Un système bien rodé qui repose sur une logique simple, mais redoutablement efficace : piller les contenus, rediriger le trafic, engranger des bénéfices.
Une « coopérative » fictive au service d’une seule personne
Tout commence modestement en 2004, avec des sites artisanaux comme Resistance.tk ou encore Anarkhia.org fondés par un Montréalais répondant au pseudonyme d’AnarchOï. Le Réseau Résistance est alors présenté comme un « outil pour les militants ayant pour but de faciliter l’organisation des luttes libertaires, tant au niveau local qu’international ». La réalité est plus prosaïque, s’il y a plus de dix mille inscrits en vingt ans d’existence, le forum compte à peine une dizaine de membres actifs et n’a jamais été autre chose qu’un espace d’échange d’opinions plus ou moins confuses.
En 2008, un nouveau projet de plateformes dédiées au téléchargement musical voit le jour. Rapidement déclinés en plusieurs langues et pays (Pirate-Punk, QuebecUnderground, Anarcho-Punk, etc), ces forums réunissent plus de 125 000 inscrits et proposent quelque 33 000 albums à télécharger illégalement, devenant ainsi des piliers du piratage musical au sein de la scène alternative et militante. Si l’objectif affiché est d’aider à promouvoir les groupes underground, de nombreux artistes concernés ne l’entendront pas de cette oreille. Sur les forums, c’est le défilé des artistes tentant de se faire entendre et de revendiquer leur droit de proposer, ou non, leurs œuvres sur les canaux de diffusions qu’ils choisissent. Pugnace avec les petits groupes de musique indépendants, l’administrateur du réseau est nettement plus conciliant quand les ayants droits de labels viennent lui intimer l’ordre d’effacer les liens de téléchargement.
En 2016, AnarchOï lance InfoLibertaire, un agrégateur de contenu qui moissonne automatiquement les articles de plus de quatre cents sources militantes grâce à des techniques de scraping Web agressives. Les articles sont purement et simplement copiés dans leur intégralité sur Infolibertaire, sans modération préalable. Cette pratique conduit régulièrement la publication de contenus réactionnaires, complotistes, transphobes, etc. Une fois les articles copiés, une armée de bots diffusent l’information sur les réseaux sociaux, en renvoyant le lecteur vers les sites estampillés NDNM – jamais vers les sources originales. Résultat : une captation de trafic massive au détriment des vrais créateurs et des sites d’informations. « C’est un détournement organisé du travail militant », critique une activiste qui préfère rester anonyme. « Il prétend soutenir nos causes, mais en réalité, il les instrumentalise ».
Jamais avares de grandiloquence oratoire, le fondateur et administrateur de ces projets les présente comme des « collectifs autogérés qui fonctionnent sur des principes d’autogestion » dans le but « de s’organiser et de collaborer sans les contraintes et la surveillance imposées par les intérêts des grandes multinationales ». Dans les mois qui suivent son lancement, Infolibertaire est décliné sous le sigle « Anarchist Federation Network » en 11 langues différentes, s’appropriant ainsi l’identité de l’Internationale des fédérations anarchistes. Derrière la vitrine, toujours pas de collectif autogéré, mais encore le même mode opératoire : l’agrégation automatisée de contenus produits par des centaines de véritables collectifs militants.
Aujourd’hui, l’ensemble de l’écosystème élaboré par AnarchOï est composé de dix serveurs qui alimentent un réseau composé de 36 sites web, 15 newsletters, ainsi que des agendas militants et culturels entièrement automatisés. Le réseau est maintenu et développé par une mystérieuse Tech Team No Gods No Masters, dont AnarchOï est l’unique porte-parole visible. Cette infrastructure est financée par une prétendue coopérative, sans existence légale, baptisée Ni Dieu Ni Maître, derrière laquelle, là encore, seule la figure d’AnarchOï apparaît publiquement. Cette coopérative tire ses revenus de cinq boutiques en ligne spécialisées dans la vente de vêtements et accessoires « militants » reprenant les logos et slogans issues des cultures populaires et des luttes sociales. Ces boutiques sont également l’œuvre d’AnarchOï, comme en témoignent ses propres annonces sur les forums Résistance et Pirate-Punk, ainsi que ses interventions, au fil des années, sur les plateformes de support technique destinées aux développeurs.
C’est en 2010, qu’AnarchOï lance Ni-Dieu-Ni-Maitre.com, une boutique en ligne de t-shirts et accessoires, et impose à sa communauté et ses modérateurs bénévoles l’affichage des bannières publicitaires sur l’ensemble des forums. Face aux contestations internes, il réagit violemment : « Ceux qui s’opposaient à cette commercialisation ont été exclus sans ménagement, accusés ironiquement d’abus de pouvoir », confie un ancien modérateur banni à l’époque. AnarchOï ne laisse pas vraiment le choix et menace même de fermer les sites : « Il nous a présenté ça comme la seule option possible, nous assurant que les campagnes de dons n’étaient pas suffisantes pour couvrir le coût du réseau ». La communauté demande des comptes pour analyser les options possibles, mais l’administrateur qui a toutes les clés en main refuse de donner les chiffres et de quantifier les besoins. Lassés par « le flou, les mensonges et les calomnies », des membres quittent le bateau et ceux qui s’accrochent à leur communauté et au forum qu’ils ont maintenu pendant des années, verront leurs accès coupés. Depuis lors, l’ensemble des sites du réseau affichent sur toutes leurs pages des grands placards publicitaires pour les tee-shirts qui servent la cause.