Compte-rendu de comparutions immédiates au tribunal de Paris, lundi 10 décembre

Compte-rendu des comparutions immédiates de la chambre 23-2 (salle 2.04) du tribunal de Paris le lundi 10 décembre. Suite aux manifs du samedi 8 décembre, flics, procs et juges ont travaillé main dans la main pour faire condamner un maximum de monde devant une justice expéditive.

Ce compte-rendu se concentre sur l’audience de la salle 2.04 entre 13h30 et 23h30. Cette salle n’aura jamais été remplie de toute la journée, contrairement à la salle 2.03 où passaient des fachos. D’autres compte-rendus du même tribunal ont été faits, dans d’autres salles ou pendant d’autres journées, notamment :

Des comptes-rendus sur ce qui s’est passé à Toulouse et à Lyon le 10 décembre ont également été publiés :

Le cadre

l’assesseur

Dans la salle 2.04, la juge était une bourgeoise blanche assez horrible, très à l’aise avec son travail, qui n’hésite pas à plaisanter. Elle était flanquée de deux assesseur·e·s dont la présence devait se limiter à lui chuchoter quelques mots de temps à autres et aller lui chercher du café pendant les suspensions d’audience. Le proc était un bourgeois blanc, fier de rappeler qu’il a exercé en tant que juge à Boulogne-sur-mer. En somme, on était dans un cadre assez classique.

Ce sont au total 17 personnes qui sont passées dans 15 affaires dont :

  • 10 premières audiences de comparutions immédiate. Dans ce cas, les personnes arrivent pour la première fois devant la juge, après 2 jours passés enfermées dans des conditions épouvantables en garde-à-vue et au dépôt. La juge va rappeler ce qu’on leur reproche et demander s’ils acceptent d’être jugés immédiatement ou s’ils souhaitent un délai (de 2 à 6 semaines). 1 seule personne a demandé un délai. La juge a alors étudié les garanties de représentation (travail, études, casier, etc.) pour décider d’enfermer la personne jusqu’à son procès ou la relâcher, avec ou sans contrôle judiciaire.
  • 2 demandes de mise en liberté (DML), c’est à dire des personnes étant passées les semaines précédentes en première audience, ayant demandé un délai pour préparer leur défense et ayant été foutues en taule en attendant la date du procès reporté. Là, elles demandent de sortir de détention en attendant leur procès.
  • 3 audiences suite à des reports de procès, donc des personnes qui sont déjà passées une première fois mais qui ont demandé un délai. Parmi les 5 personnes dans ce cas, seules 3 comparaissaient libres. Les autres étaient donc enfermées en taule depuis des semaines. Elles étaient enfermées dans un box en partie vitré tout comme les personnes passant pour la première fois devant le juge ou en DML.

En comparaison avec le récit d’autres salles, les déclarations concernant le milieu social sont à peu près les mêmes. Ce sont des hommes d’entre 16 et 44 ans, majoritairement ouvriers, employés ou techniciens pour certains. Certains reconnaissent n’avoir aucunes ressources, la plupart ont des revenus à peine au niveau du SMIC, un des prévenus dit gagner plus de 2000€ par mois sans en apporter la preuve. Les déclarations de revenus sont toujours à prendre avec du recul car ce qui est déclaré fait partie de la stratégie face à la justice. En tout cas, la plupart sont au chômage, parfois depuis des années. Les autres sont intérimaires, autoentrepreneurs ou enchaînant les CDD. La très grande majorité était hébergée chez des proches quand ils n’étaient pas simplement à la rue.

À la différence d’autres audiences, celle de la chambre 23-2 ce lundi 10 décembre ne juge pas que des dossiers considérés comme étant en lien avec les gilets jaunes. La juge y a manifestement passé peu de temps sur la distinction vrai-faux gilets jaunes contrairement à d’autres salles d’audience. À la différence de ce qui a été dit sur les autres audiences, la juge a systématiquement condamné tous ceux qu’elle identifie comme gilets jaunes à la même peine : 4 mois de prison ferme avec mandat de dépôt (donc en taule direct).

Si l’on ne tient compte que des prévenus interpellés à cause du dispositif policier contre les gilets jaunes, il leur est systématiquement reproché d’avoir « participé sciemment à groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation de violences volontaires contre les personnes ou des destructions ou des dégradations de bien, en l’espèce dans une manifestation violente dite des gilets jaunes, au milieu d’individus virulents ».

Au total, 12 personnes ont été jugées sur le fond de leur dossier durant cette audience. Sur ces 12 personnes, seulement 2 n’avaient aucun antécédent judiciaire dans leur dossier. Tous les autres avaient au moins une mise en examen en cours ou une condamnation. La plupart avaient même plusieurs condamnations, majoritairement pour des stups.

Les violences subies par les prévenus sont quasiment absentes des déclarations. Dans les rares cas où elles sont évoquées, elles passent rapidement à l’arrière-plan. Les flics avaient manifestement réussi à éviter de trop cogner sur la tête. Le seul prévenu qui avait visiblement été blessé est arrivé dans le box en béquilles et a expliqué avoir eu le pied fracturé par un tir de flashball.

Les forces en présence

La juge

La juge est peut-être pire que la moyenne. Elle se permet de donner son avis sur tout. Une personne explique n’avoir dealé qu’occasionnellement, elle répond : « c’est rare de faire ça qu’une fois hein ». Pas un domaine ne semble échapper à son expertise. À un moment, un avocat tente de lui expliquer qu’il n’y a pas d’adresse sur la carte des nouveaux permis (détail important dans le contexte). Elle lui rétorque que non, elle a bien une adresse sur son permis, en sortant un ancien permis pour le montrer aux assesseur·e·s ... L’étendue de sa connaissance se limite donc à sa vie perso et éventuellement à ce qu’elle a l’habitude de voir en procès ...

Lorsqu’elle interroge les prévenus en lien avec les gilets jaunes, elle déroule ses questions ne laissant pas vraiment le temps de répondre. Les personnes qui passent à la barre sont plus ou moins désespérées, tentent de faire valoir des arguments qui ne sont pas acceptés par la juge. Quelqu’un fini par lâcher en soupirant « j’aurais dû effacer les photos ».

Alors qu’elle annonce qu’un prévenu ira directement en taule pour 4 mois, ses proches qui étaient venus le soutenir fondent en larmes et quittent la salle. Cela leur vaudra un regard méprisant, la juge semblant tout juste les considérer comme un désagrément quelconque.

Le procureur

Le proc prétend incarner le premier défenseur de la liberté d’expression. Pour lui, la liberté d’expression c’est d’être dans la misère et de n’avoir jamais recours aux armes. À un prévenu qui reconnaît avoir tiré des projectiles il explique « qu’un policier a perdu son œil », il compte des centaines de blessés, sans préciser que c’est par les armes de la police, et il conclue : « c’est Monsieur [...] qui en est responsable ».

Le procureur joue à fond dans les mensonges policiers classiques : « quand on fait une exploitation en garde-à-vue et qu’on a affaire à un manifestant pacifique, on lève la garde-à-vue. ». Il cherche à obtenir des détails sur des affaires en cours (pas encore jugées), comme pour prouver la culpabilité du prévenu dans l’affaire présente.

Systématiquement il crache sur la défense, avec plus de force que pour ceux qui ne sont pas identifiés comme gilets jaunes : « c’est un discours qui n’est pas crédible, qui veut provoquer la pitié ». Suite à une défense complètement désordonnée d’un prévenu, il lâche oklm « on a affaire à un discours rôdé, depuis la semaine dernière ». « On banalise tout, on minimise tout ». Il parle d’un « discours diffusé largement pour provoquer le pathos et les larmes ».

Il nous en fait tout un plat sur le « tout Paris à feu », les « manifestants qui reçoivent des pavés ». Quand une avocate évoque que les réquisitions pour les contrôles d’identité du samedi 8 décembre sont injustifiés car elles concernent tout Paris, il estime que « si demain il y a des morts, ça sera justifié ».

Face à un SDF qui est rentré récupérer des lunettes pendant la nuit dans un magasin pillé dans la journée, le procureur semble enfin éprouver quelques sentiments. Il est visiblement attristé par la situation et parle « d’un magasin pillé et [le prévenu] le repille une seconde fois ». Il est excédé que l’on puisse « tirer profit d’une première vague de délinquance ». Il a une pensée pour « ce commerce en difficulté ». Un Optic 2000.

Les avocat·e·s

À part l’avocate de la legal team, personne ne soulève de nullités et les défenses laissent à désirer. Certain·e·s avocat·e·s des procès reportés s’en sortent plutôt pas mal. Le commis d’office d’une personne étrangère est lamentable, tout autant que l’interprète. On les entend discuter à la fin de l’audience : il et elle pensent que le détenu est fou, que ce qu’il dit n’a pas de sens. L’interprète se félicite de ne pas tout avoir répété et d’avoir réussi à convaincre le prévenu de ne pas demander un interprète qui parle le bon dialecte (contrairement à elle) car sinon le procès aurait été reporté.

Parmi les deux commis d’office qui vont défendre le reste des prévenus, la première avocate va faire un petit effort pour constituer quelque chose qui ressemble à une défense. Elle tentera de réutiliser des arguments avancés par l’avocate de la legal team. Elle fera en sorte de dissocier ses clients des autres : « on sait qu’il y a plein d’excuses mais dans le lot il y en a qui disent la vérité. Les plus gros casseurs ne sont pas arrêtés ». À propos d’un client elle tente d’expliquer que « c’est un vrai gilet jaune, pas un casseur ». Elle dit aussi que « les vrais casseurs ne sont pas interpellés, ici ce sont les moins rodés, les plus naïfs, qui ne sont pas là pour casser ».

Elle fait remarquer qu’une personne est poursuivie pour une bouteille d’essence mais que d’une part la bouteille est est plastique (pas pratique pour en faire un molotov) et qu’en plus il n’avait même pas de briquet dans sa fouille. Elle souligne que les flics sont super forts pour reconnaître quelqu’un qui a lancé un projectile parmi une foule en pleine nuit. Surtout que cette reconnaissance n’est faite que le lendemain et par téléphone. Mais qu’importe aux yeux du proc et de la juge.

La seconde commis d’office se noie dans des défenses catastrophiques à tel point qu’on se demande si elle n’aurait pas un rôle de second procureur. Face à celui-ci qui demande 8 mois de prison avec mandat de dépôt, elle répond : « est-ce que ça mérite de la prison avec mandat de dépôt ? je ne sais pas trop » (ça coûtait pas grand chose de dire « non »). Elle demande à la juge : « Soyez indulgente dans votre *condamnation* » (c’est peut-être pas la peine d’anticiper à ce point sur la condamnation). Un autre pour lequel le proc demande de la prison, elle tente un « et après ? Il peut retenir la leçon ou pas. » (Mais merde, si t’es avocate tu dis pas que la prison sert à retenir quoi que ce soit !). On a aussi droit à des « malheureusement je ne vois pas le choses de la même manière », « je minimise un peut peut-être mais c’est pas comme si [le prévenu] était reparti avec la caisse » ...

Le plus effrayant c’est qu’elle ne soulève absolument aucun point de droit. Lors d’une audience pour vol par effraction, le proc se rend compte qu’il est dans la merde car il n’y a pas d’effraction. Il tente une requalification en vol par escalade. L’avocate commis d’office ne trouve rien à dire de mieux que « s’il y a escalade ou pas, je n’en sais rien ». C’est la juge elle-même qui fera l’effort de vérifier la jurisprudence sur le vol par escalade et qui expliquera que ça n’est pas applicable à ce cas.

Dans tous les cas, peu de personnes ont l’air d’être au courant qu’il est possible de demander un délai pour préparer leur défense. Plusieurs prévenus hésitent après que la juge leur ait demandé s’ils souhaitaient être jugés immédiatement ou demander un délai pour préparer leur défense. Ils regardent en direction de leurs avocates, hésitent mais acceptent sans plus d’explications.

Les prévenus sont très mal préparés à leur défense. Beaucoup perdent du temps à contester des faits qui ne leur sont pas reprochés (jet de projectiles, outrage, rébellion). Lors d’un interrogatoire de la juge, elle explique que des garanties n’ont pas été envoyées à temps. Le prévenu explique qu’il peut l’envoyer plus tard. La juge le coupe : « on prend les dossiers en l’état ».

Que ce soit la juge, le proc ou les avocats et avocates, toutes partagent le même avis sur ce qui fait la routine de leur justice. Un avocat pour défendre son client que sa mère a enfoncé explique que d’habitude la famille parle bien sur les prévenus. Cette routine semble faire en sorte que contrairement à ce qui se passe dans d’autres salles, la juge ne perd pas de temps avec la distinction bon manifestant / mauvais casseur. Elle enchaîne les dossiers et, visiblement, avouer avoir manifesté c’était comme avouer avoir « participé à un groupement [...] ».

Les dossiers en lien avec les gilets jaunes

Les interpellations

Sur les interpellations qui sont en lien direct avec le dispositif contre les manifs, la moitié se déroule alors que les gens repartent en voiture ou en train, entre 18h et 20h à proximité d’un commissariat dans le 16e et à Gare du Nord. L’autre moitié entre 15h et 22h sur les lieux de manif dans le 8e et à République.

Sur le délit de « participation à un groupement [...] » évoqué plus tôt, la plupart avait en plus droit à un rajout : « [...] en étant porteur d’équipements spécifiques : [...] » avec les objets trouvés dans la fouille et considérés comme incriminants. On remarquera une nouveauté par rapport à l’utilisation de ce délit dans le contexte habituel des manifestations : d’une part il est précisé que la manifestation est violente, d’autre part qu’il y a des individus virulents. Jusqu’ici il semblerait que seul « l’équipement spécifique » était précisé. Là, on a l’impression que le fait d’être dans la manif avec des gens autour suffit. D’ailleurs parmi les 6 personnes ayant le groupement, un prévenu n’avait pas de précision quand à « l’équipement spécifique ».

Éléments incriminants

Dans les « équipements spécifiques », on retrouvait : des gants, des masques de chantier ou des masques à gaz, des masques de ski, des pierres, un tournevis, un brise vitre, des fumigènes, des protège-tibias, des lance-pierre ou lance-bouillette, des billes, des boulons, des poings américains, une bouteille de badoit contenant de l’essence. Les objets considérés comme volés étaient des tablettes, du champagne et une cartouche de clopes.

Les exploitations téléphoniques étaient considérées comme des preuves vu l’emballement de la juge et du proc autour des messages et des vidéos. D’après la lecture qui a été faite des PV, il semble que certains SMS étaient très très explicites. Les vidéos étaient incriminantes y compris quand elles ne donnaient qu’un aperçu de l’ambiance générale. Avis à toutes celles et ceux qui prennent des photos et qui filment en manif : avoir une photo d’affrontements ou de destructions, même quand rien ne prouve qu’on y participe c’est une preuve qu’on a « participé sciemment à un groupement [...] ».

Les auditions en garde-à-vue et les déclarations au tribunal sont elles aussi incriminantes. Les faits sont quasiment intégralement reconnus. Les prévenus n’hésitent pas à raconter leurs précédentes participations à des manifestations, leur emploi du temps avant l’interpellation. Dans cet emploi du temps parfois chargé ils expliquent avoir jeté des projectiles alors que les flics n’en avait pas un début de preuve. On a l’impression que la stratégie consiste à reconnaître d’avoir jeté des projectiles mais soit en très petite quantité, soit en ayant raté les keufs pour relativiser la chose. Le proc et la juge n’y sont pas du tout sensible.

Le discours sur les gilets jaunes

La juge se plaît à commenter les fouilles : « c’est pas le parfait citoyen démocrate ». À de très nombreuses reprises elle résume ce qu’elle a bien voulu comprendre de l’affaire. D’après son ton on comprend qu’elle ne croit pas à la version des prévenus. Lorsqu’elle le peut, elle humilie les prévenus qui ont des SMS revendicatifs et qui sont contraints de taire leurs revendications devant elle : « vous vous la racontez [quelques jours avant] mais le 8 décembre vous avez des pierres ? ».

À quelqu’un qui avait une bouteille avec de l’essence : « Vous croyez que la majorité des gilets jaunes voulait ça ? ». Le fait que plusieurs personnes ait été interpellées avec lui mais pas gardées-à-vue vaut pour une preuve de culpabilité aux yeux de la juge.

Le proc en fait toute une caisse sur la responsabilité individuelle des personnes poursuivies pour participation à un groupement dans les affrontements. Il leur impute les nombreux blessés (sans préciser que c’est ses amis les keufs qui en sont responsables). La juge fait aussi tout un laïus sur le fait qu’une bille pourrait crever un œil … l’avocate ne répond même pas à cette fable en évoquant les cas concrets de tirs de LBD et yeux crevés des manifestant·e·s.

Autres remarques sur l’audience

S’auto-incriminer mais ne pas balancer

Tout est fait pour faire sentir aux prévenus que ce sont eux, individuellement, les coupables d’à peu près tout. C’était particulièrement désespérant d’assister à l’auto-incrimination via les lectures des PV d’auditions lors de la garde-à-vue, d’exploitation téléphoniques et aux déclarations des prévenus au tribunal. On sait que la garde-à-vue et le dépôt sont des épreuves conçues pour nous faire craquer. Comment les gens en sont venus à choisir cette stratégie de défense ? La plupart des gens n’en étaient pas à leur première condamnation, on ne partage donc pas tout à fait les conclusions de l’article publié sur l’Envolée. Et certains prévenus étaient visiblement dans un état de détresse.

Aucun des prévenus n’était cependant passé pour des motifs de « groupements en vue ... ». On peut éventuellement imaginer qu’aucun ne s’était retrouvé inculpé dans le cadre d’une manif. Encore que le compte-rendu des comparutions immédiates à Toulouse le lundi 10 décembre montre que des personnes pourtant condamnées des faits similaires passaient en compa avec la même stratégie.

Il ne faut pas non plus oublier ce que signifie un passage en comparution immédiate : les prévenus ont dû subir toute une séries de violences physiques et psychologiques pendant 24h de garde-à-vue minimum, puis se retrouver déférés. En ayant en tête l’ampleur des manifestations dans Paris, on peut se sentir dépassé. Certains ont peut-être estimé que si leurs actes étaient dérisoires comparé au reste des dégradations ? Quant à la distinction absurde entre vrais manifestants et casseurs infiltrés venus pour tuer et piller, elle est reprise abondamment de partout. Il est possible que certains aient cru que se ranger dans la première catégorie les protégera. Sauf qu’il est impossible de manifester sans recourir à des pratiques qui nous rangent dans la catégorie des casseurs aux yeux de la justice.

Savoir pourquoi les gens ont suivi de telles stratégies serait intéressant pour éviter que cela se reproduise. En l’occurrence, sans témoignages de ceux qui sont passés à la barre, on n’en sait pas plus pour l’instant. La justice s’est arrangée pour les enfermer, ils ont donc probablement d’autres priorités que de détailler leur expérience dans l’immédiat.

À l’inverse de l’auto-incrimination systématique, il paraît surprenant de voir les prévenus refuser de donner l’identité de celleux qu’ils pourraient balancer pour tenter de s’en sortir. Du dealer qui refuse de donner son fournisseur, à ceux qui portaient le matos de leurs potes, jusqu’au gars ayant pris des photos d’une connaissance devant une banque en feu, personne ne balance.

Même un prévenu s’étant fait dégommer par sa mère pendant les questions de l’enquêtrice sociale a pris la peine de l’excuser.

Les balances

Et pourtant nombreuses sont les balances. Rendons hommage à un fonctionnaire de police : Jean-Luc Rebelo, triste sire qui comptait bien repartir avec des thunes en se constituant partie civile. Il s’est "gravement blessé" pendant qu’il étranglait le prévenu, au point qu’il ne s’est même pas rendu chez le médecin par la suite... Dans leur PV, les flics parlent d’étranglement puis se sentent obligés de préciser « avec des techniques professionnelles ». À l’oral, Rebelo ne prend pas la peine de préciser qu’il était professionnel. Finalement son avocat reconnaît qu’il n’y a pas de blessure mais demande 500€ pour la rébellion et en obtiendra 300€.

Mais les flics sont pas les seuls à balancer, il y a ce consommateur de cocaïne qui identifie son livreur sur des planches photographiques. La consommatrice d’ecstasy avec un nom et un prénom de bourge qui balance son dealer aux flics. Les deux bourgeois s’en sortiront sûrement tranquillement, tandis que le livreur et le dealer comparaissent.

On pourrait aussi saluer Optic 2000 qui mythonne sur les mesures mises en place pour protéger leur boutique pour justifier un vol par effraction alors que tout était ouvert.

La justice est raciste

Concernant un mineur étranger noir, c’est le florilège des déclarations racistes. La juge réfute rapidement sa minorité, elle trouve qu’il est plus âgé car elle estime qu’il a un début de calvitie. Elle a demandé un test osseux, examen médical qu’on fait subir à tous les mineurs isolés pour prouver leur majorité et ne pas les prendre en charge. La personne ayant refusé de donner ses empreintes, la juge conclut « donc c’est Dublin ». La juge s’adresse parfois au prévenu sur un ton très infantilisant.

Le proc ne s’en tire pas mieux parlant de son impulsivité et son absence de remise en question. L’avocat croit le défendre en parlant de « mentalité de bête traquée » ...

À plusieurs reprises, l’interprète ne traduit pas du tout ce qu’il dit. On comprend que la traduction est imparfaite car plusieurs fois le prévenu répond à une autre question que celle posée par la juge.

l’assesseure

La justice est bourgeoise

Le travail policier et judiciaire consiste à tout individualiser. Dès l’interpellation, les flics brisent tout ce qui peut faire collectif, ils vont faire varier les motifs de l’interpellation, etc. Dans le cas des prévenus accusés de « participation à un groupement [...] », c’est d’autant plus paradoxal que la justice reproche un acte individuel parce qu’il s’inscrit dans un collectif. Les gens étaient poursuivis pour groupement mais passaient tous dans des dossiers individuels. Probablement une stratégie du proc pour obtenir des condamnations, puisque le caractère aléatoire des interpellations devient plus visible dans les procédures groupées.

Lors de l’étude du milieu et de la trajectoire sociale, la juge parle de « l’étude de la personnalité ». C’est bien pratique, ça permet de dire qu’on juge les gens de manière individuelle et pas du tout de façon raciste ou bourgeoise.

Concernant l’étude de la « personnalité », la juge et le proc ont un raisonnement très simple. Toute la misère qui se déroule, ben c’est la faute des prévenus ! Un prévenu explique avoir perdu en 2017 sa place en BTS à cause d’une détention, le proc lui reproche de ne pas s’être réinscrit en 2018. Bourgeois de merde. À un moment la juge relève la précarité des contrats d’un intérimaire et les périodes de chômage en précisant : « je dis pas que c’est de votre faute mais c’est irrégulier » ... on y croit.

En résumé, on étale la vie des uns et des autres soit-disant pour que la peine prononcée soit adaptée mais en réalité, c’est pour fabriquer des coupables. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas : on consomme trop d’alcool, de cannabis ou autre, on vit encore chez ses parents ou alors on vit à la rue, on a pas le bac, pas de formation, pas de travail ou un travail irrégulier. Pourquoi on a quitté un CDI ? On a des problèmes de couples, des soucis de santé, etc. Et bien entendu on a déjà été condamné, voire pas encore condamné mais dans le ton de la voix on sent qu’avoir un autre procès au cul signifie être condamné. C’est bien pratique, car si jamais un bourgeois, un flic, ou autre arrive devant la justice, on s’étonnera de ce prévenu au profil inattendu.

Flics, procs, assesseur·e·s

Dans une affaire de vol, la juge a passé beaucoup de temps à lire un PV d’interpellation très détaillé qui implique une succession d’actions assez longues. Les keufs prennent le temps de décrire plusieurs tentatives de vols, les manœuvres dangereuses d’une voiture, une agression et une fuite. Leurs descriptions regorgent de petits détails visuels, de sons, etc. Bref, c’est l’avocat de la victime qui déclenche les hostilités à l’encontre des flics. Il se demande comment c’est possible de décrire deux tentatives de vols entrecoupées de tant de manœuvres en voiture puis une agression et ne pas intervenir. Bref, tout le monde (sauf le proc) convient qu’il y a des incohérences dans la version policière ce qui justifiera la relaxe pour le vol.

Par contre, pour les autres affaires, alors que ça devrait jouer, le doute s’envole soudainement et les certitudes de la juge prennent ont vite fait de l’effacer. On voit assez vite que tout le travail qui est fait au tribunal consiste à valider le travail policier. Tout l’enjeu pour le proc et pour la juge est de maintenir un semblant d’indépendance. Le proc requalifie par exemple un vol par effraction en vol par escalade pour tenter de rattraper le travail des flics. La juge s’efforce de ne pas suivre exactement les réquisitions du procureur en enlevant quelques mois de prison ferme, en transformant du ferme en sursis. Quand le dossier fourni par les keufs est trop contradictoire, elle accorde la relaxe.

On pourrait croire que le fait de fournir des dossiers quasiment vides ferait partie de la stratégie policière. Déjà, lors de la garde-à-vue on laisse les prévenus fantasmer sur les éléments accumulés par la police. C’est possible qu’en cellule, les interpellés aient commencé à se rappeler l’omniprésence des caméras de surveillance et la quantité d’objectifs filmant les scènes d’affrontements ou de casse. De là, on a vite fait de s’imaginer que les flics ont mis la main sur tous les enregistrements et ont été témoins de toutes les actions. Vouloir faire des déclarations pour minimiser peut sembler logique, sauf qu’en réalité le dossier est initialement vide.

En plus de ça, en arrivant au tribunal, c’est tout bénéf’. Pour les avocat·e·s, à part la fouille et les éventuelles déclarations, le dossier ne contient rien. Cela peut les inciter à prendre le dossier à la légère. S’ielles le font savoir à leur client, les risques de passer immédiatement pourraient être relativisés. Sauf qu’un dossier vide, c’est parfait pour assurer une bonne coopération entre les flics, les procs et les juges. Déjà on a les antécédents des précédentes interpellations, affaires en cours ou condamnation qui vont commencer à transformer le suspect en coupable. L’enquête sociale enfin fournira une « personnalité » de coupable.

À partir de là, le travail est très simple : la juge lit le peu de choses qu’il y a dans le dossier, même si ça paraît anodin, ça commence à brosser le portrait. Le proc surenchérit en évoquant si possible un maximum de faits généraux, en lien avec une journée de manifestation, un mouvement social ou des faits sociaux. Mais comme il faut individualiser tout ça, on rend la personne responsable personnellement à cause de quelques détails. On en profite pour rappeler que la police fait bien son travail. Les avocat·e·s n’ayant travaillé que sur le dossier individuel, rien n’est dit sur ce qui englobe. Le piège est prêt à se refermer et malgré une tentative de défendre des points du dossier, la juge n’a plus qu’à condamner. Certes les policiers ont fourni assez peu de détails mais leur sérieux et leur professionnalisme est établi. L’avantage du dossier vide c’est que si les flics ne donnent que peu d’éléments pour déclarer coupable le prévenu, ils ne donnent aussi que peu d’éléments capables de contredire leur travail.

Bilan répressif

Les deux DML sont refusées : « pas d’éléments nouveaux ». La détention provisoire est prononcée pour le prévenu ayant demandé un report. La relaxe est prononcée pour le vol dans le dossier concernant 3 personnes car la juge est incapable d’établir précisément les actions des uns et des autres. Pour le reste, tout le monde mange de la taule.

Visiblement s’il y a groupement dans les accusations et que le prévenu revendique la participation aux gilets jaunes, c’est systématiquement 4 mois de prison avec mandat de dépôt, qu’il y ait ou pas d’autres motifs de comparution. Ceux qui avaient groupement mais qui réfutent la participation aux gilets jaunes c’est 3 à 6 mois de sursis et 140h de travaux d’intérêt généraux (TIG).

Sur les affaires de stups, celui qui a reconnu la vente se prend une grosse peine + des révocations de sursis qui lui font au total plusieurs années de taule. Pour les autres (stups, conduite bourré ou sans permis et agression sexuelle) c’est 2 à 4 mois sans mandat de dépôt.

Tout le monde a droit à une inscription au casier B2, même si ça va compliquer l’accès à un taf pour certains. C’est pratique pour la justice, s’ils repassent à nouveau devant un·e juge, on leur reprochera leur parcours chaotique.

L’audience se termine sur ce bilan désastreux, on pense à ceux qui partent ou repartent en taule, à leurs proches. On voit la juge, le proc, les avocat·e·s qui reprennent tranquillement leur vie. La salle est quasiment vide, les rares proches sont partis à l’énoncé du verdict. Les étudiant·e·s venu·e·s assister à l’audience sont reparti·e·s. Ne reste que des vies brisées.

face.a.la.justice@disroot.org

Localisation : Paris

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