Lettre ouverte / droit de réponse à l’article de Mediapart paru le 31 mars 2022 par Camille Polloni.
Une certaine vision de l’investigation
La situation était pourtant aussi simple que révoltante. Voilà 15 mois que Libre Flot et 6 autres accusé.es attendent leur jugement. Quinze mois depuis lesquelles Libre Flot est enfermé à la taule de Bois d’Arcy alors que ses camarades ont été progressivement libéré.es. Quinze mois durant lesquels on l’a laissé croupir à l’isolement. Quinze mois durant lesquels il a documenté dans ses lettres les graves dommages que l’absence de contact humain faisaient subir à son mental. L’isolement est une torture que rien ne justifie. La justice française la fait subir illégalement depuis 15 mois à Libre Flot en la justifiant uniquement par ses chefs d’inculpation, alors même qu’il est présumé innocent. Et voilà 33 jours qu’il s’est mis en grève de la faim, mettant en jeu ce qu’il lui reste de santé mentale et physique, pour exiger la fin de cette situation, le tout dans le silence assourdissant des médias capitalistes.
Ses avocat.es tentaient hier de briser ce silence via une conférence de presse. Mais la DGSI a décidé de tirer la première. Elle l’a fait par le biais de la journaliste Camille Polloni et de son journal Mediapart, dans un article laconiquement intitulé « Dans la seule affaire « terroriste » d’ultragauche, une grève de la faim qui s’éternise » – le mot « terrorisme » étant mis entre des guillemets de rigueur, mais certainement pas le mot « ultragauche », terme policier dont personne ne sait vraiment ce qu’il signifie. Les mots des flics repris dès le titre sans distance, on sentait que l’on allait déguster.
La première partie de l’article est pourtant correcte, exposant la situation, relayant l’état de santé inquiétant de Libre Flot, citant ses avocat.es et des extraits d’une lettre publique où il se décrit comme enterré vivant. C’est ensuite que ça se corse, Polloni ayant visiblement choisi d’aller se faire servir ses infos directement auprès de la flicaille et/ou du juge, qui ont décidé qu’il était temps de faire fuiter de nouveaux éléments du dossier, histoire de détourner l’attention de leurs méthodes infâmes de détention. Alors quels sont ces nouveaux éléments ? Eh bien pas grand-chose, finalement, l’enquête piétinant depuis les dernières fuites organisées par la DGSI dans le journal le Point en décembre 2020. De l’aveu même des flics, nous sommes face à des « terroristes » d’un genre nouveau : celleux qui n’ont pas de projet d’attentat. On retrouvera donc ce qu’on savait déjà : la possession de 2 fusils de chasse, des parties d’airsoft, deux explosions réalisées au milieu de nulle part, l’expérience militaire acquise par Libre Flot au côté des Kurdes du Rojava contre Daesh, des « aveux » rétractés depuis, et des écoutes. Ah les écoutes, c’est ça l’élément nouveau qui n’avait pas encore été dévoilé à la presse, la bombe que la DGSI pose pour discréditer le combat de Libre Flot contre son enfermement. Vous voulez savoir ce qu’iels disent, les terroristes, qui va faire trembler dans les chaumières ? Iels parlent de « tuer des poulets », de « cramer » des caisses de flics. « Eux, ils nous butent, ils nous mutilent et nous, on va taper pour le folklore ? C’est mort, le mec, il est là, je le bute » aurait dit un jour Libre Flot, parlant d’un CRS. Terrifiant ? Aucun acte, aucune préparation d’acte n’est pourtant renseignée par l’enquête.
L’art délicat du montage
Au cinéma, un monteur habile peut, à partir des mêmes rushs, des mêmes images, raconter tout un tas d’histoires différentes. La DGSI maîtrise à la perfection cet art. Des individus qui ne se connaissent même pas toustes et habitent parfois à des centaines de kilomètres les un.e des autres sont ainsi devenu.es par la magie du montage une « bande », un « groupe clandestin » regroupé autour d’un leader « charismatique » qui, tout anarchiste et anti-autoritaire qu’il est, n’en demandait sans doute pas tant. Et Mediapart nous donne à voir, sans recul aucun, le film monté par la DGSI, composé à partir d’éléments disparates tirés de la vie de ces personnes qui avaient le malheur – ou le bon sens – de ne pas aimer la police. Des éléments obtenus à partir d’enregistrements réalisés jusque dans le lit de Libre Flot. Ou encore à partir d’interrogatoires de plusieurs heures de personnes en état de choc après leur violente arrestation, tombant facilement dans les pièges des interrogateurs : leurs manipulations, leurs mensonges, leurs menaces pour tirer des aveux qui ne valent rien. Ces méthodes ont été largement documentées et dénoncées, parfois par Camille Polloni elle-même. Elle choisira pourtant cette fois, question de cadrage, de les laisser hors-champ, crédibilisant ainsi la version policière. De même, elle nous explique que l’enfermement de Libre Flot est dû à une crainte de le voir contacter d’autres « acteurs de l’affaire » alors même que son interdiction de communiquer avec les autres accusé.es vient d’être levée pour une personne, ouvrant la voie à d’autres possibles levées – mais ça, Camille Polloni l’ignorait sans doute, elle que les flics avaient pourtant si bien renseignée.
Et c’est ainsi qu’une fois arrivé au générique du thriller de la DGSI, on a oublié la grève de la faim de Libre Flot. On a oublié l’isolement, on a oublié la torture blanche, on a oublié les murs poisseux de la prison derrière lesquels l’État élimine de la vie sociale toute personne, de préférence pauvre et/ou racisée, qui serait susceptible de se dresser face à lui un jour, on a oublié cette prison qui tue et qu’il faudra bien abolir. On a oublié tout ça, car on a tremblé devant ces jeunes gens en colère, qui avec leurs deux fusils de chasse ont imaginé que peut-être un jour on arrêterait de se laisser faire par la répression policière. On a eu peur de cette « bande », et on se dit que, finalement, ces personnes ont mérité ce qu’elles vivent, qu’on peut bien être en colère, mais pas en agitant des fusils tout de même, que la police ne mérite pas de telles menaces, et qu’on a sans doute bien raison de les enfermer. On peut alors retourner dormir tranquille en oubliant qu’un homme vit la torture blanche depuis maintenant 15 mois. Tout est en ordre. La DGSI a bien fait son travail. Mediapart l’y a bien aidé.
Mais nous, nous n’oublierons pas. Nous continuerons à soutenir nos camarades, et à cracher sur le journalisme de préfecture.