Il y a tout juste un an, une insurrection embrasait la France. Le déclencheur était tristement banal : un énième meurtre policier raciste, intolérable comme tous ceux qui l’ont précédé et tous ceux qui l’ont suivi, tel le meurtre de Sulivan à Cherbourg il y a quelques semaines. Elle donna pourtant lieu au mouvement le plus pertinent en France depuis bien longtemps, notamment parce qu’il débordait des cadres institutionnels et partait du bas. N’en déplaise à une gauche pacificatrice et à ses relais dans les milieux prétendument radicaux, qui y ont passé leur temps à courir pour éteindre les flammes de quelque chose qui les dépassait, la révolte de l’été 2023 a (re)démontré la capacité des jeunes racisé.es - et de tous les anarchistes et autonomes qui les ont rapidement rejoint durant de longues nuits enflammées - à mettre feu à leur cage sans adopter les habituels et barbants cadres d’action et d’organisation. La répression, à tous égards coloniale, de l’État a fait rage avec une violence sans commun, beaucoup continuant d’en payer le prix et nécessitent soutien et solidarité. Elle ne doit cependant pas être la seule chose à retenir de la révolte. Malgré toutes les tentatives de la gauche de la mettre derrière eux, la répression ne doit pas faire oublier toutes les dingueries qui ont pu être commises, souvent impunément, et toute la joie qui a pu être ressentie ces chaudes nuits d’été où tout semblait basculer.
Elles ne demandent qu’à être répétées. Que ce soit l’attaque de la prison de Fresnes, l’incendie de 273 commissariats ou locaux de police/gendarmerie, les 722 keufs blessés, l’attaque de 150 mairies ou bâtiments municipaux, la dégradation ou incendie de 210 établissements scolaires, l’incendie du tribunal d’Asnières-sur-Seine, les innombrables magasins complètement vidés de toute marchandise avant d’être incendiés, de nouvelles relations et solidarités se créant chaque nuit... cela fait bien plus rêver que les bulletins dans l’urne avec lesquels on nous bassine ces dernières semaines.
Quelle ambiance morne ! Pile un an après une révolte de cette ampleur, on essaierait de nous faire croire que pour vaincre le fascisme, il faudrait aller faire campagne pour faire élire toutes les pires crapules que la gauche a ressorti de ses tiroirs. Au nom de l’union, des anarchistes abandonnent toute cohérence et réflexion anarchistes pour faire élire Hollande, des antifascistes attaquent les dissident.es qui osent s’attaquer à de pauvres vitrines (!) à coup de projectiles et de violences paternalistes.
Au même moment, l’insurrection débutée le 13 mai dernier reprend de plus belle en Kanaky. Contre la domination coloniale de la France et ses provocations, la révolte s’étend, se prolonge, flambe de nouveau. Les barrages réapparaissent un peu partout, des commissariats et locaux de la gendarmerie sont réduits en cendre , la rentrée scolaire est encore une fois reportée suite à de nouveaux incendies, les mines et usines de nickel restent à l’arrêt dû aux barrages et sabotages, un blindé des gendarmes est incendié et d’autres ont leur pneus crevés, une maison coloniale vieille de 120 ans prend feu, la permanence d’un député colon est incendiée, une mutinerie détruit 60 des 230 cellules de la prison de Nouméa... Sur les barrages, de nouvelles relations et façons de vivre se créent. Kanaky se soulève pour son indépendance et ses prisonnier.es, et sa lutte nous inspire.
Qu’est-ce qu’un vote pour une gauche nationaliste et coloniale changerait-il à l’ordre actuellement remis en question par les insurgé.es ? On l’affirme sans l’ombre d’un doute : la répression coloniale qui a lieu sous l’extrême néolibéralisme aurait tout autant lieu sous l’extrême droite que la gauche social-démocrate ; prendre le pouvoir en France implique le maintien de l’ordre colonial. Quand nous disons que l’insurrection Kanak nous inspire, nous pensons aussi aux incendies de bureaux de vote, aux blocages de l’accès à ceux-ci, aux incendies de matériel de vote.
Quel genre de solidarité proposons-nous à nos compagnon.nes Kanak lorsque nous mettons toute notre énergie à parler du fascisme qui vient plutôt que du fascisme déjà existant, qu’ils et elles subissent de plein fouet ? Que pourrait faire Macron, ou Bardella ou Mélenchon ou n’importe quelle raclure qui aimerait nous gouverner, si la France s’embrasait du même feu que Kanaky ? Des milliers de gendarmes, de compagnies de CRS d’élite, de gadgets militaires technologiques n’ont cesse d’être envoyés en Kanaky, et la flamme ne s’éteint toujours pas un mois et demi plus tard. Ce n’est qu’avec la collaboration des pacificateurs et la mobilisation de tous les flics possibles et imaginables que les flammes de l’insurrection de 2023 furent éteintes. Que pourrait cette police, loin d’être aussi omniprésente et omnipotente qu’elle essaie de nous faire croire, si tout s’embrasait et que les foyers d’insurrections se multipliaient de toutes parts ?
Pendant que certains récupérateurs font désormais le choix du silence pour rameuter des voix, le génocide colonial, dont la France se rend constamment complice continue en Palestine. L’union sacrée, dans le but de racoler au plus large possible pour toutes les boutiques, inclut jusqu’à des soutiens actifs du régime colonial d’Israël, passant de plus en plus le sujet sous la table au profit de positions plus consensuelles, et donc elles aussi complices. C’est comme si le soutien actif au génocide serait au programme, que ce soit sous la gauche comme sous le RN, tout autant qu’il l’est sous Macron. Le vrai visage de toutes les boutiques apparaît aussi clairement que fut la dernière grande manifestation pro-palestinienne à la veille des précédentes élections : une présence opportuniste savamment calculée pour développer son organisation et son image, pour phagocyter et surfer sur des luttes sans jamais rien n’y apporter de pertinent. Et le silence sur tout ce qui ne rentre pas dans leurs cadres étroits, sur ce qui ne peut pas être récupéré, ou lorsque ce n’est plus le bon moment.
Le mouvement pro-palestinien aux États-Unis nous montre la voie : par le refus assumé et annoncé de ne pas voter pour Biden et son soutien à Israël au prochain spectacle électoral, accompagnant une intensification et un ancrage du mouvement dans l’action directe plutôt que la manifestation symbolique. On pourra citer l’incendie du bureau d’un fabricant d’armes à Portland, une série d’incendies et pillage de bâtiments et d’une voiture de flics d’une université complice à Berkeley, l’attaque d’un bâtiment fédéral à Oakland, l’incendie d’un bus de flics et le sabotage de voitures de flics de l’université à New York, le mouvement d’occupations et grèves des universités, la journée internationale d’actions directes et blocages du 15 avril, l’attaque du bureau d’un député sioniste à Melbourne,l’attaque aux molotovs de l’ambassade d’Israël et des flics la défendant à Mexico, et bien plus.
Encore une fois, que peut ou ferait concrètement la gauche au pouvoir face à l’insoutenable massacre colonial en Palestine ? Les mouvements de résistance palestiniens et l’histoire anticoloniale dans lesquels ils s’inscrivent nous montrent la voie : seule la lutte armée peut avoir une chance de défaire l’État colonial. C’est le cas en Israël, c’est le cas aux États-Unis, c’est le cas en France. L’exceptionnalisme qui voudrait que l’on soutienne la lutte armée loin de chez nous et la démocratie électorale chez nous ne camoufle que très peu le nationalisme sous-tendant ce raisonnement.
Face au capitalisme racial rampant, aux colonialismes génocidaires, aux fascismes existants et futurs, tout de la Palestine à Kanaky en passant par la France de 2023 pointe dans une seule direction. Certains nous répéteront inlassablement que ce n’est pas le moment, n’assumant pas que celui-ci n’arrivera pour eux jamais, cachant leurs désirs de préserver l’ordre et le monde actuel. Toute personne ayant participé de près ou de loin aux révoltes passées comme présentes en est consciente : le fascisme, le racisme et le colonialisme ne pourront être vaincus sans un changement intégral des modes de relation aux autres et des rapports sociaux. Le seul moyen d’y parvenir, c’est de passer par la destruction totale de ce monde-ci, c’est l’insurrection. L’urgence de celle-ci ne se fait que toujours plus ressentir chaque jour qui passe.
On nous accusera de ne pas être réalistes, que la révolution peut attendre, que l’on aurait pas le temps pour elle actuellement. Pourtant, quoi de plus concret que construire l’insurrection maintenant, dans tous les aspects de notre vie, dans le présent plutôt que dans un futur déféré toujours plus loin ? Nous savons ce que nous avons à faire, où nous devons nous focaliser, bien au-delà du vote ou de toute campagne électorale.
Il nous faut défendre précieusement les squats qu’il nous reste, en ouvrir des dizaines et dizaines d’autres et les tenir aussi longtemps que possible, occuper l’espace public comme privé : c’est le seul mode d’action dont nous disposons pour adopter des modes de vie différents, pour nous rencontrer, pour faire vivre la solidarité dans les territoires que nous habitons. Peu importe qui gagne les élections, le gouvernement défendra la propriété privée, expulsera à tour de bras squats et locataires précaires (comme la gauche le fait déjà dans toutes ses mairies), préservera les frontières meurtrières, criminalisera l’autoréduction.
Il nous faut urgemment échapper au travail : que ce soit par la grève, par le sabotage, par la fraude aux allocations, ou tout autre moyen de nous y soustraire. Peu importe qui gagne les élections, le gouvernement nous y forcera et obéira à ses lois, celle du Capital, ne changeant que cosmétiquement les variables pour maintenir les chaines qui nous volent chaque jour nos vies.
Il nous faut abattre toutes les clôtures des prisons : écrire aux personnes incarcérées, les inclure dans nos luttes en les tenant au courant de ce qui se passe à l’extérieur comme en diffusant ce qui se passe à l’intérieur, faire connaître leurs situations, se retrouver devant les prisons pour faire du bruit et des parloirs sauvages, préserver la mémoire des luttes de tous.tes celles et ceux qui ont été enfermé.es suite à la répression, partager largement les savoirs juridiques et d’antirépression, accompagner les familles des prisonnier.es, faciliter les évasions et empêcher l’État de retrouver les évadé.es. Peu importe qui gagne les élections, les prisons tiendront sur leurs quatre murs, elles continueront d’être surpeuplées et toujours plus remplies, les constructions de nouvelles prisons avanceront comme prévu, et la justice raciste et coloniale continuera d’être rendue.
Il nous faut déborder tous les dispositifs qui nous policent et nous surveillent : que chaque manifestation vire à l’émeute, que chaque émeute vire à la révolte, que chaque révolte vire à l’insurrection. La pratique du black bloc, loin d’être démodée malgré les besoins de la repenser, reste notre meilleur moyen de nous défendre dans la rue face à la police, aux caméras, aux médias et à tous ceux qui souhaitent maintenir l’ordre. Elle reste aussi notre meilleure vitrine que ni l’État ni sa police sont loin d’être tout puissants : nous pouvons les déborder, leur échapper, mettre en échec leurs stratégies et les attaquer directement. Loin du simple spectacle, tout tag fait, toute vitre brisée, tout incendie allumé, tout policier attaqué, toute barricade érigée, toute marchandise pillée nous permet de vivre et percevoir ce monde d’une autre manière, d’en envisager un tout nouveau sur ses ruines. Cette vitrine est aussi celle qui permet de s’initier à des modes d’action nouveaux, d’entrer dans la pratique de l’action directe, afin d’évoluer vers des actions nocturnes en petits groupes affinitaires comme vers des actions rejoignables réfléchies en assemblées, ouvertes ou non. Peu importe qui gagne les élections, l’État continuera de reposer sur sa police, de la soutenir à chaque agression ou meurtre raciste, de l’exploiter pour faire taire toute dissension, d’user de ses lois pour surveiller et contrôler les corps, faits et gestes de chacun et chacune.
Nous refuserons toujours d’accepter leur chantage, de jouer à leurs petits jeux, d’être les clowns de leur cirque. Nous avons mieux à penser et mieux à faire.
Les émeutes de l’été 2023 sont à jamais gravées dans nos chairs, nous ne l’oublions pas. Nous n’oublions pas Nahel, ni tous.tes celles et ceux assassiné.es chaque jour où nous permettons à cet ordre social de perdurer. Nous n’oublions pas les prisonnier.es de la révolte, ni celles et ceux de toutes les autres, passées comme à venir. Nous n’oublions pas les insurgé.es qui se battent à travers le monde en ce moment même, que ce soit à Cherbourg, en Kanaky, en Palestine, en Argentine, au Kenya, aux États-Unis, et partout où des gens se lèvent contre l’État. Nous n’oublions pas ce que nous avons vécu cette semaine qui parût plus longue et décisive que toute l’année qui suivit. Nous ne pouvons pas, car nous savons que c’est le seul présent que nous pouvons espérer vivre, à l’époque comme aujourd’hui.
Le reste n’est que mort, que l’on appelle celle-ci fascisme, démocratie, capitalisme, colonialisme, patriarcat, hétérosexisme, racisme, transphobie, validisme, impérialisme, autoritarisme, travail ou réformisme.