Dans un éditorial publié le 8 janvier, le média spécialiste des mondes arabes et musulmans Orient XXI réagit au traitement médiatique des massacres en Palestine depuis les attaques du Hamas du 7 octobre. Intitulé « Gaza. L’escorte médiatique d’un génocide », il fait une analyse critique des médias occidentaux, tout en affirmant la position éditoriale du média par rapport au terme de « génocide ». Entretien avec Sarra Grira, co-autrice de l’éditorial en question avec Alain Gresh, et rédactrice en chef d’Orient XXI.
Pourquoi avoir publié cet éditorial ?
« Dans les semaines qui ont suivi les attaques du Hamas du 7 octobre, une grande partie des médias a repris les éléments de langage de l’État d’Israël sans trop se poser de questions, alors que plusieurs informations se sont révélées fausses après-coup [1]. Et les informations qui nous parvenaient de Gaza n’étaient soit pas relayées, soit mises à distance ou reprises avec des pincettes pour faire douter de leur nature factuelle. On a vu une démission de la réflexion assez forte des médias occidentaux, avec le relai de la propagande israélienne et l’invisibilisation des Palestinien·nes. Et en décembre, quand Reporters sans Frontières (RSF) a sorti son rapport indiquant que seulement 17 journalistes avaient été tués en couvrant ce conflit (dont 13 à Gaza), alors qu’ils étaient 87 selon le Syndicat des journalistes palestiniens [2], on s’est dit que tout cela était trop cynique et indécent pour ne pas réagir. »
Dans votre analyse des médias, vous parlez d’une « escorte médiatique d’un génocide » et de « débats surréalistes » sur les plateaux télé…
« Olivier Rafowicz, colonel réserviste et porte-parole francophone de l’armée israélienne qui déclare que questionner le discours de son armée est antisémite, a eu pignon sur rue dans les médias pendant toute cette période pour dérouler sa propagande sans être mis en difficulté – à l’exception de Mohamed Kaci sur TV5Monde, rappelé à l’ordre par sa direction quelques jours après. Quant à I24, une chaîne de propagande israélienne, elle partage les mêmes locaux, les mêmes images et les mêmes invités aux propos parfois abominables que BFMTV, chaîne du même groupe. Et quand on donne enfin la parole à des Palestinien·nes, le réalisateur Élie Chouraqui en rit sur le plateau, en disant “C’est un bon communicant, hein ? Il communique bien, il parle bien à la caméra” [3]. On a assisté à un déferlement de haine et à une déshumanisation des Palestinien·nes, trop souvent résumé·es à des bilans chiffrés. Arrêt sur images a récemment sorti une enquête sur le service Checknews de Libération [4]. Elle raconte les tensions au sein de la rédaction, notamment parce que le directeur franco-israélien de Libération, Dov Alfon [5], juge excessif l’intérêt de Checknews pour la propagande israélienne. »
Vous critiquez l’usage du terme de « guerre », pourquoi ?
« Une guerre, c’est entre deux armées. Or, là, ce ne sont ni deux pays ni deux États qui s’affrontent, mais une armée occupante qui se déchaîne sur le territoire qu’elle occupe ; la plus puissante armée du Proche-Orient, soutenue par une des plus puissantes armées au monde, les États-Unis, contre une milice armée qui a commis des crimes de guerre dans un contexte colonial. Parler de “guerre Israël-Hamas”, alors qu’une très large majorité des victimes sont des civils, dans un territoire en grande partie devenu inhabitable, c’est minimiser la réalité. »
Qu’en est-il des journalistes sur place ?
« L’accès à la bande de Gaza est interdit pour les journalistes internationaux, sauf lors de “visites guidées” encadrées par l’armée. Quel·le journaliste peut accepter ça sans en informer le public ? Dans les premiers jours du conflit, aux côtés des médias arabes, je lisais surtout les médias israéliens Haaretz et +972, bien plus critiques que la presse française. Et pour les journalistes palestinien·nes, c’est comme s’ils n’existaient pas, ou comme si les médias français s’en méfiaient alors même que certains étaient des journalistes “fixeurs” ou des correspondant·es pour ces mêmes médias… »
Comme si un journaliste palestinien ne pouvait pas couvrir correctement le conflit ?
« Avoir un·e journaliste ukrainien·ne pour parler de la guerre en Ukraine, ou arménien·ne pour parler du Haut-Karabagh, ne pose pas de problème pour les rédactions. Et c’est légitime : connaissant le sujet, le terrain et la langue, ce sont les personnes les plus indiquées pour aller sur le terrain. Mais pourquoi les journalistes arabes ne seraient pas légitimes pour parler de la Palestine ? Et c’est pareil en France ! L’Association des journalistes antiracistes et racisé·es (AJAR) a fait un communiqué pour dénoncer le fait que les journalistes racisé·es, ou arabes, voient leurs paroles discréditées quand il s’agit de la Palestine [6]. En tant que journaliste arabe, j’ai aussi vécu ça par le passé à France24 : on nous embauche parce qu’on est arabophones, qu’on connaît la région et qu’on a plus facilement accès au terrain, mais cela devient un élément qui discrédite notre travail quand le sujet concerne la Palestine. »
En fin d’article, vous dites que « pour la première fois, un génocide a lieu en direct ». Vous assumez donc en tant que média l’usage du terme « génocide » ?
« On a attendu avant d’utiliser ce terme. On ne voulait pas que ce soit un usage émotionnel ou un positionnement politique ou militant, ce qui aurait contribué à banaliser un terme lourd dans un contexte de surenchère aux discours horrifiés. Au fil des semaines, la question du “génocide” s’est imposée, et on a fait appel à des personnes qui maîtrisent cette notion juridique. Puis, mi-décembre, on a publié un article de Ziad Majed qui, textes juridiques à l’appui, explique pourquoi on va désormais parler de génocide à Gaza [7] ; non seulement en raison de l’ampleur du massacre et du déplacement de population, mais également en réaction à la volonté délibérée et l’intention avérée de cibler un groupe – les Palestinien·nes – pour ce qu’ils sont. Il précise aussi que les États peuvent avoir un intérêt à réfuter ce terme pour ne pas avoir à agir conformément à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. »
Vous concluez en appelant à la « responsabilité morale [des journalistes] de se mobiliser pour arrêter ce crime en cours ». Est-ce qu’il s’agit de prendre parti ?
« Il s’agit pour les journalistes de faire leur travail. Il y a tout un mythe du journalisme objectif et neutre, mais personne ne s’est posé la question de la neutralité par rapport à la guerre en Ukraine, non ? On n’a pas eu un Rafowicz russe sur tous les plateaux. Si demain il y a un attentat en France, évidemment qu’on ne va pas traiter ça comme si c’était arrivé ailleurs dans le monde, vu que ça se passe chez nous, et qu’on est plus concerné·es par certains sujets que par d’autres. Or, à Gaza, il y a une complicité directe des gouvernements occidentaux, donc ça nous concerne aussi. Aucun média n’est neutre, le tout c’est de l’assumer en toute transparence, et de faire notre travail en vérifiant les informations, en exigeant d’aller sur place sans être encadré, au lieu de se faire le relais de la parole officielle. »
Propos recueillis par Jonas Schnyder