Je découvre seulement maintenant la bêtise ordinaire des débats qui agitent le mouvement libertaire suite au premier mai. Faut pas m’en vouloir, j’ai fait 30h de garde à vue pour les conneries des un-e-s et des autres. Qu’on le veuille ou non, le premier mai libertaire est devenu une commémoration folklorique qui rassemblent des gens qui ont différents folklores : il y en a qui chantent des vieilles rengaines de la guerre d’Espagne, il y en a qui se sentent pousser des ailes en cassant trois vitrines.
Chacun-e sait bien au fond que ça ne change pas grand-chose à la situation, on est dans le registre symbolique : les plus raisonnables s’organisent publiquement pour rassembler plusieurs centaines de personnes (y compris des gens âgés et des enfants, c’est vrai), tandis que les plus enragé-e-s se groupent discrètement pour s’en prendre directement aux symboles du marché. En fait, ce n’est pas mon problème : ce qui est gonflant, c’est quand le folklore continue comme si de rien n’était sous la forme de débats rejoués sans fin… pendant que des personnes sont concrètement en garde à vue. D’abord et a minima, ce serait bien que ce concours de grosses couilles et d’analyses géostratégiques s’arrête au moins le temps d’organiser ensemble efficacement le soutien aux personnes interpellées qui en ont besoin. Ainsi, dans la première partie de ce texte, je commencerais par revenir sur les faits, en espérant que ça puisse aider à prendre conscience de la manière dont se passe une arrestation arbitraire. Ensuite, à plus long terme, je ne dis pas que cette discussion stratégique ne doit pas avoir lieu, mais pour que ça soit possible, il faut justement sortir de l’engueulade sur des faits particuliers, et de la course à la radicalité et à l’authenticité. Avec le parcours et le point de vue qui sont les miens, j’essaierai dans une deuxième partie du texte de tirer une proposition positive de ce merdier.
Quant à l’antirépression d’abord, on a eu confirmation de cinq interpellations : trois personnes pour dégradations (dont je faisais partie) et deux personnes pour violences (dont nous avons été isolé lors de notre transfert). Les interpellations ont eu lieu au moment du passage de la nasse de CRS sur désignation d’un jeune fonctionnaire de la BAC qui avait l’air un peu perdu et se mélangeait dans ses déclarations. Elles se sont effectuées à proximité du camion protégé par le SO de la CNT qui n’a pas réagi assez vite sur les premières arrestations, même si je refuse d’admettre que toute la responsabilité de l’autodéfense de la manifestation incombe au service d’ordre des organisations : il y a une responsabilité collective (en l’occurrence, pour ce que j’ai vu, la chaîne n’a pas été tenue plus loin que mon voisin immédiat qui a été embarqué avec moi). Nous avons alors été mis à terre et certains d’entre nous ont été frappés aux jambes, aux bras ou à la tête (sous prétexte que nous résistions – un camarade a gardé des photos des ecchymoses). L’interpellation a eu lieu à 14h10, nous sommes arrivés au commissariat Evangile à 14h31, notre garde à vue nous a été signifiée à 15h30 (soit vingt minutes hors délai sans autre raison que de nous faire parler dans le fourgon avec deux autres personnes qui ont étrangement disparu par la suite). Nous avons alors été séparés en deux groupes selon les chefs d’accusation. Notre groupe (inculpé pour dégradation) a été conduit au commissariat du cinquième où nous avons été rapidement auditionnés avant une première nuit en garde à vue.
D’abord mielleux puis menaçant, le flic qui m’a interrogé n’avait pas l’air de vouloir comprendre que je n’avais rien de plus à lui dire ; pour certains des camarades interpellés, l’avocat commis d’office encourageait même à parler, quand il ne parlait pas à notre place. (Au passage, on se serait bien passé aussi des leçons de militantisme des vieux de la vieille qui ne respectent pas la prudence la plus élémentaire en donnant des détails et nous accusant indirectement – sur le mode de l’éloge ou de l’insulte – des faits qui nous étaient encore reprochés à ce moment). Bref, le lendemain, rebelote, confrontation avec un fonctionnaire de la BAC, que son attitude supervirile n’a malheureusement pas empêché de se contredire dans ses déclarations, jusqu’à reconnaître qu’il avait perdu de vue le groupe qu’il souhaitait interpeller et se défausser sur un autre collègue. Notre garde à vue a malgré tout été prolongée en l’attente d’images vidéos ; on a commencé à sentir la baudruche se dégonfler quand deux flics sont descendus dans la cellule : un sur un ton gentil « bon, les dégradations c’est peut-être pas vous, mais dîtes-nous que les bâtons qu’on a ramassés c’est vous, sinon on va devoir vous garder jusqu’à lundi pour attendre l’autre fonctionnaire de la BAC » l’autre sur un ton agressif « tout de façon, si c’est vous, on le saura, vous avez intérêt à parler maintenant ». Bref, ça sentait gentiment le désespoir côté police, et effectivement ils nous ont laissés ressortir le soir, avec une convocation mardi matin pour confrontation bis avec la BAC.
Ce mardi donc, avec une bonne heure de retard, un jeune fonctionnaire de la BAC arrive. Visiblement c’est la corvée, il a hâte d’en finir et n’a pas révisé sa leçon. Même s’il nous « identifie formellement », il ne nous accuse pas des mêmes faits que son collègue (pour casser une des banques, on aurait jeté des baskets contre la vitrine, il fallait y penser), ne met pas en avant les bons éléments de reconnaissance, et ses déclarations ne concordent pas avec les premiers éléments vidéos. L’officier qui instruit l’enquête corrige et recorrige sa version sur un vieil ordi qui rame, avant, visiblement fatigué, de pointer lui-même les contradictions de son collègue. Il appelle le procureur, qui annonce un classement sans suite.
Pourtant, ce qui est désolant, c’est de voir que les effets de cette répression arbitraire vont au-delà des effets directs sur les personnes concernées (rétention en garde à vue, fichage, frais d’avocat, amendes et peines éventuelles). En fait, la répression atteint des objectifs dont elle ne pouvait même pas rêver à travers cette avalanche virtuelle de textes et commentaires haineux sur Indymédia, Paris-Luttes-Infos [1], etc. Pas besoin de pousser beaucoup pour que le mouvement libertaire se divise : au premier coup dur, chacun-e se renvoie la faute, c’est du pain béni pour le pouvoir. Chacun-e réagit à chaud en accusant cet autre qui n’a pas le même comportement ou la même stratégie : si tu ne fais pareil que moi, c’est que tu fais mal, donc c’est de ta faute, donc tu es un bourgeois et un flic (un infiltré toto ou un collabo cénétiste selon les versions).
Au passage, je comprends partiellement que la pression puisse monter après des altercations physiques et le poids des histoires d’un petit milieu qui végète encore trop dans l’entre-soi, mais j’espère que les esprits se calmeront et que les personnes qui nous ont insultés ou accusés à tort auront le courage de venir s’excuser à froid. Je vais essayer moi-même de ne pas m’énerver : il est temps de redescendre d’un ton car l’enjeu est au moins d’assurer collectivement notre responsabilité envers les camarades victimes de la répression. L’enjeu est aussi de ne pas baisser la tête et se laisser dicter notre stratégie par la répression. Ici, le fait d’en avoir été victime ne donne pas à ma parole plus de vérité qu’une autre, c’est simplement mon point de vue : quant à la stratégie donc, et à plus long terme, à lire les différents textes (à de rares expressions près), j’ai surtout l’impression que moins il y a de choses nouvelles à dire, plus on en rajoute dans les effets de manche et l’emphase. Chacun-e répète en boucle son petit discours préconçu contre les voisin-e-s sans tellement se préoccuper des personnes impliquées, de ce qui s’est réellement passé, ou des enjeux stratégiques véritables (qui vont heureusement au-delà des guéguerres du premier mai libertaire). Il y a un besoin de renouvèlement pratique et théorique évident. J’espère à titre personnel que cela pourra passer par des sites d’analyse qui sortent des murs clos des organisations (Grand Angle, Tant qu’il, etc.) Et de fait, je suis au moins d’accord sur un point avec les accusations des un-e-s contre les autres, et des autres contre les un-e-s, c’est que cela traduit plus généralement le fait que le mouvement libertaire n’est absolument pas à la hauteur de la situation, et n’assume pas sa responsabilité historique face à la situation européenne : crise économique, montée du fascisme…
Les élections européennes sont une étape et un signe de la mise en place de pratiques de coordination des pouvoirs économico-politiques ; et là encore, force est de constater que les réponses anarchistes sont insuffisantes : l’occasion du premier mai est à nouveau manquée pour construire quelque chose de réellement international et unitaire, cette dimension étant éclipsée par les petites luttes locales. Ces guéguerres identitaires sont en décalage total avec les exigences de la situation actuelle : quels que soient les choix d’affiliation ou non, nous devons être capables de regarder par-dessus les murs des bandes locales ou des organisations nationales (les camps No Border ou la Foire à l’Autogestion vont par exemple dans ce sens).
Se dégagent ainsi deux manière de montrer au pouvoir que la répression ne nous fera pas baisser la tête et de sortir par le haut de cette tempête dans un verre d’eau : d’abord, et à court terme, travailler de manière coordonnée sur les enjeux d’antirépression ; ensuite, et à plus long terme, susciter des rencontres réelles plutôt que des escarmouches virtuelles. Plutôt que de se contenter d’une manifestation commémorative, je crois que ce dont le besoin se fait sentir, en amont ou en aval du premier mai 2015, c’est une vraie rencontre entre les différentes composantes du mouvement qui aurait pour but de mettre sur la table les questions de stratégie que nous rencontrons tou-te-s quoique de manière différente. A charge maintenant pour tou-te-s celleux qui disent si fort vouloir parler stratégie… de l’organiser réellement !
Raffael