Les voitures se suivent depuis près d’une heure sur les routes désertes d’une nuit d’été.
Le défilé formé par nos seuls véhicules au milieu de la nuit dessine le bloc offensif et uni que nous sommes. Les voitures s’alignent tels les maillons des chaines enroulées autour de nos corps.
Ami.e.s de longue date, colocataires ou rencontres du jour, nous sommes, à ce moment précis et dans cette voiture, membres d’un même foyer et nous nous soutenons en affirmant la solidité de nos liens tissés sur le trajet.
Quatre heures du matin ; notre voiture s’insère entre les autres sur le parking d’une zone industrielle. Nous sortons des véhicules, tou.te.s habillé.e.s de noir et lesté.e.s de chaînes, puis nous marchons activement dans cet espace dont la lumière artificielle façonne un paysage anxiogène fait de bitume, de grands bâtiments métalliques et de grillages.
Nos corps se confondent les uns avec les autres dans l’alternance de la marche rapide et du pas de course. Les mains se tiennent au sein de petits cercles affinitaires composant ce groupe fait d’alliances de toutes sortes. Une chaîne de solidarité à l’arrière porte P et son fauteuil. Dans l’obscurité et la solidarité nous ne faisons plus qu’un, les corps s’entraidant dans une danse formant des ombres noires de rage. Un immense bâtiment se dresse sur notre gauche, les odeurs de l’abattoir nous assaillent. Ces effluves pestilentielles, cocktail d’urines, d’excréments, de chair et de sang nous indiquent que nous sommes très proches de la cible.
Toute lutte sociale nécessite une inscription, une concrétisation, une mise en application dans l’espace. Les mots prononcés par Yves Lacoste (1976) « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre [1] » traduisent la portée politique de la discipline, qui, associée à la pensée anarchiste, présente l’espace comme vecteur et catalyseur d’action politique. L’approche matérialiste de la domination sous toutes ses formes, qui ne se limite pas au symbolisme et au discours de l’oppression mais s’intéresse aux racines de celles-ci pour mieux les attaquer nous impose de réfléchir à nos cibles d’action en les inscrivant dans l’espace.
« Penser de façon relationnelle implique à la fois de souligner le lien entre espace et temps et de reconnaître qu’aucun lieu n’est isolé de la vaste histoire de l’espace. Dans cette perspective, l’espace ne se résume pas à un simple contenant à remplir de quelque substance, mais à une réalité toujours matérielle et déjà porteuse de sens. Le concept demande également de réfléchir à la signification et à la nature des « relations » ainsi qu’à leurs liens avec le pouvoir. En résumé, la géographie relationnelle cherche à donner sens à un monde infiniment complexe, en perpétuel devenir. »
Simon Springer, 2018, Pour une géographie anarchiste, Lux.
Penser une géographie relationnelle implique de la vivre en faisant de l’espace la clé de l’insurrection. Le collectif 269 Libération Animale développe des praxis insurrectionnelles en affirmant que « l’agir politique n’est pas une question de discours mais de gestes ».
On peut ajouter à cette idée que l’agir politique n’est pas une question de discours mais de gestes pour et par l’espace. Les abattoirs figurent des lieux stratégiques dans la géographie relationnelle du spécisme qui s’imbrique avec celle du capitalisme, du colonialisme, de l’État et du patriarcat. L’abattoir n’est pas un « non lieu », soit un lieu caché qui fonctionnerait en dehors de la société, mais un lieu ancré dont les rapports de pouvoir injustes constitutifs de son existence fondent les conditions de maintien de cette même société. L’insurrection antispéciste vise les abattoirs afin de résister auprès des autres animaux, ici et maintenant, dans ces lieux de reproduction de la violence et de la domination.
Nous entrons dans l’enceinte froide et sombre de l’abattoir en passant par la pente de déchargement des veaux.velles, les premièr.e.s tendent les mains aux suivant.e.s pour les aider à se hisser dans l’antre du bâtiment morbide.
Nous croisons pour la première fois les regards des individu.e.s présent.e.s dans la bouverie et auprès de qui nous résisterons pendant une dizaine d’heures. Cette réalité frappe le cœur de plein fouet, enserre la gorge.
Nous luttons avec des personnes animalisées victimes d’une oppression systémique d’envergure, le spécisme ; mais aucun texte, aucun concept, aucune théorie ne peut remplacer ni la violence de l’émotion ressentie dans ces lieux de mise à mort ni la rage qu’elle suscite en nous. Les émotions nous affaiblissent lorsqu’elles se limitent au registre de la pitié et donc à une charité impuissante qui se complait dans une collaboration nauséabonde à travers des actions inoffensives suppliant l’État. D’après le philosophe Frédéric Lordon (2016) [2], les affects transforment « la puissance d’agir du corps et la puissance d’agir de penser ». L’interrelation entre le commun formé de nos affects et de nos idées détermine et empuissantise notre stratégie d’action politique. Puiser dans ses ressources émotionnelles, affronter la matérialité du spécisme en face, l’expérimenter jusque dans son corps en devenant outil de co-résistance avec les opprimées, mène à la transformation de la compassion et de la douleur en rage contre l’État et les industries, autant qu’en amour et camaraderie pour les personnes de toutes espèces qui nous entourent dans cette lutte. Les émotions ne sont pas seulement politiques, elles font la politique. Nous nous installons dans le couloir de la mort attenant à la bouverie, face aux veaux.velles et nous les regardons plus que nous les voyons, nous bloquerons autant que nous pourrons ce lieu, avec pour seuls outils nos corps, notre détermination et notre solidarité.
La salle que nous occupons contient une bouverie divisée en plusieurs compartiments, le couloir menant au poste d’abattage, ainsi qu’un bureau et une passerelle située juste au-dessus de la bouverie. Après plusieurs minutes d’occupation du couloir, un homme sort de son bureau perchoir, ne semble pas perturbé par notre présence, ou ne le manifeste pas, et commence à compter les veaux.velles situées en dessous de lui.
Certain.e.s camarades l’ont fait aussi : ielles sont 84 présentes aujourd’hui. Aucune fenêtre n’indique l’avancement du lever du jour. L’abattoir comme dispositif spatial incarne un monstre fait de matériaux bruts et froids qui contrastent avec la masse organique d’individu.e.s qu’il emprisonne, contraint et assassine. Nous restons un long moment debout face à la bouverie. Nous regardons les veaux.velles s’agiter, crier, se monter dessus dans des instants de panique, de désespoir et de révolte. Ielles glissent avec leurs pieds trop longs sur le sol jonché d’urine et d’excréments. Beaucoup d’entre elleux respirent mal et lèvent haut la tête pour échapper à l’étouffement. Je me demande quel âge ielles ont car ielles me paraissent très grands et gros par rapport à un ami veau avec qui j’ai vécu et que j’ai vu grandir dans un sanctuaire. J’entends des camarades s’interroger également, ce sont des adultes ? Non, ielles n’ont pas la taille adulte, leurs cornes sont petites et leurs regards transparaissent l’enfance.
Les lumières s’éteignent soudainement dans la salle, à l’exception d’un unique néon placé au-dessus de moi. Plongé.e.s dans l’obscurité, nous nous asseyons, disposons à nouveau nos chaînes, et entamons plusieurs microcycles de sommeil. Les cœurs et les corps engourdis s’enlacent en silence. Dans nos étreintes nous échappons à l’inconfort de nos corps pliés et nous nous réconfortons de l’horreur qui se manifeste devant nous. En nous enchainant les un.e.s aux autres nous tissons une « toile du care » (Rachele Borghi, 2018) [3] qui nous enveloppe de force et d’affection.
J’entends toujours les hurlements des veauxvelles. Un bruit intense me sort définitivement de cette torpeur. Un choc entre deux immenses morceaux d’acier. J’entends que des veaux.velles ont réussi à casser, ou ouvrir, un des compartiments vides de la bouverie. Je les vois occuper désormais plus d’espace. Les autres animaux résistent, notre présence en ces lieux permet de la constater et de la raconter. Malgré leur très jeune âge et tout le dispositif spatial de contrôle des corps mis en place pour anéantir toute révolte, ielles parviennent à user de stratégies collectives et individuelles pour s’émanciper. L’homme perché sort de sa cabane pour compter encore les veaux.velles, il les observe et les surveille avant de s’isoler à nouveau.
D’après l’anthropologue anarchiste James Scott (2009) [4], la résistance des groupes subalternes se compose d’une multitude d’actions formant une « infra-politique » non reconnue, car non identifiée comme « politique » selon les codes dominants.
« Il y a un moment où il faut sortir les couteaux. C’est juste un fait. Purement technique. Il est hors de question que l’oppresseur aille comprendre de lui-même qu’il opprime, puisque ça ne le fait pas souffrir : mettez vous à sa place.
Ce n’est pas son chemin. Le lui expliquer est sans utilité. L’oppresseur n’entend pas ce que dit son opprimé comme langage mais comme un bruit. C’est la définition de l’oppression ».
Christiane Rochefort, " Définition de l’opprimé" dans la présentation de la traduction française de SCUM MANIFESTO de Valérie SOLANAS. (Paris, La nouvelle société, 1971)
Les résistances des autres animaux sont ainsi tues car non identifiées comme telles. Il importe donc à leurs complices de comprendre le déploiement de ce « domaine discret de la lutte » et de rejoindre la résistance par la mobilisation de leur privilège d’espèce. Dans Se Défendre, une philosophie de la violence, Elsa Dorlin (2017) détaille comment la résistance des opprimées entraine une violence de la part des groupes dominants qui sont parvenus à associer la résistance et l’auto-défense à une répression quasi-instantanée qui résonne dans les corps.
La philosophe explique comment la répression vise à transformer la résistance en souffrance, le moindre geste d’insurrection provoquant une vive douleur. Les personnes qui résistent dans les abattoirs pour ne pas être tuées connaissent les coups et la trique électrique dans des couloirs conçus pour les empêcher de se retourner. Si ces gestes représentent la partie la plus visible de leur résistance, co-résister avec elleux dans les lieux de leur oppression nous permet de lire la grammaire de leur infra-politique, et de devenir ainsi de meilleurs complices dans la lutte pour l’émancipation de tou.te.s.
Un abattoir n’est pas « bruyant » mais hurlant, il résonne de la révolte des opprimé.e.s qui essaient de se faire entendre par des oppresseurs qui veulent leur mort ou des soi-disant allié.e.s humain.e.s qui osent encore les nommer des « sans-voix ». Invisibiliser l’infra-politique des autres animaux signifie adopter le point de vue spéciste ne reconnaissant pas la résistance des corps autres qu’humains. Elsa Dorlin développe l’idée selon laquelle les individu.e.s non propriétaires d’elleux-mêmes ne peuvent pas être considéré.e.s comme des corps se défendant. La dépossession des corps entraine donc l’illégitimité des personnes opprimées à se défendre : « corps destinés à se voler eux-mêmes s’ils veulent survivre : pour eux, se défendre c’est encore un vol. (…) leur existence est celle d’un hors de soi radical ». Les « arts de la résistance » (Scott, 2009) employés par les autres animaux s’articulent donc autour de leurs propres corps par la fuite, la destruction, ou l’agression physique afin de se voler elleux-mêmes pour devenir libres.
La passerelle et son bureau suspendu au dessus de la bouverie évoquent le panoptique décrit par Michel Foucault comme système de surveillance généralisée dans les espaces carcéraux au sein de sociétés disciplinaires. Le panoptique organise en effet le dispositif spatial de la prison en cercle comportant une tour de contrôle en son milieu. Les prisonnier.e.s ne savent donc pas quand ielles sont surveillé.e.s, ce qui induit des comportements d’autodiscipline par impossibilité de localiser, dans l’espace-temps, l’exercice de l’autorité.
Les abattoirs s’insèrent dans le dispositif spatial fragmenté mais structuré du spécisme en contexte néolibéral : ces espaces aux fonctions différenciés (faire naître, engraisser, puis abattre) s’organisent autour de la surveillance et du contrôle des corps. Le contrôle se matérialise dans des dispositifs spatiaux visant à éteindre toute forme de révolte des opprimé.e.s en combinant l’enfermement à des structures internes faites de séparations en acier entravant les corps et limitant les actions collectives. Si « les abattoirs sont des lieux où se construit l’impuissance politique des personnes animales » (269 LA), ces lieux doivent être pensés comme le dernier ilôt d’un archipel de la domination spéciste fait d’enfermement à de multiples échelles au sein d’architectures pensées pour l’exercice simplifiée de la violence.
Les corps des animalisé.e.s perçu.e.s comme des ressources incarnent le premier espace de diffusion de la violence spéciste. Ces corps constituent les premières prisons des personnes concernées. Michel Foucault [5], puis Paul Preciado, expliquèrent comment la biopolitique devint un instrument puissant de l’État et du capitalisme par le gouvernement des corps. « Biopouvoir est le nom de cette nouvelle forme de pouvoir producteur, diffus et tentaculaire : débordant du domaine juridique et du cadre punitif, il devient une force qui pénètre et constitue le corps de l’individu moderne » (Preciado, 2010) [6].
Les transformations génétiques, puis les mutilations nombreuses faites aux personnes appartenant aux espèces exploitées les affaiblissent et les désarment au maximum : vaches aux muscles hypertrophiés mais sans cornes, cochons et truies aux dents arrachées, poulets et poules aux becs coupés… la liste s’étend lorsqu’il s’agit d’amputer toute puissance aux personnes animalisées. L’INRAE [7] (soit l’État) et ses industries amies de production d’aliments d’engraissement orchestrent aujourd’hui le biopouvoir spéciste. Nos camarades vivant dans des sanctuaires nous montrent chaque jour à quel point leurs corps ont été appropriés et transformés afin de répondre aux désirs des oppresseurs. Lorqu’ielles résistent, chaque jour, dans les élevages, dans les abattoirs, dans les camions, ielles déploient une force incroyable en luttant malgré cette réalité. Ielles parviennent, entre pairs, à retrouver autonomie et liberté.
La surveillance des veaux.velles caractérise l’ensemble des activités de l’entreprise Vanlommel de l’achat des bébés à leur abattage. Une simple visite sur leur site internet [8] nous plonge dans le fonctionnement de cette industrie du meurtre en « chaîne fermée ».
En effet, les veaux.velles sont acheté.e.s dans des élevages laitiers puis enfermé.e.s dans une soixantaine de centres d’engraissement d’où ielles ne sortiront pas jusqu’au jour de leur trajet vers l’abattoir. Vanlommel possède son arme biopolitique efficace dans la transformation des corps : sa filiale nommée Verveka, productrice du lait d’engraissement utilisé pour nourrir les veaux.velles et qui « permet une croissance plus soutenue ». Vanlommel dispose de sa propre flotte de camions pour transporter les personnes vivantes, mais aussi leurs cadavres, « depuis la carcasse entière jusqu’au morceau emballé sous vide », partout dans le monde. Le groupe tue 3000 veaux.velles par semaine.
« Dès leur arrivée, Vanolmmel suit les veaux individuellement grâce au Système d’Information Vanlommel (VIS). Ce système enregistre l’exploitation d’origine, l’alimentation et les traitements vétérinaires de chaque veau. VIS permet aussi de suivre la qualité des veaux de chaque fournisseur ».
La surveillance s’opère ainsi jusque dans les corps des opprimé.e.s, la science et les technologies au service du spécisme permettant d’accroitre la « productivité ». Le directeur commercial explique qu’une dizaine de veaux.velles sont « écartés » chaque semaine. Celleux qui ne grossissent pas suffisamment ou qui souffrent de maladies diverses sont ainsi tué.e.s dans les premières semaines.
Le site internet propose toute une gamme de découpes à ses client.e.s dans un catalogue des plus macabres. On passe ainsi de photos de veaux.velles vivant.e.s à des photos de l’ « objet viande », l’abattoir lui-même ne parvenant pas à représenter le moment de l’exécution comme un argument marketing. Ce moment n’existe pas, l’abattoir agit comme une boîte noire qui avale des personnes pour recracher des objets considérés comme des aliments. D’après Carol Adams (2016) [9], le dépeçage joue un rôle matériel puis symbolique dans la désintégration du lien entre le corps et l’individu. Les morceaux de cadavre exposés sur le site internet de l’entreprise transforment ainsi les animalisées en « référentes absentes » de la « viande ». La violence n’existe plus lorsqu’elle est si légitime qu’elle façonne un régime politique tel que le spécisme.
La réification des corps des opprimé.e.s, soit leur assignation au statut d’objets ressources, tient sa matérialité dans le dispositif spatial de l’abattoir. L’abattoir comme lieu de production ultime de la violence spatialise ainsi notre terrain de lutte en tant que cible de l’insurrection collective auprès des opprimé.e.s qui résistent contre un système qui les enferme dans des corps malades et dans des murs sous surveillance généralisée depuis leur naissance.
S’informer sur l’industrie Vanlommel montre l’alliance entre le spécisme, l’État qui soutien les élevages, et le capitalisme néo-libéral en dévoilant les mécanismes actuels du biopouvoir exercé sur les autres animaux. Lutter exige de prendre connaissance des rouages de son ennemi. Nous sommes pour l’abolition du capitalisme et de l’État qui produisent ensemble les rapports de domination dont le spécisme actuel fait partie intégrante.
La police arrive et demande à parler aux responsables, l’autorité cherchant l’autorité. Les policiers nous expliquent que si nous acceptons de quitter les lieux par nous mêmes nous n’encourrons aucunes poursuites, mais qu’ils utiliseront la force pour nous déloger dans le cas contraire. S et J leur expliquent que nous ne partirons pas et que chaque personne porte la pleine responsabilité de ses actes.
Ces hommes armés semblent d’abord plaisanter d’une situation inédite, ils se moquent un peu de nous mais tentent d’être sympathiques et précisent qu’ils ne veulent pas faire mal. L’évacuation commence vers dix heures suite à notre refus de quitter les lieux. En fait, non, demi-tour. Ils n’avaient toujours pas remarqué, après des heures à nous observer, les chaînes qui nous unissaient. Ils reviennent un long moment plus tard équipés d’une pince.
Positionnée au milieu du couloir, je ne vois pas le début de l’évacuation mais j’entends parfois les cris et les gémissements de mes camarades. J et S, se tiennent debout proche de nous, avec leurs go pro et caméras. Des policiers surgissent et se jettent sur elleux. L’un d’eux attrape J et écrase son visage avec sa main avant d’essayer de l’extraire en le faisant passer dans l’ouverture d’un panneau du couloir, lui coinçant la jambe. J et S ainsi évacué.e.s, aucune image des actes de la police ne pourra être filmée.
L’évacuation s’avère lente et fastidieuse, les policiers décident de faire une pause avant de sortir la deuxième moitié du collectif. Lorsqu’ils reviennent en début d’après-midi, ils nous demandent si nous avons enfin décidé de quitter les lieux. La ténacité de notre refus déculpe leur violence. Les activistes se font attraper par le cou puis des clés de bras musclées les incitent vivement à se lever, tout cela sous une pluie d’insultes.
La légitimation de la violence se fonde sur le « choix » des activistes l’ayant elleux mêmes provoquée en refusant de coopérer. La police s’inscrit dans une logique discursive faisant de l’opprimé.e le.la responsable de sa propre oppression. Le refus d’obéir à l’autorité est sanctionné par une punition qui ne représente rien d’autre qu’une forme de violence légitimitée car systémique. L’État qu’on ne peut pas fuir (Lagasnerie, 2018 [10]) détient ainsi le « monopole de la violence physique légitime » (Max Weber, 1919). J’entends alors T hurler aux policiers qui l’arrachent « Et les animaux ils ont le choix ? Les veaux qui sont là, ils ont le choix ? ». Vient le tour de M qui clame « Vous êtes des complices de meurtres ! » avant d’être évacuée à son tour. Les mots de la résistance de M et T décrivent la police comme le bras armé de l’État et du capitalisme qu’il défend : « La police est là pour maintenir l’ordre économique [11]] » (Rigouste, 2016). La police tue dans le maintien d’un ordre injuste.
Tant qu’il y aura une police elle se situera du côté de l’abattoir et de son patron, abolissons le spécisme, abolissons la police !
Je sens la présence du policier derrière mon dos, je m’agrippe à ma camarade de devant pour essayer de tenir le plus longtemps possible. Il parvient à s’emparer de mes bras et me tient afin que son collègue coupe la chaîne. Je bouge, me tortille, et sens la colère des policiers monter face à ma résistance. L’un me tient la gorge pendant que l’autre brise la chaîne et me donnant un coup dans les côtes. Refusant de me lever ils enserrent ma gorge puis se résignent à me porter à deux. Nous sommes à l’abri des regards lorsque l’un d’entre eux me tord le poignet pour que je me lève et me pince très fort en haut du bras et au visage.
Les policiers déploient tout un éventail de techniques violentes apprises pour dominer et soumettre. Je suis traînée au sol sur plusieurs mètres jusqu’à la sortie où la lumière du jour m’éblouit après toutes ces heures passées dans la pénombre de l’abattoir. Tout un dispositif policier organise notre évacuation, plusieurs tentes sont dressées au milieu des camions frigorifiques Vanlommel et des véhicules de police.
La machine répressive fonctionne à plein régime. Comme mes camarades, je suis emmenée sous une première tente, mise à genoux, menottée et mes poches vidées. Un policier me met un masque de force ; après les violences policières, les gestes barrières !