Synthèse critique des parties prenantes

En plus d’être une sorte d’expérimentation financière à échelle planétaire, COVAX permet de refouler la question cruciale de la propriété intellectuelle en pleine période de pandémie. Ce Club d’acheteur, propulsé au rôle de décisionnaire, de leader pour l’équité vaccinale et finalement au rang d’instance mondiale, cadenasse toutes « propositions alternatives » possibles de façon très officielle ; on peut justement se demander si ce n’est pas l’une de ses premières intentions.

(Rédigé fin 2021, ce texte fut ajusté jusqu’au mois d’Avril 2022)

Nous cherchions le bon moment pour poster cette série de textes, tentant au mieux d’éviter de participer au grand brouhaha politico-émotionnel qui nous submerge depuis deux ans. Le chapitre pandémique a soudainement quitté les écrans mais nous voilà aussitôt engouffrés dans celui de la guerre. Il n’y aura donc pas de bon moment, nous publierons entre deux feux, c’est peut-être ce qui caractérise le mieux l’époque.

Alors voilà, deux ans de pandémie plus tard, un récapitulatif s’impose.

...

Cette série de texte poursuit les réflexions avancées dans l’article « Synthèse critique d’un fiasco. » :

Synthèse critique des parties prenantes.

Mars 2020, les dirigeants du G20 déroulent leurs résolutions dans un communiqué concernant la pandémie :

« Nous reconnaissons la nécessité d’actions urgentes à court terme pour intensifier les efforts mondiaux visant à lutter contre la crise provoquée par le COVID-19. Nous travaillerons rapidement, ensemble et avec l’ensemble des parties prenantes pour remédier au déficit de financement du Plan stratégique de préparation et de riposte de l’OMS. Nous nous engageons également à fournir des ressources immédiates au Fonds de riposte au COVID-19 de l’OMS, à la Coalition pour la prévention et l’innovation contre les épidémies (CEPI) et à l’Alliance mondiale pour les vaccins et la vaccination (Gavi), sur une base volontaire. Nous appelons l’ensemble des pays, des organisations internationales, du secteur privé, des œuvres philanthropiques et des citoyens à contribuer à ces efforts. (...) Nous renforcerons notre coordination, y compris avec le secteur privé, en vue de l’élaboration, de la production et de la distribution rapides d’outils de diagnostic, de médicaments antiviraux et de vaccins, en recherchant l’efficacité, la sécurité, l’équité ainsi que l’accessibilité pratique et économique. (...) Nous agirons rapidement et de manière déterminée avec les grandes organisations internationales, notamment l’OMS, le FMI et le Groupe de la Banque mondiale, ainsi qu’avec les banques régionales et multilatérales de développement, pour mettre en place rapidement un paquet financier robuste, cohérent et coordonné et pour remédier à d’éventuelles lacunes dans leur dispositif. (...) Nous appelons toutes les organisations concernées à intensifier la coordination de leur activité, y compris avec le secteur privé, pour aider les pays émergents et en développement face au choc sanitaire, économique et social lié au COVID-19. » [1]

Cette annonce aboutit fin avril 2020 au partenariat public-privé nommé « L’accélérateur d’outils d’accès aux COVID-19 » (ACT-A), qui repose sur quatre piliers d’action :

« 1. Diagnostic : former les professionnels de la santé, développer et fournir des tests rapides de haute qualité et effectuer des tests en particulier dans les pays à revenu faible et intermédiaire.

2. Thérapeutique : développer et diffuser des outils de traitement et de prévention.

3. Vaccins (COVAX) : accélérer la recherche d’un vaccin efficace et renforcer les capacités de fabrication, d’approvisionnement et de distribution.

4. Systèmes de santé : renforcer les systèmes pour garantir que les outils essentiels parviennent aux personnes qui en ont besoin. » [2]

COVAX, en tant que pilier vaccinal du dispositif représente 42% (16 milliards de dollars) du financement initial de l’ACT-A. À la mi-août 2021, COVAX avait reçu environ 70% (soit 12,5 milliards de dollars) de tous les engagements de financement attribués à l’ACT-A (18 milliards de dollars). Il est le seul pilier qui a vu déborder son financement cible (11,7 milliards de dollars pour 2021), dépassant de loin les autres sphères d’activité de l’ACT-A [3].

COVAX est la collaboration de deux groupes multipartites [4] - c’est dire la combinaison de deux partenariats public-privé à échelle internationale -, la GAVI (l’Alliance du vaccin) et la CEPI (Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies), que l’OMS - seul organisme public impliqué dans sa création - coordonne. La Gavi est lancée en 2000 au Forum économique mondial de Davos [5], la CEPI, lors du Forum de l’année 2017 [6].

Le Forum est « l’Organisation internationale pour la coopération public-privé » [7]. Sa mission est d’engager « les principaux dirigeants politiques, commerciaux et autres leaders de la société, à façonner les programmes mondiaux, régionaux et industriels » [8].

Parenthèse ouverte

Ce texte examinera plus ou moins sommairement la question du Forum économique mondial de Davos, autrefois nommé « Symposium européen de management » [9].

D’une part, il nous semble essentiel de ne plus abandonner aucun sujet à d’illustres charlatans, à quelques demeurés-charismatiques que cette époque adule, important, de mettre à bas les narrations fantasques qui bornent la compréhension du capitalisme international à des suppositions lacunaires de bien piètre qualité. D’autre part, il serait irréalisable de tenter cet exposé sans en rendre compte. La prépondérance du Forum, l’enchevêtrement des sphères d’influences, rendent de fait cet évitement impossible.

Il nous semble toutefois catastrophique d’avoir à justifier de telles observations. Plus de vingt ans après le premier Forum social mondial - réaction altermondialiste au Forum économique mondial de Davos - nous voilà contraints de nous défendre en préambule de penchants « néofascistes » ou « conspirationnistes », c’est dire le recul historique qu’a vécu le gauchisme, contre l’avancement des forces conservatrices et réactionnaires qui ont imprégné les imaginaires et sont venues coloniser nos débats.

Il est vrai que le sensationnalisme complotiste a pris sur nous une terrible avance. La fin de l’historicité révolutionnaire y est sûrement pour quelque chose, l’expansion du récit de la grande conspiration « apatride et nomade », par le biais d’une virtualité que nous avons longtemps tenu en mépris n’est pas non plus inexplicable.

Il s’agit de ne plus leur céder aucun territoire, de ne plus leur permettre de confisquer aucun thème, qu’ils convertissent en tabou et auxquels nous devrions ensuite tous nous conformer. Au contraire, il s’agit de réorganiser la critique, la défiance, de la dissocier du poison, de toute cette saloperie devenue virale qui a contaminé toutes les têtes.

Le Forum économique mondial de Davos n’est à nos yeux qu’un profond réservoir d’idées, de pratiques, de stratégies et d’innovations nécessaires à la revitalisation du système marchand, pas la caverne où se rejoignent des nez crochus buveurs d’adrénochrome.

Il s’agit moins de personnaliser l’hydre capitaliste que de parvenir à affiner nos analyses concernant ses tendances et ses modes de recomposition.

Le Forum économique mondial de Davos est à nos yeux une internationale capitaliste.

Il nous semble donc indispensable de comprendre en partie son fonctionnement, sa doctrine, ses objectifs et les planifications capables de les mettre en œuvre.

Parenthèse fermée

Connu à la faveur d’un nouveau « scandale d’État », mais aussi et surtout connu pour avoir aidé des groupes pharmaceutiques à contourner les réglementations américaines, pour les avoir conseillé sur la façon de « faire exploser » les ventes d’opioïdes, et pour avoir enfin proposé des stratégies de communication capables d’enrayer les « indices émotionnels négatifs » des mères d’adolescents morts d’overdose [10] - le cabinet de conseil américain McKinsey, partenaire stratégique du Forum économique mondial de Davos [11], décrit la doctrine économicopolitique du Forum en ces mots :

« Reconnaître comment les biens et les produits affectent les consommateurs, afin de prendre des mesures capables d’en réduire les conséquences négatives, cela fait partie du capitalisme des parties prenantes. » [12]

Le cynisme,
incontestablement.

Le fondateur de BlackRock - le plus important gestionnaire d’actifs au monde - en présente une version moins traître :

« Le capitalisme des parties prenantes n’est pas une question de politique. Ce n’est pas un programme social ou idéologique. Ce n’est pas "Woke". C’est le capitalisme, motivé par des relations mutuellement bénéfiques entre vous et les employés, les clients, les fournisseurs et les communautés sur lesquels votre entreprise s’appuie pour prospérer. » [13]

La Gavi et la CEPI, toutes deux inaugurées au Forum économique mondial de Davos, ont été forgées par cette doctrine économicopolitique, c’est dire, forgées en faveur du capitalisme des parties prenantes. Cette filiation n’est pas tenue secrète, tout autrement, ces deux structures la revendiquent. Le site de la Gavi reposte aussi bien des textes de Klaus Schwab [14] que du Forum [15], et affiche son positionnement politique de façon somme toute assez claire. Le texte « 5 façons dont le coronavirus pourrait avoir un impact sur l’avenir de la santé mondiale », publié sur son site officiel en Mai 2020 nous l’indique assez formellement :

« Le secteur privé peut voir une évolution permanente vers le capitalisme des parties prenantes.

Depuis son apparition, ce coronavirus a provoqué un effondrement mondial des marchés, une montée en flèche du chômage, des changements radicaux dans les modèles commerciaux et les méthodes de travail, et un niveau d’intervention gouvernementale dans les économies qui n’a pas été vu depuis des décennies.

La pandémie a accéléré le besoin d’un nouveau modèle de capitalisme, allant au-delà de la valeur actionnariale à tout prix pour se concentrer davantage sur un ensemble plus large de parties prenantes, notamment les employés, les clients, les communautés et la société au sens large.

Nous le voyons à mesure que le secteur privé s’engage pour aider à surmonter la crise, dans de nouveaux partenariats pour les vaccins et les traitements, et même dans de nouvelles manières de surveiller la façon dont les entreprises réagissent à la crise.

La tendance au capitalisme des parties prenantes s’accélérait avant la crise, avec des groupes de haut niveau tels que la Business Roundtable, le Forum économique mondial et de puissants PDG de grandes sociétés d’investissement faisant la promotion de l’idée.

À mesure que la pandémie progresse, la façon dont les entreprises se comportent envers leur ensemble plus large de parties prenantes peut contribuer de manière significative à leurs perspectives de reprise. » [16]

Klaus Schwab, leader du Forum économique mondial de Davos, esquisse un premier intérêt pour cette théorie dans son ouvrage de 1971, « Gestion d’entreprise moderne en génie mécanique » :

« La viabilité et le développement d’une entreprise de construction mécanique sont largement déterminés par l’efficacité avec laquelle elle répond aux exigences et aux souhaits souvent très divergents de ses parties prenantes. La condition préalable est de savoir quels facteurs influencent le processus de développement de l’entreprise, quelles limites la direction doit respecter, par exemple en raison des lois et des réglementations, quelles opportunités la direction peut exploiter et quels groupes de parties prenantes à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise sont affectés par des actions particulières. (…) Avantage : Toutes les parties prenantes constatent que leurs attentes sont satisfaites dans la mesure du possible - mais il leur est clairement indiqué qu’elles font partie d’une "communauté de performance" qui contribue au succès de l’entreprise, et que leurs souhaits ne peuvent qu’être satisfaits selon les attentes justifiées de toutes les parties concernées. (…) La déclaration de mission de l’entreprise doit répondre à ces attentes, besoins et intérêts. L’entreprise est comme un organisme, qui dépend de plusieurs artères. Celles-ci doivent toutes être entretenues afin qu’elles soient toujours "saines". C’est la seule façon pour une entreprise de survivre et de se développer. » [17]

Le grand baratin managérial : Harmonie des classes, Bien-être au travail et Satisfaction client.

Grandement influencé par l’industriel italien Aurelio Peccei - fondateur de l’avant-garde verte et transpartisane plus connue sous le nom du Club de Rome - le « capitalisme des parties prenantes » devient le principe directeur du Forum dès 1973 avec « Le manifeste de Davos » [18]. Schwab, estime que le capitalisme actionnarial de Milton Friedman - « la responsabilité sociale de l’entreprise est d’augmenter ses profits » - est un échec. Impossible de ne pas lui accorder cette conclusion, pas moins, lorsqu’il déclare que « l’État souverain est devenu obsolète » [19]. Pour autant, au-delà du constat rudimentaire, rien ne peut nous rapprocher davantage, à l’inverse, tout nous oppose. Pour Schwab, le cœur du dispositif d’exploitation capitaliste reste inchangé, pire, renforcé. Pas de mise en commun, d’abolition du salariat, ni entraide ni antigestion venues rompre le cycle de l’aliénation et de la concurrence, pas de démocratie des conseils, de fédéralisme libertaire, de commune internationaliste ou d’organisation directe de la société là pour se substituer à ces archaïsmes, mais la domination de l’entreprise, plutôt, soucieuse de « satisfaire » sur le long terme tous les partenaires qui entretiennent avec elle des liens commerciaux. L’entreprise, soucieuse de gérer les affaires, d’administrer la vie, de s’implanter à jamais en prestataire planétaire.

La théorie des parties prenantes de Schwab intègre les « besoins » (Services) au « bien-être » (Capital humain) et aux préoccupations « environnementales et sociales » (Transition verte et Croissance inclusive), pour ce faire, la théorie des parties prenantes de Schwab cherche avant tout à intégrer le secteur privé à « l’architecture de la gouvernance mondiale ». Aux entreprises, donc, de revendiquer une « Responsabilité sociétale » (RSE), en répondant par des solutions si souvent commerciales à des problématiques qu’elles ont si souvent engendrées.

L’approche, est « HOLISTIQUE ».

En proportion de la crise économique mondiale de 2008, le Forum rédige un rapport de 600 pages sur la transformation de la gouvernance mondiale. Ce « Global Redesign Initiative » présente un système de gouvernance multipartite capable de repositionner le rôle des structures institutionnelles dans la prise de décision mondiale et intergouvernementale :

« Le temps est venu d’adopter un nouveau paradigme de gouvernance internationale des parties prenantes, analogue à celui incarné dans la théorie des parties prenantes de la gouvernance d’entreprise sur laquelle le Forum économique mondial lui-même a été fondé. La Charte des Nations Unies de 1945 identifie explicitement les personnes, ou la société dans son ensemble, comme la partie prenante ultime de la gouvernance internationale, en dépit du rôle que jouent les États souverains en tant qu’acteurs centraux du système international. Le noyau étatique du système doit être adapté à un monde ascendant plus complexe dans lequel les acteurs non gouvernementaux sont devenus une force plus importante. » [20]

Voilà ce à quoi nous pourrions réduire cette théorie, à « l’intégration des ressources non gouvernementales dans la mise en œuvre des politiques » [21].

Au cours des 18 mois du programme « Global Redesign Initiative », le Forum a créé 40 Conseils de l’agenda mondial (Global Agenda Councils) [22], réunissant des leaders d’opinion dans l’intention de proposer « une réflexion innovante » sur des problèmes mondiaux critiques et d’incuber des projets, des événements et des campagnes « pour le bien public ». En moins d’une décennie, ces 40 conseils ont doublé en nombre et les experts du monde des affaires, du monde universitaire, du gouvernement et de la société civile ont exploré des questions telles que la migration, l’avenir de l’emploi et des villes, le modèle de finances publiques et de protection sociale [23], et ont façonné conjointement des programmes régionaux, industriels et mondiaux. Depuis le dernier mandat des Conseils de l’agenda mondial en 2016 [24], le Réseau des Conseils sur l’avenir du monde (Network of Global Future Councils), « le plus important réseau de connaissances interdisciplinaires dédié à inspirer une réflexion innovante sur l’avenir » [25], a poursuivi mais aussi élargi cette mission. Ces conseils travaillent sur des objectifs divers tels qu’accélérer les solutions technologiques pour le développement durable, créer de la valeur partagée à partir des données, cartographier les lacunes de la gouvernance technologique ou mettre en œuvre le capitalisme des parties prenantes [26].

L’un des 38 conseils supervisé et mandaté par le Forum a par exemple pour objectif de diriger, d’orienter et de façonner « l’avenir de la nouvelle économie et de la société (NES) [27] dans le cadre de la mission Croissance et innovation, comprenant la réponse économique au COVID-19, qui sont des priorités pour la mise en œuvre du capitalisme des parties prenantes » [28].

Ce conseil est par exemple coprésidé par la Vice-présidente de la Banque Américaine Bank of America, et on compte parmi ses 21 membres, la directrice de la division des régimes collectifs de retraite de la société BlackRock, le sous-secrétaire aux affaires économiques des Émirats arabes unis, le Chef économiste de la société d’assurance et de réassurance suisse Swiss Re Management (Global Risks Report - PEF - COVAX), la Cheffe de la division Mesure stratégique et matérialité du groupe pharmaceutique suisse Novartis, le conseiller du Département de la coopération internationale et de la Commission nationale du développement et de la réforme de la République populaire de Chine (RPC), ainsi que le vice-doyen de la Shanghai Institut, l’école supérieure des finances de la RPC [29].

Si le capitalisme des parties prenantes peut sembler être un concept abstrait, en pratique, il s’appuie sur les notions de « participation », d’« efficacité » et d’« expertise ».

La brochure du Forum « Gérer le risque et l’impact des futures épidémies : options de coopération public-privé », décrivait dès 2015 le modèle multipartite à privilégier en cas d’urgence sanitaire :

« Plutôt que de compter uniquement sur les méthodes de travail et les partenaires traditionnels, de nouvelles idées, de nouveaux partenaires et de nouvelles solutions sont nécessaires pour relever ces défis. Dans ce contexte, le secteur privé a un rôle essentiel à jouer pour soutenir et renforcer la réponse traditionnelle menée par le secteur public. Une majorité d’entreprises du secteur privé sont non seulement désireuses mais sont aussi impatientes d’assumer ce rôle plus important. (...) Le besoin et la possibilité d’utiliser le secteur privé comme partenaire, au-delà de son rôle traditionnel de donateur, devient de plus en plus évident. Les entreprises privées disposent d’une expertise et de capacités essentielles en cas d’urgence, que ce soit dans la logistique et la chaîne d’approvisionnement, la santé, la technologie, la gestion des données ou les services financiers. (...) Toutefois, la réalisation du plein potentiel du secteur privé ne se fera pas sans coûts ni défis. Non seulement de nouvelles façons de travailler seront nécessaires, mais des normes profondément enracinées doivent être remises en question et redéfinies afin de développer la confiance entre ces deux secteurs et permettre un véritable partenariat. (...) La préparation est très importante. Il est tellement plus simple d’établir ces relations lorsque vous n’êtes pas au milieu d’une urgence. Si nous manquons la partie préparation, nous manquons le moment profond où nous pouvons réellement faire quelque chose [30]. (...) À l’avenir, la coordination de ces groupes industriels exigera leadership et investissement du secteur public, du secteur privé et/ou de tiers intéressés. Dans certains cas, il peut être préférable de s’appuyer sur les clusters existants dirigés par l’ONU. D’autres peuvent être dirigés par des fondations (comme la Fondation Bill & Melinda Gates, Wellcome Trust et Paul G. Allen Family Foundation) ou facilités par des ONG, compte tenu des intérêts particuliers et de l’expertise du groupe. » [31]

La proposition du capitalisme des parties prenantes est ici clairement formulée. À chaque problème, sa solution et à chaque solution, son groupe multipartite. Dès lors, ce groupe s’engage à définir aussi précisément que possible les problématiques qu’il cherche à résoudre et à faciliter le processus de prise de décision en traitant directement avec les participants en son sein - dont l’expérience et l’expertise permettraient plus d’efficacité et de dynamisme : les entreprises, « philanthropiques » ou à but lucratif. Dans ces conditions, l’État n’est plus l’acteur central, n’est plus l’acteur décisionnel clé, dans un arrangement multipartite, les gouvernements et les entités publiques deviennent des parties prenantes parmi d’autres, à l’instar des conglomérats, des multinationales, des monopoles. Les partenariats multipartites sont alors des partenariats public-privé, élevés sur la scène mondiale, au rang de dispositifs, de plateformes, d’institutions.

COVAX [32], en est la matérialisation [33].

« COVAX a été créé pour maximiser nos chances de développer avec succès des vaccins COVID-19, de les fabriquer dans les quantités nécessaires pour mettre fin à cette crise et, ce faisant, pour veiller à ce que la capacité de paiement ne devienne pas un obstacle à leur accès » [34], peut-on lire dans la présentation faite de l’initiative.

« Dirigé par la Gavi (l’Alliance du Vaccin), la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (CEPI), l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’UNICEF, et avec le soutien de 193 gouvernements, représentant environ 90% de la population mondiale, COVAX a été fondé pour garantir aux personnes les plus vulnérables d’être protégées, quelle que soit leur capacité de paiement. » [35]

Aurelia Nguyen, leader COVAX et ancienne du groupe pharmaceutique GlaxoSmithKline (GSK), poursuit sa description :

« COVAX agit en supprimant les barrières financières qui entraveraient autrement l’accès aux vaccins COVID-19 pour des milliards de personnes. Il le fait via un mécanisme financier, appelé Gavi COVAX Advance Market Commitment, ou AMC, qui nous permet d’acheter en gros, en fournissant des vaccins aux personnes dans les 92 économies à faible revenu payés en grande partie grâce au financement des donateurs. » [36]

Ce « mécanisme financier » appelé AMC (Engagement d’achat futur), mis en place en 2007 par la Gavi et financé par six donateurs (Italie, Royaume-Uni, Canada, Fédération de Russie, Norvège et la Fondation Bill et Melinda Gates), a d’abord été conceptualisé pour stimuler le développement de vaccins contre les infections à pneumocoques (PCV) :

« Les Advance Market Commitments sont une solution innovante pour combler les lacunes du marché pharmaceutique vis-à-vis des pays les plus pauvres. Les partenariats contractuels entre les donateurs et les sociétés pharmaceutiques visent à assurer la recherche sur les maladies négligées et, une fois la recherche terminée, à assurer la distribution de médicaments sur le marché à des prix abordables pour les pays bénéficiaires. Comme jusqu’à présent il n’y avait pas de demande solvable et prévisible, les laboratoires pharmaceutiques ont concentré leurs recherches sur les maladies touchant les pays les plus riches : plus de 80 % de la recherche médicale porte sur des maladies touchant moins de 20 % de la population mondiale. (...) Ce projet pilote, soutenu par le G8, vise à mettre ce nouveau vaccin sur le marché d’ici quelques années. » [37]

Cette description de 2009, signé du « Groupe pilote sur les financements innovants pour le développement », exprime assez concrètement les effets bénéfiques d’une telle innovation.

En pratique, le PCV AMC aspirait à atteindre quatre objectifs :

1. Accélérer la recherche et le développement (R&D) de vaccins antipneumococciques éligibles au financement de l’AMC.

2. Accroître la disponibilité de PCV efficaces pour les pays en développement.

3. Accélérer l’adoption des vaccins en garantissant une tarification prévisible des vaccins pour les pays et les fabricants.

4. Tester l’efficacité du mécanisme de l’AMC en tant qu’incitation à fournir les vaccins nécessaires, et tirer des enseignements pour d’éventuelles futures AMC pour d’autres vaccins.

En 2009, un nouveau vaccin contre les infections invasives à pneumocoque (PCV10 ; Synflorix - GSK) est justement introduit sur le marché. En 2010, un autre PCV (PCV13 ; Prevnar - Pfizer) est autorisé par l’Agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA). Début 2010, une décennie après l’introduction du premier PCV en 2000 dans les « pays développés », le PCV devient enfin disponible dans les « pays en développement ».

Andrew Witty, alors PDG de GSK, célèbre l’outil mis en place par la Gavi :

« L’Advance Market Commitment (AMC) est une approche très astucieuse car elle réalise le secret du partenariat, qui est l’équilibre. » [38]

Jeffrey Kindler, alors PDG de Pfizer, ne modère pas non plus en louanges :

« Pfizer est ravi de participer à ce partenariat public-privé. Nous félicitons la GAVI et les autres partenaires de l’AMC pour leur ingéniosité dans le lancement d’un mécanisme de financement innovant comme l’AMC » [39].

Pour tout dire, jusqu’en 2020, seuls deux producteurs de vaccins étaient en capacité de répondre à l’offre de l’AMC. Médecins sans Frontières explique dans un article datant de 2019 que « Le fonds AMC, doté de 1,5 milliard de dollars, visait à encourager la concurrence entre fabricants pour réduire le prix du PCV. Toutefois, Pfizer et GSK à eux seuls ont obtenu plus de 1,2 milliard de dollars US de ce fonds, en plus de plus de 4 milliards de dollars de revenus provenant des ventes de PCV à Gavi » [40]. L’article affirme que le « duopole » a surtout permis aux deux entreprises « de maintenir les prix du vaccin contre la pneumonie à un niveau élevé » [41], ce qui contredit parfaitement les objectifs incitatifs de l’AMC.

L’« équilibre » et « l’ingéniosité » loués par les deux PDG de ces deux entreprises pharmaceutiques, résonnent tout de suite autrement.

Après plus d’une décennie de mise en œuvre, l’AMC est parvenu à augmenter la capacité d’approvisionnement des fabricants de vaccins et la disponibilité du PCV dans les « pays en développement ». Cependant, l’AMC n’a pas atteint ses objectifs :

« 1. La R&D n’a pas été accélérée : l’AMC était défectueux dès le départ dans sa sélection des pneumococcies, qui disposait déjà d’un vaccin sur le marché. Le PCV était pratiquement inaccessible aux pays en développement en raison de son prix élevé, et non par manque de R&D. La sélection d’une maladie avec un vaccin déjà existant n’a fourni que peu, voire aucune incitation à accélérer les délais de R&D d’autres fabricants qui avaient déjà commencé le développement avant la création de l’AMC.

2. Concurrence faible parmi les fabricants : Sur les 1,5 milliard de dollars, 1,238 milliard de dollars (82 %) ont été versés à Pfizer et GSK. En 2020, un troisième fabricant de PCV, et le premier dans un pays en développement, le Serum Institute of India, s’est finalement vu attribuer une partie du financement, 75 millions de dollars (5 %).

3. Manque de transparence et d’expertise pour une tarification abordable : Le manque de transparence sur les coûts, la capacité et les décisions de tarification a alimenté les critiques selon lesquelles l’AMC a agi comme un véhicule permettant aux entreprises privées de réaliser des bénéfices inutilement élevés au détriment d’un accès plus large aux vaccins.

4. Manque d’amélioration de la capacité technologique des pays en développement à produire et à fournir du PCV à leurs propres populations : aucune incitation ni aucun plan pour le transfert de technologie PCV aux fabricants des pays en développement n’a été inclus dans la conception de l’AMC. » [42]

En dépit de ces observations, c’est ce mécanisme financier qui a tout de même été privilégié en pleine pandémie de COVID-19. Ce choix mérite certainement d’être justifié, et l’examen de la conception de l’AMC lui-même semble aussi nécessaire qu’instructif.

En 2005, c’est le think tank « Center for Global Development » - largement soutenu [43], financé [44] et associé à la Fondation Bill et Melinda Gates - qui est chargé de publier un rapport sur l’AMC. On trouve dans ce rapport intitulé « Créer des marchés pour les vaccins » [45], une apologie des partenariats public-privé dans le secteur de la santé, ainsi qu’une recommandation invitant la communauté internationale à instaurer l’AMC. Le groupe de travail du think tank compte, entre autres, une représentante de la banque mondiale, un représentant du FMI, un autre de la FDA et de la Fondation Bill et Melinda Gates. Ce rapport de 2005 constitue la genèse de l’AMC de la Gavi. Cet extrait, expose aux entreprises tous les effets « bénéfiques » que propose cette innovation :

« • L’engagement AMC étend la taille globale du marché dans lequel les entreprises opèrent, créant des opportunités d’étendre la portée de leurs activités et offrant une nouvelle voie de croissance.

• L’engagement AMC réduit considérablement le risque que l’invention d’un produit qui sauve des vies ne soit soumis à licence obligatoire, ou que l’entreprise soit contrainte de le vendre à perte, soit en raison de la pression de l’opinion publique, soit en raison du pouvoir d’achat des marchés publics.

• L’engagement anticipé sur le marché crée une structure risque-récompense que les entreprises connaissent déjà et qui place ce type de décisions dans le même cadre que d’autres investissements : elles seront récompensées si elles mettent sur le marché un produit que les gouvernements souhaitent acheter.

• Contrairement à de nombreuses propositions alternatives pour augmenter la R&D dans les maladies concentrées dans les pays en développement, l’engagement préalable du marché aborde la question de l’accès sans affaiblir les incitations ni démanteler le système de droit de propriété intellectuelle.

• L’opportunité d’investissements commerciaux dans les vaccins réduit le risque d’un activisme et d’une colère croissante envers les sociétés pharmaceutiques en raison du manque perçu d’investissement dans les maladies négligées et en raison de la nécessité de facturer des prix qui rendent les médicaments essentiels inabordables pour les plus pauvres.

• L’engagement ne réduit pas les ressources des donateurs disponibles pour l’achat de vaccins et de médicaments existants, ou pour l’investissement dans les systèmes de santé, ce qui augmente la demande pour les produits existants. » [46]

Cet abrégé condense tous les « Avantages pour l’industrie » contenus dans la brochure de 129 pages. Et plusieurs de ces points exigent qu’on s’y attarde.

Premièrement, la transformation de « la taille globale du marché » d’une entreprise, d’autre part, l’augmentation de la « demande pour les produits existants ». Dans les crises humanitaires antérieures, « la communauté internationale fournissait gratuitement des ressources aux victimes » [47]. L’AMC permet, au contraire, de transformer les actions d’intervention d’urgence traditionnellement tenues par le don, en un nouveau marché de vaccin à prix réduit. Comme le souligne la Gavi, l’AMC a prouvé qu’il y avait « un vaste marché de pays à faible revenu » [48]. Ce faisant, l’AMC transforme les pays en développement en nouvelle économie vaccinale, pharmaceutique. Ici, l’extension des soins de santé se base essentiellement sur celle du marché.

Deuxièmement, la participation à l’AMC permet de sauvegarder l’image de l’entreprise, en fournissant au public une forme d’engagement éthique, réduisant ainsi « le risque d’un activisme et d’une colère croissante envers les sociétés pharmaceutiques ». L’AMC présente donc une qualité de défense, consolide le plaidoyer de toute une industrie, devient un blindage équitable, en plus d’être une démarche de préservation et d’extension du pouvoir de marché.

Troisièmement enfin, l’AMC permettrait de limiter les cas de « licence obligatoire », licence qui autorise un tiers à manufacturer un produit (ou un procédé) breveté sans le consentement préalable du détenteur de droit concerné. En prime, l’AMC se désolidarise des « nombreuses propositions alternatives pour augmenter la R&D » (recherche et développement), en abordant la question de l’accès à la vaccination sans jamais « démanteler le système de droit de propriété intellectuelle ». L’AMC s’engage donc à défendre la « propriété intellectuelle » d’un produit susceptible d’être considéré comme un bien d’intérêt général, amenuit la possibilité de licence obligatoire sur un « produit qui sauve des vies », et enfin s’érige contre toutes les « propositions alternatives » capables de renforcer les capacités de fabrication, d’approvisionnement et de distribution de vaccins, la mission même de COVAX [49].

Octobre 2020, l’Inde et l’Afrique du Sud présentent justement leur proposition de suspension temporaire de certaines règles de propriété intellectuelle à l’Organisation mondiale du commerce [50]. Deux mois plus tard, une pétition comptant 900 000 signataires est soumise à l’OMC avant la réunion du Conseil des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC) [51]. Janvier 2021, COVAX, l’initiative à échelle mondiale établie pour assurer un accès juste et équitable à la vaccination [52], prend finalement position :

« Lorsqu’il s’agit de brevet, il est essentiel de noter que la propriété intellectuelle, dans le cas de la fabrication de vaccins, ne représente qu’une partie de l’expertise requise pour établir de nouvelles capacités (de production) (...) La contrainte majeure de 2021 ne sera pas la propriété intellectuelle mais plutôt les contraintes d’approvisionnement, notamment dans le contexte toujours évolutif de nouveaux variants » [53].

Non, la contrainte majeure ne sera pas la propriété intellectuelle, car les mécanismes internes qui structurent COVAX, ont fait de sa défense un de ses principes fondateurs.

En refusant de s’engager dans des « propositions alternatives » qui ont le potentiel d’augmenter significativement l’offre mondiale de vaccins, COVAX, intronisé en justicier vaccinal prônant la solidarité, privilégie finalement les préoccupations des sociétés pharmaceutiques au détriment de « l’intérêt public mondial ».

Nombre d’États se sont conséquemment retranchés derrière COVAX, et ont utilisé leur participation au dispositif comme justification à leur refus de repenser « le système de droit de propriété intellectuelle ». Ces États ont finalement utilisé COVAX, comme les industries pharmaceutiques peuvent utiliser l’AMC, dans l’objectif de réduire « le risque d’un activisme et d’une colère croissante » contre eux, de sauvegarder leurs intérêts via un stratagème « humaniste ».

COVAX, fervent pourfendeur du nationalisme vaccinal, protège à tout prendre la propriété intellectuelle que l’OMS désavoue [54]- quand bien même celle-ci coordonne l’initiative. Car un des éléments clés de la stratégie COVAX est bien de coordonner une réponse en dehors du système multilatéral traditionnel [55], entre parties prenantes « concernées ». En intégrant les industries pharmaceutiques plutôt que d’autres « parties prenantes » tout aussi légitimes - plaidant par exemple pour plus de services de santé, pour une réponse alternative du secteur public [56] ou pour une levée temporaire des brevets, COVAX ne se contente pas de protéger les marchés commerciaux, mais désigne arbitrairement les « parties prenantes » selon leurs exigences.

En plus d’être une sorte d’expérimentation financière à échelle planétaire, COVAX permet de refouler la question cruciale de la propriété intellectuelle en pleine période de pandémie. Ce Club d’acheteurs, propulsé au rôle de décisionnaire, de leader pour l’équité vaccinale et finalement au rang d’instance mondiale, cadenasse toutes « propositions alternatives » possibles de façon très officielle ; on peut justement se demander si ce n’est pas l’une de ses premières intentions.

En défendant le régime de propriété intellectuelle, COVAX limite volontairement l’offre de vaccin en refusant le partage de technologie, garantit la rareté, la provoque artificiellement, la préserve, par principe. Tant que COVAX reste le représentant international de la « vaccination pour tous », les simagrées de l’OMS et de toutes les entités qui - ayant pris connaissance du fonctionnement de la structure et ayant volontairement choisis de la supporter - s’illustrent désormais contre la levée temporaire des brevets sont d’une folle hypocrisie. On ne peut pas instituer et défaire conjointement.

COVAX a répondu aux préoccupations des entreprises en leur fournissant une gamme de subventions push and pull, en amplifiant le financement du secteur public pour la R&D pendant la pandémie [57]. COVAX a également permis à ses membres de conclure des accords bilatéraux avec des sociétés pharmaceutiques, une des raisons qui, dès le départ a affaiblit l’approvisionnement du dispositif et réduit son pouvoir d’achat. Pire, COVAX est promu en option de repli pour les pays les plus riches :

« Pour les pays autofinancés les plus riches, dont certains peuvent également négocier des accords bilatéraux avec les fabricants de vaccins, il s’agit d’une police d’assurance inestimable pour protéger leurs citoyens, à la fois directement et indirectement. » [58]

Toutes ces manœuvres ont finalement poussé l’initiative à quémander les restes de doses vaccinales aux pays qui les avaient entassé [59], ce qui transforma radicalement le dispositif présenté comme une initiative vouée à la « collaboration mondiale » en un énième projet d’aide caritative empreint d’un esprit colonial. Pour certains, une « police d’assurance », pour d’autres, un distributeur de « doses excédentaires » - festins contre épluchures.

L’objectif initial de COVAX : fournir deux milliards de doses de vaccins dans le monde en 2021 [60], dont 1,8 milliard de doses aux 92 pays les plus pauvres d’ici début 2022. Selon la déclaration conjointe du 8 septembre 2021 [61], seulement 240 millions de doses furent livrées dans 139 pays en six mois (c’est un peu moins que le nombre de doses que les membres du G7 auraient gaspillé entre novembre 2021 et Mars 2022). Fin 2021, c’est un peu plus de 900 millions de doses vaccinales que COVAX est parvenu à acheminer dans 144 pays [62], ce qui représente moins de la moitié de l’objectif que s’était fixée l’initiative.

COVAX, qui n’est ni parvenu à atteindre une de ses plus modestes ambitions (vacciner 20% de la population des pays à revenu faible et intermédiaire), ni parvenu à investir adéquatement dans l’infrastructure et dans l’équipement des pays dans lesquels il gère la livraison de vaccins (parfois fournis sans seringues [63]), qui s’est volontairement rendu dépendant de l’aumône des pays les plus riches du monde, puis dépendant d’un seul fournisseur indien (Serum Institute of India) - entraînant ainsi une pénurie de vaccin destinés aux pays les plus pauvres [64], ce COVAX là, que personne ne semble vouloir rendre responsable de ses insuccès, fait donc aussi obstacle aux demandes d’autosuffisance vaccinale en pleine période de pandémie, amplifiant à la fois, et le nombre de vies humaines mises en danger, et la dépendance de certaines régions à son égard.

COVAX a mécaniquement adapté tous ses pays membres aux prérequis de l’industrie pharmaceutique, mais a aussi gardé secret la plupart des accords et des subventions qu’il lui a attribué. Alors même que les gouvernements ont largement subventionné COVAX avec des fonds publics [65], aucune copie intégrale des contrats n’est à ce jour consultable. COVAX répond par l’intermédiaire « de clauses de confidentialité » [66], promettant toutefois de ne travailler qu’avec des fabricants « engagés à des marges bénéficiaires minimales » [67], c’est tout. L’examen public concernant l’efficacité du dispositif devient donc quasiment impossible, ne reste donc aux « masses » que la confiance aveugle, la naïveté, ou bien naturellement l’ignorance.

Car l’opacité du dispositif n’est pas simplement économique, elle est aussi organisationnelle.

COVAX s’appuie sur la légitimité démocratique de l’OMS, qui se retrouve reléguée comme l’une des nombreuses parties prenantes et dont les « recommandations » ne sont plus nécessairement suivies. Que les entreprises, les fondations philanthropiques ou les organisations non-gouvernementales aient pu jouer et jouent encore un rôle dans la mise en œuvre de programmes internationaux n’est pas une donnée stupéfiante, que la responsabilité et le pouvoir de régulation n’incombent plus totalement aux entités publiques est en revanche tout sauf anecdotique.

COVAX met donc en lumière une autre problématique, toute organisation ayant pour elle une « réputation » - à qui l’on prête une « expertise » garantissant la « performance » - peut désormais revendiquer son rôle de « partie prenante » aux plus hauts niveaux de la prise de décision internationale. Problématique dans la problématique, aucune information n’est disponible sur la façon dont les membres des comités sont sélectionnés, rendant la représentation publique, la transparence et la responsabilité impénétrable. Cette complexité organisationnelle masque les différences considérables qui existent entre les partenaires. Dans ces conditions, la surreprésentation de certains gouvernements, de sociétés pharmaceutiques ou de fondations philanthropiques pose question.

Avant d’être le premier donateur privé de COVAX [68], la Fondation Bill et Melinda Gates est surtout le premier donateur privé de l’organisation mondiale de la santé [69], elle est aussi partenaire de la Gavi (dont elle est le premier donateur privé) [70], partenaire de la CEPI (dont elle est le premier donateur privé) [71], elle a participé à la conception de l’AMC (dont elle a été le seul donateur privé) [72] et est enfin partenaire de l’ACT-A lui-même (dont elle est encore et toujours le premier donateur privé) [73]. La fondation est donc présente dans chaque groupe multipartite qui forment COVAX (Gavi + CEPI), en plus d’être présente dans nombre de ses conseils et de ses comités internes [74]. Cette omniprésence implique de fait une influence directe sur la prise de décision au sein de chaque groupe de travail. Mais la Fondation Gates n’est pas seulement impliqué dans COVAX, elle est aussi partenaire du Global Fund [75] - initiative multipartite lancée en 2002 au forum économique mondial de Davos [76] - dont elle est, sans surprise, le premier donateur privé [77]. C’est sur le Global Fund que se fondent les piliers « Diagnostic » et « Systèmes de santé » de l’Accélérateur ACT (ACT-A), quand Wellcome Trust - seconde fondation caritative mondiale axée sur la recherche en santé après la Fondation Gates - est quant à elle, au centre du pilier « Thérapeutique » de l’ACT-A.

Les fondations philanthrocapitalistes sponsorisent déjà la transition internationale, du financement de la santé publique à sa financiarisation, du multilatéralisme à la gouvernance multipartite. Que le logo de la Fondation Bill et Melinda Gates trône dans les partenaires/investisseurs de tant d’initiatives [78] n’est pas anodin. Cette fondation, autant que la Fondation Rockefeller en son temps, est à l’avant-garde de « l’innovation financière » pour laquelle elle milite encore activement [79]. La diversification des portefeuilles d’investissement est une stratégie connue, miser sur plusieurs titres ou sur différents types d’instruments financiers permet de ventiler les risques, de ne pas perdre tout son capital en même temps. Il s’agit donc de construire d’autres marchés de capitaux pour les investisseurs, de régler les secteurs de la vie humaine sur cet objectif, d’en faire des opportunités.

« Les entreprises qui peuvent fournir des compétences spécialisées doivent établir à l’avance des mécanismes et des processus réglementaires pour minimiser les coûts de transaction et obtenir des retours sur investissement plus importants lors d’une épidémie. » [80]

Mais ce philanthrocapitalisme ne réduit pas son action aux simples considérations économico-spéculatives. En s’emparant des secteurs carencés de « l’humanitaire », du « social », de « l’environnement » ou du « sanitaire », cette philanthropie influence considérablement la mutation du monde.

Par la prospective, des domaines de niches, émergents ou sous-investis, en plus d’être adaptés aux normes de la financiarisation, sont élaborés ou remodelés selon les principes du PPP, et permettent ainsi d’assurer à ces investisseurs-mécènes - autant qu’aux groupe de pression ou d’influence experts en planification - une position future majeure dans les secteurs auxquels ils contribuent ; de se déployer en précurseur, en promoteur, en avant-garde.

« La préparation est très importante. Il est tellement plus simple d’établir ces relations lorsque vous n’êtes pas au milieu d’une urgence. Si nous manquons la partie préparation, nous manquons le moment profond où nous pouvons réellement faire quelque chose. » [81]

Les entreprises philanthropiques commanditent d’ores et déjà des mécanismes, des instituts, des organisations et des systèmes qui par la suite feront valoir leur philosophie sur la scène internationale.

Car il ne s’agit pas seulement d’entrisme, de fonds d’investissement privés soucieux de rentabilité, mais d’une tendance à constituer des puissances autonomes, des forces parallèles auto-organisées, non-démocratiques, disponibles, et bien disposées à participer aux modes de gouvernance mondiale.

« L’un des principaux atouts de cet engagement multilatéral massif réside dans sa capacité à prendre une structure existante - Gavi, l’Alliance du vaccin - et à l’adapter, la développer et la faire évoluer. » [82]

Voilà donc en pratique, le niveau d’exigence et de responsabilité que propose le capitalisme des parties prenantes. Un fonctionnement insaisissable, des transactions de fonds publics tenues secrètes, des membres auto-sélectionnés de manière informelle et des habitudes de « réseau » à la solde de consortiums dont l’« éthique » et la « justice » servent principalement de façade. La « déclaration de mission » de l’initiative s’en tient finalement à de l’argutie promotionnelle, à une ixième restauration morale du capitalisme - responsabilités sociales et environnementales en vogue : bluewashing.

COVAX, « le plus grand effort multilatéral depuis l’Accord de Paris », « moteur clé de l’innovation », « un modèle » dans la manière dont nous aborderons bientôt « les défis du changement climatique » ou de « la réduction de la pauvreté » [83].

Ce type de créature institutionnelle risque en effet de progresser, jusqu’à venir hybrider ou concurrencer des entités publiques entendues comme étant « rigides », « bureaucratiques » ou « limitées ». Ces forces capitalistes risquent de s’imposer par la crise environnementale, c’est en tout cas ce que promettent les « Objectifs de développement durable » des Nations Unies qui, depuis 2015, appellent à davantage de partenariats multipartites :

« Objectif 17.16 : Renforcer le partenariat mondial pour le développement durable, associé à des partenariats multipartites permettant de mobiliser et de partager des savoirs, des connaissances spécialisées, des technologies et des ressources financières, afin d’aider tous les pays, en particulier les pays en développement, à atteindre les objectifs de développement durable.

Objectif 17.17 : Encourager et promouvoir les partenariats publics, les partenariats public-privé et les partenariats avec la société civile, en faisant fond sur l’expérience acquise et les stratégies de financement appliquées en la matière. » [84]

Le « Pacte mondial » que Kofi Annan, alors Secrétaire général des Nations Unies présentait au Forum économique mondial de 1999 [85] comme une démarche volontaire, un code de conduite au service d’un « marché à visage humain » [86], est manifestement passé de mode. Depuis les « Objectifs du Millénaire pour le développement » (OMD), les « Objectifs de développement durable » (ODD) et depuis l’Accord de Paris de 2015, la gouvernance multipartite a été renforcé au sein du système des Nations Unies.

« Le moyen le plus rapide de construire le monde que nous voulons d’ici à 2030 est de définir une orientation stratégique. Il faut passer des projets de partenariats à court terme et à petite échelle à des partenariats à long terme transformationnels, multipartites pouvant avoir un impact durable. (...) Partout dans le monde, les partenariats multisectoriels sont devenus la norme et alors que nous progressons sur la voie de la responsabilité partagée pour la mise en œuvre des ODD, ces partenariats sont plus importants que jamais. Nous avons besoin de dirigeants de tous les horizons qui poussent à l’action et fassent en sorte que personne ne reste à la traîne pendant que nous développons nos communautés, nos sociétés et nos nations de façon profitable, mais durable et responsable. Ce n’est qu’au moyen d’une véritable collaboration que nous pourrons créer un mouvement mondial d’entreprises et de parties prenantes responsables afin de bâtir le monde que nous voulons. » [87]

Plus de vingt ans après le « Pacte mondial », la charte éthique a en effet donné lieu à un véritable croisement des pouvoirs. Le bien nommé « Cadre de partenariat stratégique » entre le Forum économique mondial et les Nations Unies signé en 2019, ne fait que confirmer cet avancement :

« Le partenariat prévoit que les Nations Unies et le Forum économique mondial s’aident mutuellement à accroître leur portée, à partager des réseaux, des communautés, des connaissances et des compétences, à favoriser les opportunités d’innovation et à encourager une large compréhension et un soutien des questions prioritaires parmi leurs parties prenantes concernées. (...) En outre, le partenariat ONU-Forum augmentera l’ambition et accélérera les engagements et les plateformes de coopération public-privé dans des domaines critiques d’adaptation tels que les systèmes d’alerte précoce, la réduction des risques de catastrophe, l’amélioration de la résilience des services essentiels tels que l’eau/l’assainissement, la santé et l’éducation (où le secteur privé joue un rôle de plus en plus important ) et en offrant des moyens de subsistance et des compétences en faveur de l’économie circulaire. (...) Le partenariat ONU-Forum aidera les pays à réaliser la couverture sanitaire universelle, afin d’atteindre une bonne santé et le bien-être pour tous dans le contexte de l’Agenda 2030. La collaboration entre l’ONU et le Forum se concentrera sur les principales menaces émergentes pour la santé mondiale, notamment la résistance aux antimicrobiens, la santé mentale et d’autres problèmes qui nécessitent des partenariats et des actions multipartites plus solides. (...) Afin de répondre aux besoins de la quatrième révolution industrielle, la collaboration entre l’ONU et le Forum cherchera à faire progresser l’analyse, le dialogue et les normes mondiales pour la gouvernance numérique et l’inclusion numérique ; et à promouvoir les partenariats public-privé pour aborder la reconversion mondiale, l’apprentissage tout au long de la vie pour les besoins futurs du travail et préparer 1,8 milliard de jeunes dans le monde à cette transition. (...) L’ONU et le Forum favoriseront les partenariats et les coalitions multipartites pour la pleine participation et l’égalité des chances des femmes à tous les niveaux de prise de décision, pour la participation productive des femmes dans la main-d’œuvre et promouvront l’égalité de rémunération pour un travail de valeur égale dans tous les secteurs mais également en leur sein. (...) Le partenariat ONU-Forum renforcera les liens entre les gouvernements, les entreprises, l’éducation et la société civile pour améliorer l’accès à l’éducation et à des formations pertinentes, renforcer les systèmes d’anticipation des compétences, reconnaître les compétences et les qualifications à l’intérieur et au-delà des frontières, intégrer l’intelligence artificielle dans l’éducation et autonomiser les jeunes, en particulier les plus vulnérables, avec des compétences nécessaires à la vie quotidienne et un travail décent. (...) Le partenariat entre l’ONU et le Forum est bien placé pour faciliter et encourager l’engagement multipartite nécessaire pour accélérer les progrès de l’Agenda 2030. » [88]

Cette kyrielle d’engagements précise la contexture du monde d’après.

Que le modèle de gouvernance multipartite soit devenu le modèle de coopération mondiale privilégié pendant la pandémie de COVID-19, et ce par l’intermédiaire des réseaux du Forum de Davos n’est donc pas si surprenant.

Notes

[4Deux groupes qui incluent plusieurs « parties prenantes » : gouvernements, organisations internationales, industries, bailleurs de fonds publics et/ou philanthropiques, universités et groupes de la société civile.

[30La Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (CEPI), sera lancée 19 mois plus tard au Forum de Davos.

[32L’ACT-A dans son ensemble.

[59Voir « Synthèse critique d’un fiasco. » https://paris-luttes.info/synthese-critique-d-un-fiasco-15835

[65https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/BRIE/2022/729319/EPRS_BRI(2022)729319_EN.pdf

[78Dans le secteur de la santé publique, la fondation est investie et investie dans nombre d’initiatives multipartites : Scaling Up Nutrition Initiative ; Global Alliance for Improved Nutrition ; Initiative for Smallholder Financing ; COVAX ; GAVI ; World Health Summit ; UHC 2030 ; RBM Partnership to end Malaria ; Partnership for Maternal, NewBorn and Child Health ; Health Systems Governance Collaborative ; Health Data Collaborative ; Global Financing Facility for Women, Children and Adolescents ; Global Fund to fight Aids, TB and Malaria (GFATM). https://www.tni.org/files/publication-downloads/great_takeoverbook_-_14_jan_2022.pdf

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