canons à eaux qui mit fin à toute possibilité de poursuivre le parcours déposé, on décide de l’individualiser comme groupement d’individus « black bloc ». Une identité policière à laquelle se rattache peu à peu une représentation individualisée de la menace qui se propage dans le discours médiatique.

En ce 1er mai, à n’en pas douter, le préfet Delpuech a mis les moyens : 200 interpellations de « black bloc » pourront être annoncées au journal de 20h, suivies finalement de 83 autres.

La communication policière est efficace, ses canaux d’irrigation fonctionnent à merveille, grâce à la pratique médiatique maintenant parfaitement intégrée du copier-coller sans commentaire des communiqués de la préfecture. Sans aucun sens critique, on reprend dans tous les médias nationaux des éléments de langage proprement policiers qui font en sorte de dépolitiser toute la compréhension de ces espaces de conflictualité sociale. Alors non, la question n’est définitivement pas « qui sont ces black blocs ? » Mais plutôt pourquoi ces 14 500 « badauds » dans toute leur diversité et leur hétérogénéité ont-ils décidé de faire de la politique ensemble en accompagnant le trajet du cortège syndical, et non pas en s’en dissociant ? Repolitisons ce chiffon rouge du « casseur » que nous agite depuis près de 50 ans le pouvoir policier. Non pas pour ce qu’il est, car il n’est rien d’autre qu’une construction policière, mais pour ce avec quoi il coexiste, il interagit, il créé des conflits internes, il produit (souvent artificiellement) une certaine puissance d’agir.

Cette armée de « badauds » fut donc visée le soir du 1er mai par des « rafles » policières aveugles, éparpillées, entre les 5e, 13e, 11e et 12e, arrondissements. On arrête les groupes typés « badauds » et sans sommation, interpellation ! Beaucoup passent par le centre de tri du 18e arrondissement, rue des Évangiles, pour des contrôles d’identité et des opérations de fichage pour beaucoup, et pour 109 d’entre eux.elles le transfert dans un commissariat d’arrondissement pour un placement en garde à vue. On envoie les « badauds » dans tout Paris : 2e , 5e, 7e, 13e, 14e, 15e, 17e, 19e… Ça y est maintenant le préfet passe le relais aux procureurs et aux OPJ. Un rassemblement s’organise au bout de la rue des Évangiles pour accueillir les libéré.e.s. On apprend peu à peu la destination des transferts à mesure que les commissariats commencent à prévenir les proches des placements en GAV. La Coordination anti-répression qui veillait se met en route, les avocat.e.s sont peu à peu désigné.e.s, et le recensement des procédures se fait tant bien que mal au regard de cette stratégie de dispersion.

Dès le lendemain, des rassemblements de soutien sont organisés devant les commissariats. À 15h une quarantaine de personnes sont venues en soutien dans le 13e, à 17h une centaine se réunissent dans le 15e. Des slogans joyeux et offensifs sont chantés pendant plusieurs heures au mégaphone pour donner de la force aux copain.ines à l’intérieur. Dans le 13e, on parle de 16 libérations dès le mercredi sur les 18 gardés à vue, des gens sont libérés aussi dans le 19e, le 17e et le 2e… Déjà, six personnes sont déférées en comparution immédiate le 3 mai. Les inculpations, rapporte-t-on dans le compte-rendu de la Legal Team Paris, sont déclinées pour la plupart de la manière suivante : « a sciemment participé à une groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de destructions ou de dégradations de biens » (art. 222-14-2 du code pénal), accusations fondées sur les éléments matériels du type : « s’est rendu au défilé du 1er mai », « en possession d’une tenue et d’accessoires spécifiques dissimulant le visage pour empêcher l’identification et l’interpellation » ou encore « circulant dans un groupe de plusieurs personnes pour commettre anonymement des dégradations ». Les prévenu.e.s, qui n’avaient pas pu encore s’entretenir avec leurs avocat.e.s alors qu’on annonçait l’audience ouverte, ont tou.t.es demandé le report de l’audience sans contrôle judiciaire. Les juges, suivant les stratégies de différenciation des profils de « badauds » proposées par la procureure, suivront unes à unes les demandes de mise sous contrôle judiciaire en attente d’une nouvelle audience. Au moment des derniers délibérés, c’est l’horreur, les deux dernier.e.s prévenu.e.s sont envoyés en détention provisoire sur le motif d’avoir donné au départ des identités fictives lors des vérifications d’identité policières.

Pendant ce temps-là, dans les commissariats de la rive gauche, pratiquement aucune sortie. Les heures se font longues, les espoirs toujours déçus, jusqu’à se faire à l’idée après 48h que tout le monde finirait au dépôt, déférés devant le procureur.

Dans l’intervalle, des contrôles d’identité devant les commissariats auront été effectués, la caméra de la police aura eu le temps de filmer la solidarité des camarades venu-e-s soutenir les gardé-e-s à vue sur chaque point de rassemblement (13e, 15e, TGI de Clichy) - nourrissant les fichiers d’identification faciale déjà fournis -, pire, des interpellations aux alentours des rassemblements de soutien auront même eu lieu. On s’arrête un instant sur l’aspect circulaire de la répression policière, qui, ayant créé l’origine d’un « fait » de violence avec la complicité médiatique, est capable d’en organiser l’enchaînement (ré)créatif, en persécutant violemment celles et ceux qui voudraient en démonter les mécanismes, les causes et les effets.

Le parquet, habile relais de la campagne de communication du ministère de l’intérieur, préfère communiquer les informations relatives aux prévenus aux médias avant même d’en avertir les avocats. On apprenait donc vendredi matin par voie de presse que 34 personnes auraient été transférées au dépôt flambant neuf du très convivial 2e sous-sol de la nouvelle Cité judiciaire à Porte de Clichy. On apprend ainsi, alors que des auditions de copain.ines. devant le procureur sont toujours en cours (!), que 7 personnes seront présenté.e.s à un juge d’instruction (annonçant l’ouverture d’une enquête spécifique), 2 en comparution par procès-verbal placés sous contrôle judiciaire en attente de leur procès, 13 présentés pour un rappel à la loi et 12 annoncées en comparution immédiate dans la chambre correctionnelle 23-3 spécialement créée pour l’occasion.

À l’accueil du tribunal, la 23-3 on connaît pas « elle apparaît pas sur le serveur » : normal on l’appelle déjà dans les couloirs du palais « la chambre des black bloc »– du « black box » comme le dira le juge plusieurs fois. Vendredi, c’est enfin le procès tant attendus du « black box ». Alors qu’en est-il ? De 283 arrestations, 109 GAV, puis 34 déferrements devant le procureur, c’est finalement douze « badauds » que l’on présente à la barre. Les chefs d’inculpation sont pour la plupart les mêmes que la veille. On présume du « badaud » ses intentions de violence et le parquet se permet d’enfermer 66h des individus sur la base de quels éléments matériels ? « Une tenue sombre » (preuves à l’appui, des photos des prévenu.e.s en noir et blanc !!), possession d’un « masque chirurgical », d’ « ampoules de sérum physiologique », d’un « cache-cou », voire mêmes pour les plus radicaux, de « tracts politiques ».

C’est A. qui passe la première, mère de trois enfants, arrêtée en leur compagnie, accusée d’avoir ramassé un terminal de paiement sur la chaussée non loin du Mc Donald’s d’Austerlitz. A. demande le report de l’audience et son avocat s’oppose à la demande de contrôle judiciaire de la procureure, et est suivi par le juge. L’audience est reportée au 12 juin.

T. a 25 ans, il vit à Paris. Il décide d’accepter la comparution immédiate. On lui reproche le port d’une « tenue et d’accessoires spécifiques permettant la dissimulation en vue de commettre des délits », la possession de deux bombes de peinture et le transport de produits permettant la confection d’engins incendiaires. La salle retient son souffle…un fumigène ! Interpellé à l’angle de la Bastille et du boulevard Richard Lenoir, l’OPJ interpellateur déclare avoir constaté sa présence à l’intérieur du « black bloc ». T. se présente comme n’étant ni vraiment un manifestant, ni vraiment un militant, mais comme un cadreur professionnel, amateur de photographie, parti prendre quelques clichés de la manifestation avec son appareil argentique en compagnie de ses ami.e.s. Les bombes de peinture, ramassées sur le trajet pour ses projets artistiques personnels, le fumigène, le reste du tournage d’un clip en Espagne. « En voyant les images des manifestations, j’ai toujours vu la CGT brandir des fumigènes allumés, je ne savais pas que c’était interdit en manifestation, je voulais faire une belle photo, mais je n’ai pas trouvé l’occasion » affirme T. L’assesseur ne se démonte pas, il brandit une photo de T. en noir et blanc prise au commissariat et l’interroge sur cette tenue sombre. L’avocat produit la photo en couleurs : une veste polaire bleu turquoise (que T. porte d’ailleurs à la barre), un pantalon treillis… « Je porte de la couleur quand je prends des photos pour ne pas être assimilé complètement aux manifestant.e.s déclare T. ». Voilà venues les réquisitions de la procureure. Elle revient sur les antécédents de T., près de 3 amendes pour graffiti et une possession de stupéfiants. Alors qu’aucune dégradation ou voie de faits n’est reproché à T., il n’y a dans le dossier ni éléments matériels ni éléments d’intentionnalité de quelconque violence ou dégradations. Cela suffit pourtant au Parquet pour demander ni plus ni moins qu’une peine d’emprisonnement de quatre mois fermes avec mandat de dépôt, une interdiction de port d’armes soumises à autorisation pendant deux ans, une interdiction de circuler dans les 11e et 12e arrondissements et de participer aux manifestations parisiennes pour une durée de deux ans. La procureure, heureusement fort mauvaise oratrice, semble lâchée en roue libre, la sévérité des réquisitions est ahurissante. L’avocat rappelle bien que le seul élément à charge contre T. est un fumigène et demande la relaxe. On sent l’inquiétude montée dans la salle. T. est finalement relaxé du délit de d’attroupement illégal, mais est condamné à 1000€ d’amende pour la possession d’un fumigène assortie d’une interdiction de port d’armes soumises à autorisation pour une durée de deux ans.

C’est maintenant E. qui se présente dans le box, étudiante âgée de 19 ans, elle est mise en examen pour « violence n’ayant pas entraîné d’ITT par jet de parpaing sur un policier non identifié ». Il lui est, comme aux autres, reproché d’avoir « sciemment participé à un groupement, etc… », l’intentionnalité se fondant une fois encore sur « le port d’une tenue et d’accessoires spécifiques ». E. demande le renvoi de l’audience pour préparer sa défense, elle n’est pas connue des services de police. Le ministère public requiert la détention provisoire en attente du procès aux seuls motifs « des troubles potentiels à venir dans les prochaines semaines », et à défaut il est demandé qu’elle soit soumise à un contrôle judiciaire hebdomadaire avec interdiction de se rendre à Paris sauf dans le cadre de sa scolarité. L’avocat rappelle qu’il ne s’agit pas d’un parpaing, mais d’un débris de parpaing pour lequel E. a reconnu les faits devant l’OPJ. Il demande que E. soit laissée libre dans l’attente de son procès, il rappelle que la liberté est la règle et l’enfermement l’exception. Heureusement, E. échappe à la préventive, mais est bien placée sous contrôle judiciaire hebdomadaire avec interdiction de se rendre à Paris jusqu’au procès.

G., étudiant de 19 ans lui aussi, est mis en examen pour « participation à un groupement… blablabla » fondé sur une « tenue et des accessoires spécifiques de dissimulation » et sur le fait qu’il circulait en groupe : dix ami.e.s en l’occurrence qui marchaient entre la Sorbonne et le Panthéon dans l’intention de rejoindre un autre groupe d’ami.e.s dans un bar aux alentours de 20h30. On lui reproche la possession d’un masque de ski, de quelques ampoules de sérum physiologique et de tracts ainsi que le refus de s’être soumis aux relevés des empreintes digitales, palmaires et signalétiques. G. demande le renvoi de l’audience pour préparer sa défense. Le parquet demande le placement sous contrôle judiciaire hebdomadaire avec interdiction de se rendre dans les 11e et 12e arrondissements (pour quelqu’un arrêté dans le 5e arrondissement bien après la manifestation). L’avocate considère que G. n’a rien à faire là, le dossier est complètement vide, et que rien ne justifie une GAV de 48h et un déferrement. Elle s’oppose à la demande de contrôle judiciaire. Le procès de G. est reporté au 12 juin et il doit pointer au commissariat une fois par semaine.

A., étudiant du même âge, a lui aussi refusé le prélèvement de ses empreintes, la mise en examen se fonde sur les mêmes éléments que pour G. Il a d’ailleurs été arrêté exactement dans les mêmes circonstances : « a participé sciemment à un groupement en vue de… », accusation fondée sur le « port d’une tenue et d’accessoires spécifiques… ». Le parquet insiste sur le problème de l’attitude de A. qui a refusé les prélèvements. Elle demande le placement sous contrôle judiciaire et l’interdiction de manifestation et de circulation dans les 11e et 12e arrondissements. Pour son avocate, A. non plus n’a rien à faire là. Son procès est finalement reporté au 30 mai avec obligation pour lui aussi de pointage hebdomadaire au commissariat.

C’est au tour de M., cuisinier de 19 ans, arrêté lui aussi avec G. et A. rue Cujas. Les inculpations sont exactement les mêmes. M. décide d’accepter la comparution immédiate. Pour la procureure, M. a « l’attirail du parfait manifestant » (!) : des habits sombres, des Doc Martens, un cache-cou et même un masque chirurgical. Que lui reproche-t-on d’autres ? Rien. Et pourtant, c’est 3 mois d’emprisonnement avec sursis qui vont être demandés à son encontre, assortis de 2 ans d’interdiction de participer à une manifestation à Paris, bien qu’il soit inconnu des services de police. Peut-être la perquisition de son domicile et l’exploitation de son portable qui ont permis de faire les liens avec un groupe anarchiste ont-elles joué dans le réquisitoire. On sent bien que la position politique du parquet est parfaitement assumée. Heureusement, le juge ne suit pas et M. est relaxé.

C., étudiante de 19 ans arrêtée elle aussi rue Cujas, les charges sont les mêmes mots pour mots que celles de M., ce n’est plus un cache-cou cette fois mais une écharpe !. Sans antécédent judiciaire, les réquisitions contre C. seront presque identiques : trois mois de sursis assortis d’une interdiction de circulation dans les 11e et 12e arrondissements pendant 2 ans. C. est relaxée.

R., 33 ans, de nationalité suisse, se voit reprocher, en plus des charges similaires aux autres, le port d’armes (dont un « manteau » glissé là par une coquille du parquet) d’avoir refusé le prélèvement de ses empreintes et de son ADN. Sous prétexte que cette absence de prélèvement aurait empêché de confirmer son identité – ce qui est faux puisque ces informations ne peuvent être recroisées qu’avec des fichiers existants –, la détention provisoire est requise à son encontre par la procureure. Alors qu’elle demandait à être jugée le jour même, et présente une attestation d’hébergement, les juges décident de la placer en détention jusqu’à son audience, qu’ils reportent au 30 mai, assortie d’une commission rogatoire pour le prélèvement des empreintes et de la signalétique. Son avocate a pourtant soulevé le fait que le tribunal ne disposera pas de plus d’éléments d’ici là concernant l’identité de la prévenue, ce qui rend le report inutile.

La dernière prévenue qui comparaît, une Belge de 29 ans, est dans une situation similaire à R. Elle produit en plus une promesse d’embauche, mais des doutes subsistent sur son identité. Tout comme la précédente, et contre sa demande d’être jugée immédiatement, elle est envoyée en détention provisoire dans l’attente d’une audience le 30 mai, avec commission rogatoire pour le prélèvement des empreintes et de la signalétique.

On méditera à l’envi sur une des ripostes semi-intellectuelle, semi-risible, proposée par la procureure de la 23-3 pour résumer ce qui se jouait dans cette semaine : on jugeait des individus sur « des preuves matérielles d’actes intentionnels ». Expression à faire rougir le plus éminent des métaphysiciens, il se dit dans cette ontologie de l’objet juridictionnel un véritable désir de psycho-pouvoir : tenter de rendre tangible, par l’acte suprême du jugement, les linéaments séquentiels du foncièrement immatériel. Foucault, avec sa conceptualité de « bio-pouvoir », passe officiellement au rang infra de la philosophie du droit : le magistrat pourra faire paraître (comme on fait paraître une pièce et une preuve) ce qui ne vous apparut pas encore dans votre psyché intime. Tribunal de l’évincement de la présomption d’innocence, mais aussi tribunal de confection de preuves de séquences psychiques linéaires autrefois entièrement dévolues à ce que l’on appelait le for intérieur privé

(Une de Paris Jour la veille du 1er mai 1970)

La dimension politique contenue dans ces mises en examens collectives est évidente. De telles pratiques montrent la volonté manifeste du parquet de réintroduire insidieusement le principe de responsabilité collective d’un acte délictuel, commis ou en voie de l’être, à partir du seul chef d’inculpation de « participation à un groupement… ». Cette logique, c’était déjà celle à l’œuvre avec l’entrée en vigueur de la loi « anti-casseurs » en 1970 qui, au lendemain de mai 68, introduisait le principe d’une responsabilité collective pénale et pécuniaire des auteurs de violences, mais aussi de simples manifestants non impliqués directement dans les faits de violence eux-mêmes. Si la loi a été abrogée en 1981, ses tentatives de réintroduction sous d’autres formes ont été multiples, dont la création du délit de « participation à une bande violente » en 2009. Il n’aura d’ailleurs pas fallu attendre plus de 24h, le 2 mai, pour que Bruno Retailleau, député LR, annonce : « Pour mettre un terme à cette impunité, le groupe Les Républicains au Sénat déposera une proposition de loi anti-casseurs, destinée à introduire dans notre droit une responsabilité pénale et pécuniaire collective de ceux qui, en bande, cassent et brûlent ce qui leur tombe sous la main. La loi doit vite s’adapter à la violence nouvelle des Black blocs ! ».

Cette violence est pourtant loin d’être nouvelle, et ses réponses politiques visiblement non plus. Mais ce qu’une telle loi viserait, ce n’est pas la répression des « black blocs », qui par leur mode d’organisation même réussissent majoritairement à échapper à la répression judiciaire individuelle. Ce que viserait un tel principe, c’est la répression de ceux.elles qui conditionnent par leur présence la possibilité de ce mode d’organisation : ce sont ces milliers de « badauds ».

La « conflictualité spontanée » d’une partie du cortège de tête n’eut d’égale cette fois que la théâtralité d’une mise en scène savamment médiatisée d’une répression policière et judiciaire pourtant brutale et aveugle. Si la plupart des qualifications retenues dans les comparutions du 4 mai prêtent à sourire et ont abouti à une relaxe, il nous faut retenir l’extrême fermeté des réquisitions du procureur qui n’a pas hésité à décider de mises en examen arbitraires fondées sur la seule intentionnalité, et dans l’irrespect le plus total de toute présomption d’innocence, portant l’ignominie jusqu’aux demandes de mandat de dépôt qui aboutirent, au total, pour quatre d’entre elles.

Derrière cette ombre médiatique visiblement indépassable du « black block », c’est bien une force politique nouvelle qui émerge, ou plutôt une multiplicité de formes et de forces qui décident pour un petit instant de former un commun. Un commun qui n’arrive à exister encore que dans la puissance spectaculaire de la rue, mais dont toute la réalité politique reste à construire.

Ces « badauds », ce sont bien eux.elles qui ont été présenté.e.s, un.e à un.e, aux juges les 3 et 4 mai derniers : étudian.t.e.s, cadreur.se.s, cuisinier.e.s, employé.e.s, chômeurs.es… Les badauds, ce sont eux et elles, c’est nous, c’est vous… Si nous sommes une armée de badauds, il est temps d’interroger, au-delà du folklore incessant et bien coûteux de la violence spectaculaire, ce qui constitue notre propre force et guide notre action.

Quelques badauds de la tête de cortège.

Note

Photos : Sylvie Rozenfeld

Localisation : Paris

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