Alors déjà non, « on » ne paie pas plus pour ça que pour n’importe quelle dégradation.
La ville de Paris, et la majorité des villes en France, ne s’endettent pas suite aux dégradations de mobilier urbain. Les entreprises de pub s’occupent seules de l’entretien des éléments de mobilier urbain dans leur intégralité, et la Ville n’a rien à reverser. Ces concessions se basent sur l’exploitation de la publicité affichée sur ce mobilier, c’est comme ça que les entreprises qui les gèrent se payent.
Le mobilier urbain c’est pas un symbole capitaliste ? Eh ben si, et c’est d’ailleurs un des plus invasifs dans nos quartiers, et on va tenter de l’expliquer rapidement.
On peut commencer en évoquant rapidement l’histoire de l’entreprise JCDecaux, dont elle est d’ailleurs très fière.
Selon l’entreprise, ce serait Jean-Claude Decaux, dans les années 1960, qui aurait eu l’idée des Abribus. Alors oui, en effet, l’Abribus avec un grand A a bien été inventé par J.-C. Decaux. Mais les abris pour attendre le bus, qu’on appelait par le terme oublié d’« aubette », existaient bien avant [1]. En fait, Jean-Claude Decaux avait monté une entreprise d’affichage publicitaire d’autoroute, mais en 1964 la publicité sur les bords de l’autoroute est critiquée, et tend à être mieux règlementée et fortement taxée. Il a alors une idée bien particulière pour pouvoir continuer de diffuser sa pub : le mobilier urbain publicitaire. Et quoi de mieux que de se servir de ces « aubettes » pour répandre la pub en ville ? Pour diffuser sa publicité, en multipliant ces abris tout en s’assurant le monopole, un argument de choc : il promet aux villes l’installation et l’entretien gratuits de tous les abris, en échange de la liberté de les recouvrir de publicités. Une aubaine pour les collectivités françaises qui vont s’engouffrer dans la brèche, faire de Decaux une grande fortune, et sa société JCDecaux la n°1 de la pub en extérieur dans le monde.
Il ne s’arrêtera pas là, et mettra en place d’autres supports publicitaires urbains, comme les fameuses « sucettes » (les pubs de base, double-face, de grandes affiches sur un petit pied), les multiples panneaux rétroéclairés ou mobiles, les affichages LCD etc. Il essaimera dans les aéroports, les gares, le métro... Ses successeurs à la tête de l’entreprise (ses fils évidemment) vont ensuite imposer les pubs vidéos sur écran, les pubs connectées, les pubs avec flashcodes, les pubs dans les chiottes publics, sur les kiosques à journaux, et aussi… les vélos en libre-service ! Eh oui ! ces vélos en libre-service qui font de si belles barricades, eh bien c’est aussi eux [2], et c’est aussi du mobilier urbain ! Rappelons au passage que JCDecaux collabore avec l’Administration pénitentiaire en France, fait construire une partie de ses merdes en prison et a réussi à faire condamner des mineurs à travailler gratuitement pour faire réparer du matériel endommagé. Ça avait donné lieu à des actions en avril 2014.
Concrètement, l’installation de ce mobilier urbain publicitaire fonctionne sous la forme de « délégations de service publics » (ou privatisation de service public si on veut être plus clair). Les collectivités font donc un appel d’offre (théoriquement) ouvert à la concurrence [3]. Nos cerveaux étant un peu perçus comme une ressource naturelle exploitable à merci, les publicitaires bénéficient au final d’une « concession », comme les compagnies minières. C’est une forme de contrat dans laquelle l’État laisse exploiter ce qui lui appartient par un privé : le privé s’enrichit, et l’État ou la collectivité doit en tirer un bénéfice parallèle et sans frais supplémentaires. Dans le cas des mines, la compagnie s’enrichit, mais fournit à l’État un matériau nécessaire à l’industrie. Dans le cas qui nous intéresse, la « concession de service », la collectivité autorise temporairement le publicitaire à exploiter l’espace public et nos cerveaux, en échange d’installations jugées utiles à la population.
Ces concessions concernent en France surtout JCDecaux, Clear Channel et Giraudy/Exterion Media.
La concession précise qui paye quoi. Et c’est relativement clair. Dans la loi, le publicitaire, en échange du gain important engendré par nos cerveaux imbibés de pubs, assume en échange tous les risques et les pertes éventuelles, dégradations comprises. C’est là le principe de la concession, et sa différence avec un simple marché public. Si la ville mettait en place un service municipal pour s’occuper des abribus ou des kiosques, ceux-ci ne seraient pas recouverts de pubs. Si elle payait des abribus, leur installation et leur entretien à une entreprise, ce serait également différent. Mais là, tout est gratuit pour la ville, les risques sont entièrement assumés par l’installateur, en échange d’une profusion de publicités. Evidemment, c’est l’abribus ou le kiosque dans son ensemble qui sont gérés et assumés par l’entreprise, et pas le seul panneau de pub qui y est attaché, sinon la ville n’y aurait aucun intérêt.
D’après Clear Channel, les réparations de sucettes de pubs ou d’abribus, couteraient environ 200-300 € la vitre, environ 15 000 € le mobilier complet en ajoutant les équipement électroniques, sans compter le manque à gagner publicitaire.
Ces mobiliers urbains sont donc un symbole capitaliste très fort, celui de la privatisation à la fois des services publics et de l’espace public.
Un espace public qui est ainsi vendu par les mairies à la pub. Et est-il encore besoin d’expliquer en quoi la pub est un symbole capitaliste ?
Pour résumer, à propos des différents supports publicitaires :
- Les abris (de bus surtout), idée de base de JCDecaux, sont installés et entretenus par les publicitaires. Généralement, un double panneau de pub est installé à une extrémité. Comme les gens stationnent devant ces panneaux, les bénéfices sont plus importants, et justifient l’entretien de l’abri dans son intégralité. Il n’y a aucune distinction entre les différentes parties de l’abri de bus, qu’elles soient publicitaires ou non, toutes sont aux frais du publicitaire. Les dernières moutures offrent moins d’abri, et des dispositifs anti-SDF en prime. La RATP gère toutefois les bornes pour acheter les billets, s’il y en a. Mais bon…
- Les « sucettes » de pubs : on pourrait croire que c’est différent, car elles semblent ne servir qu’à diffuser des pubs, mais non. Comme elles servent aussi à afficher des plans, et parfois des messages municipaux, elles suivent généralement le même genre de contrat. Parfois, selon la part de pubs/info municipale, le publicitaire verse quand même une part des bénéfices à la Ville, sous forme de taxe. Mais que la sucette abrite un plan de la ville ou une pub, l’entretien reste aux frais du publicitaire. Et la surface réservée au publicitaire ou à la ville est fixe. Ce n’est pas parce qu’un plan de la ville est dégradé, qu’il sera remplacé le lendemain par une pub. Au contraire, la dégradation des affichages municipaux crée encore plus de pertes pour le publicitaire, qui doit racheter des affiches qui ne lui rapporteront rien. Ça vaut aussi pour les panneaux de pub de plus grande taille, ou mobiles.
Sucette de pub, Toulouse
- Les kiosques à journaux [4] :
Propriétés privées au départ, la ville de Paris les rachète en 1880, pour rapidement les revendre tous à un publicitaire, dès les années 1900. Cette boite rachète en un siècle les kiosques de centaines d’autres villes de France. Puis JCDecaux rachète le tout en 2011. Aujourd’hui, ces kiosques appartiennent donc à une de ses succursales : MediaKiosk. La plupart des pubs de kiosques sont des unes de journaux, ce qui les rapproche légalement des « enseignes temporaires » (type panneaux de promos ou de soldes sur les vitrines de magasins). Elles génèrent néanmoins d’importants revenus publicitaires car elles sont très nombreuses. Et rien n’interdit d’y mettre toute sorte d’autres pubs, ce qui arrive souvent. Notons que des kiosques sont souvent inutilisés, et ne servent que de supports publicitaires.
La location des kiosques est souvent le fait de la régie qui les gère. Les kiosquiers payent donc leur emplacement à MédiaKiosk (JCDecaux), par exemple. Si leur fonds de commerce (les journaux à l’intérieur) sont endommagés, c’est leur bailleur qui doit les rembourser. On se doute néanmoins qu’un bailleur comme JCDecaux tentera de rembourser le moins possible, ça peut donner lieu à des poursuites, et le plus riche est alors favorisé. En cas de dégradations de l’intérieur des kiosques, le kiosquier peut donc être lésé aussi. C’est le jeu.
- Les « colonnes porte-affiches », ou colonnes Morris à Paris, rentrent également dans le cadre du mobilier urbain publicitaire, et sont gérées par les mêmes boites. Néanmoins, elles ne peuvent accueillir que des informations culturelles, ce qui réduit leur nuisance, et leurs bénéfices pour les publicitaires. Mais leurs nouveaux formats rétroéclairés et fermés bénéficient aux plus grosses structures culturelles.
- Les « mâts porte-affiches », ces sortes de drapeaux double-face sur le bord des routes en ville, c’est aussi du mobilier urbain publicitaire, gérés par ces boites. Leur contenu doit néanmoins être validé par la Ville, et ne promeut généralement que des évènements sportifs ou « culturels » organisés par celle-ci. On sait toutefois le nombre d’évènements de merde qui peuvent être accueillis dans nos villes. De nouveaux formats ont fait leur apparition ces dernières années, qui les rapprochent des supports de pubs classiques.
Mât moderne dans le 18e, Paris.
- On peut ajouter les bâches publicitaires, qui cachent parfois des chantiers. Elles peuvent être des pubs pour l’entreprise qui coordonne le chantier, mais aussi des concessions filées par la Mairie à des boites comme JCDecaux ou Clear Channel, dans le cas de rénovation de bâtiments publics. Les bâches modernes sont désormais des « palissades » publicitaires, de véritables panneaux de pubs rétroéclairés, et sont déployés sur tout type de chantiers, privés ou publics. Ce n’est toutefois pas considéré comme du mobilier urbain.
- Précisons que Clear Channel ou JCDecaux ont des lieux de stockage dans toutes les métropoles, où ils stockent le matos endommagé et le matos neuf destiné à le remplacer [5] .
Enfin, il faut dire deux mots aussi sur la responsabilité de l’État en cas de dégradations. Certaines personnes tentent parfois d’expliquer que les dégradations seront payées par leurs impôts, car l’État est responsable de l’espace public, et devra donc rembourser les entreprises. C’est beaucoup plus compliqué que ça.
Déjà, il n’y a rien d’automatique. Certes, toutes formes de dégradations peuvent donner lieu à cette indemnisation de l’État, que ce soit sur une banque, un kiosque à journaux ou le pot de géranium d’un particulier. Néanmoins, la responsabilité de l’État est déterminée en justice, devant les tribunaux, lors de procédures effectuées au cas par cas, par chaque entreprise, et pour chaque évènement séparément. Et la loi est relativement claire.
L’État est jugé responsable des violences qui se déroulent dans les manifestations politiques, qui vont à l’encontre de ses réformes. Donc en gros, si des manifestant-es s’énervent « dans le feu de l’action », et que des violences ou dégradations sont commises par ces manifestant-es, l’État peut être condamné en justice. Mais en cas de dégradations commises dans l’espace public par un ou des groupes, « prémédités et organisés » [6], rassemblés dans le seul but de commettre des délits, alors l’État n’est pas responsable.
Dans la jurisprudence, l’exemple de commandos organisant un braquage est l’exemple-type du groupe rassemblé pour commettre des délits. Mais cet exemple a été sensiblement élargi durant les manifestations loi-travail, puis GJ, en prenant pour base les violences des ultras après les matchs de foot et les révoltes des banlieues de 2005.
La ligne de défense de l’État est donc simple : s’il est démontré qu’un groupe violent s’est infiltré dans la manifestation dans le seul but de commettre des dégradations, alors l’État n’est plus responsable. Il est responsable uniquement des dégradations commises par des manifestant-es, mais pas de celles commises par des groupes dits étrangers à la manifestation.
Cette question permet de comprendre les termes employés dans les médias quand ils parlent des manifestant-es déters : on comprend l’intérêt qu’ont les représentants de l’État à expliquer que des « casseurs » ou qu’un « black bloc » s’est constitué, mais que ses revendications n’ont rien à voir avec celles des « manifestants pacifiques ».
Tout l’intérêt qu’ils ont aussi à employer des termes comme « en marge de la manifestation », quand bien même le cortège de tête serait le plus gros des cortèges de la manif (comme c’est le cas dernièrement à Paris, dans les manifs contre la réforme des retraites).
Tout l’intérêt qu’ils ont donc à dépolitiser totalement ce type de cortège, ce qui permet par ailleurs d’encourager la désolidarisation des autres manifestant-es.
Ça leur permet également un emploi de la force beaucoup moins régulé, puisque ce « black bloc » hériterait du même statut légal qu’un commando braqueur. Ça supprime aussi une éventuelle indemnisation de l’État envers les victimes de violences policières qui ont lieu dans ce cadre. On ne rentrera pas dans tous ces détails ici, ce n’est pas le sujet de base, mais on comprend que tout cela est intimement lié.
Et donc, si les dégradations sont commises officiellement par des « casseurs en marge de la manifestation », et que la justice l’admet, eh bien l’État ne sera pas condamné à indemniser les entreprises.
Clear Channel l’a d’ailleurs compris, et a refusé de réparer ses équipements à Rennes, jusqu’à la fin du mouvement social, après un coût estimé à environ 80 000€ pour le seul mois de mars 2023 . Cette décision est toutefois illégale et ne respecte pas leur contrat avec la Ville.
Stong