Manif du 22 février à Nantes (3/3) : décryptage d’une stratégie policière et politique

Une analyse et une interprétation de la journée du 22 février au regard des témoignages, à la lumière des expériences passées de nos luttes, et des réflexions qu’on peut en retirer pour l’avenir. Par un membre du collectif francilien de soutien à NDDL, qui publie également, à propos cette journée, une chronologie de la répression médiatique et une analyse de la stratégie policière et politique.

Si on analyse le compte-rendu de la journée, rédigé sur la base des témoignages publiés et le retour d’expérience de l’équipe légale du Collectif francilien de soutien NDDL-IDF, on peut se poser plusieurs questions concernant les choix de la préfecture et les évènements qui s’en sont suivis.

L’annonce de la manifestation des mois à l’avance, l’identification connue des organisateurs (ACIPA, Cedpa, COPAIN, etc.) aurait pu motiver la préfecture à prendre contact avec ces derniers bien en amont de la manifestation. Interdire un parcours à la veille de celle-ci ne pouvait que cristalliser les tensions déjà vives dans lutte contre le projet d’aéroport. Le préfet, coutumier des arrêtés d’interdiction absurdes (interdiction de transport de matériaux de construction, interdiction de semer, interdiction de circuler, flics etc.) ajoute au dialogue de sourds qui caractérise la stratégie gouvernementale dans l’imposition de son projet. Attiser la colère la veille d’une manifestation alors qu’on sait qu’elle promet d’être houleuse (les précédentes l’étaient à Nantes en tous cas), n’est en aucun cas un signal d’apaisement.

Verrouiller un quartier lui donne immédiatement des allures de siège, avec les barrières barrant les grandes artères et les forces anti-émeute disposées sur chaque rue d’accès au centre. La présence d’un hélicoptère ne fait qu’ajouter à l’ambiance : les esprits qui auraient pu être à la fête sont plombés par ce vrombissement continu qui emplit les rues et absorbe l’expression émotionnelle de la foule, qu’elle soit colérique ou joyeuse. Créer une telle tension sur toute une manifestation prépare celle-ci à l’éventualité de l’affrontement et de la confrontation tout en attisant ses rancœurs.

Quand ensuite on dispose face à la manifestation, sur une artère initialement prévue au parcours et usuelle des manifestations nantaises, un large mur renforcé de matériel anti-émeute et lourdement gardé, comment ne pas focaliser l’attention dessus, cristalliser les frustrations, colères et revendications des manifestants ? Sur cette barrière qui symbolise l’État de droit auquel tout est permis, sans concessions aucune et en dépit de tout bon sens ? Les murs ont de tout temps symbolisé et incarné la limite de la propriété, la fermeture, l’isolement, la séparation, l’entrave à la liberté de circulation.

Comment dès lors s’étonner qu’un mur qui privatise un espace prétendument public pour préserver la continuité du commerce privé, qui canalise la manifestation et qui obstrue le champ de vision avec un arsenal sécuritaire et visuellement agressif, que ce mur-là va cristalliser les rancœurs et concentrer sur lui la colère bridée ? Reculer ce mur de 100 m l’aurait rendu moins visible, moins accessible et donc moins exposé. Pourtant, ce n’est pas ce choix-là qui a été fait et la présence du canon à eau appuie l’hypothèse d’un aménagement du conflit à cet endroit. De même que les unités lourdement armées et très mobiles disposées sur les rues latérales au mur. L’histoire de la Commune l’a montré : rien ne vaut une grande artère pour ménager des lignes de vue aux tireurs et pour progresser sur un front large et modulable, hostile et fatal aux émeutiers. Rien de nouveau là-dedans en vérité, juste de la stratégie urbaine anti-insurrectionnelle. On ne s’étonne pas que Valls qualifie les affrontements de « guérilla urbaine » puisque c’est dans cette optique qu’on entraîne les gardes mobiles à Saint-Astier, dans des reconstitutions « d’émeutes urbaines ».

Ce qui est plus étonnant en revanche, c’est le choix de dégarnir totalement l’îlot Feydeau, l’agence Vinci de la rue de Strasbourg, le Commissariat du Cours Olivier de Clisson, les engins de chantier du Quai de Turenne et de laisser à disposition des manifestants une aussi grande quantité de matériaux de construction. Pour une manifestation annoncée très en avance, on serait tenté de taxer la préfecture d’inconséquence, au regard du fait qu’elle avait suffisamment de craintes pour interdire l’accès du centre-ville. Quant à penser qu’elle ait pu être débordée dans ses prévisions, le millier de policiers lourdement équipés et parfaitement méthodiques qui ont nettoyé l’îlot Feydeau en l’espace de 2 heures suffit à nous laisser penser l’inverse. C’est une véritable armada qui a peigné les rues d’est en ouest aux lanceurs de balle de défense (LBD), Flashballs, lacrymogènes et lances à eau. Si l’avancée était si rapide entre 16h30 et 18h, pourquoi avoir laissé l’îlot Feydeau aux émeutiers durant plus d’une heure [1] ?

Si on regarde le dessin de la progression de l’opération, on peut voir un encerclement progressif du Cours Roosevelt mais aucune manœuvre destinée à l’isoler ou enfermer les opposants. La stratégie semblait bien plus destinée à évacuer l’ensemble des manifestants en les repoussant vers Gloriette pour les évacuer totalement à l’échéance de la déclaration de manifestation, vers 18h.

Par ailleurs, les interpellations sont davantage opportunistes que calculées : une seule unité très mobile de flics en civil lourdement armée accompagnait les policiers de la CDI sur l’îlot Feydeau et n’a jamais tenté véritablement de cibler et d’interpeller, alors qu’on a été habituées ces dernières années à des hordes de flics de la BAC qui écument les côtés des manifs.

Les peines lourdes prononcées à l’encontre de ceux qui ont été jugés en comparution immédiate montrent une volonté d’exemple post-manif à visée politicienne, bien plus qu’un effort de recherche et de sanction du plus grand nombre d’émeutiers. Ce n’est pas nouveau non plus : chaque émeute conduit à quelques procès exemplaires aux peines assaisonnées, pour faire office de dissuasion. On fait du résultat ou du chiffre, selon les besoins médiatiques des politiques sécuritaires. L’important n’est pas de « rendre justice » mais de faire justice pour légitimer après-coup les choix policiers et les mandats politiques.

Ce qui compte par contre, c’est la peur qui fait peur, celle qui fait vendre de la sécurité, fait des images terrifiantes à diffuser dans les médias : dans un champ d’objectifs photo et vidéo, on ne perçoit jamais la réalité qu’à travers une lucarne subjective. Au-delà du regard sensationnaliste du journaliste qui va se concentrer sur le feu, le sang et les cris en ignorant tout environnement plus nuancé autour de lui, c’est la perception du téléspectateur, du lecteur de presse qui est conditionnée. Elle l’est par l’émotion suscitée au travers du spectacle de l’image et la force des mots-choc : déployer des barrières, des canons, des gardes mobiles, ça vend à la fois de la peur et de la sécurité ; Nantes sous verrouillage policier prépare à l’image de Nantes ravagée, incendiée et affligée : quand la ville se découvre la veille dans un étau policier qui l’angoisse, le surlendemain on la conforte avec les images qui justifient cette débauche de moyens répressifs, elle a besoin de flammes, de blessés, de cendres et de nuages de gaz dans lesquels s’ébauchent des silhouettes fantasmagoriques d’émeutiers masqués et casqués, armés de pavés.

Dépersonnaliser le casseur aide à s’en éloigner, savoir le nombre de flics blessés à s’identifier à eux, voir son arrêt de bus habituel noirci fait ressentir le dommage. Le tout ensemble rend la manifestation hostile et la mise sous état de siège de la ville tolérable. On évacue la question de la raison de l’émeute, sa nature, sa diversité, ses visages, au travers une figure de l’ennemi incarnée dans le black bloc, l’anarchisme radical situé à l’ultra-gauche d’on ne sait quoi, et issu d’un lieu imaginaire, étranger, marginal, hostile : l’ anarcho-autonomie. Pourtant l’émeutier de samedi avait de nombreux visages : le pavé n’a besoin que de la rancœur, la colère ou l’occasion pour s’exprimer, il n’a pas toujours de parti, d’affiliation ou de préméditation, il est le prolongement spontané d’une colère.

De la même façon, aucune distinction n’est faite entre ce qui est cible délibérée symbolique d’un sabotage (vitrine du monde marchand, politicien, institutionnel, sécuritaire) et ce qui est juste un moyen providentiel d’appui tactique et logistique à l’émeute. L’émeutier est tout entier enfermé dans la figure du casseur dont la fin première est le saccage et l’outrage. Chaque émeute est l’occasion de distinguer le bon grain de l’ivraie, le manifestant besogneux et soucieux de préserver la démocratie du casseur nihiliste dont la seule motivation serait la destruction et la nuisance.
Cette séparation opérée par les autorités s’appuie sur une culpabilisation de ceux qui se laisseraient confisquer toute possibilité de dialogue constructif par les émeutiers. Seulement cette fois-ci l’argument est éculé : on ne la fait pas à ceux auquel on a déjà dénié toute possibilité au dialogue et à qui on a asséné systématiquement le bâton sur la tête pour toute réponse. Des mois d’affrontements, de vexations policières sur la ZAD ont amené chacun à reconsidérer les frontières entre violence et non-violence, entre dialogue et confrontation, entre résistance et lutte, entre indignation et révolte. À NDDL, on a dépassé ces dualismes réducteurs pour construire une réponse concertée, reflétant toute la diversité des composantes de la lutte. Les organisateurs ont communiqué en se libérant de cette conflictualité qui oppose ; ils ont intégré et affirmé les différents modes d’expression d’une même colère.

Cette position forte et unitaire va à contre-sens d’une médiatisation qui demande du regret, une sorte d’excuse au trouble à l’ordre public. Pourtant à Kiev, c’est l’image magnifiée de l’émeutier qui est mise en avant dans l’œil des médias. Il y a dans l’émeute une distinction qui est faite entre la bonne et mauvaise émeute, la bonne étant bien entendu celle qui appelle la démocratie de ses vœux et non celle qui met à jour son visage autoritaire. Parce que ces opérations policières brutales, qui ne font plus la distinction entre l’émeutier et les autres manifestants, gazant et tirant sur les uns et les autres avec la même violence, n’évoquent en rien le fameux « état de droit » dont elles se veulent le fer de lance.
Pas plus que les procès expéditifs qui suivent ne sont le reflet d’une justice pesée et proportionnée, ils ne sont que les pantins médiatiques que les politiciens agitent à la face de ceux qui réclament des têtes pour se reposer sur le sentiment que l’outrage à la démocratie est lavé. Enfin, le matraquage médiatique aveugle et ignorant qui s’alimente sur les ragots bâclés de l’AFP, sur des diaporamas émotionnels et boit les diatribes des politiciens comme du petit lait, n’a rien d’un contenu informatif qui permettrait aux « citoyens » de se forger un avis critique, ce n’est qu’un usage intempestif d’une illusoire liberté de la presse, asservie au voyeurisme et aux manipulations marchandes et politiciennes.

Face à une position unitaire qui ne prête pas l’oreille aux tentatives de division des manifestants, le préfet n’a d’autre option que de décrédibiliser l’ensemble de la manifestation et de désigner les organisateurs de la manifestation comme la « vitrine institutionnelle d’un mouvement armé ». On retrouve la notion de mouvance, chère à la rhétorique de feu Alliot-Marie, dans les heures de gloire de la lutte anti-terroriste engagée par Sarkozy. Valls semble prêter la même oreille à Alain Bauer, l’épouvantail qui avait déclenché la chasse aux sorcières de Tarnac ; sans doute est-ce parce que ce Bauer, qui est à la tête de Francopol et siège à l’INHESJ, est un proche de la famille. Les idées contre-insurrectionnalistes ont la dent dure : la figure du terroriste est un moyen commode d’assaisonner et circonscrire tout ce qu’on ne maîtrise ou comprend pas bien et qui menace la crédibilité du bel édifice démocratique.

Il est plus facile de justifier qu’on a tiré sur un mouvement armé que d’expliquer de la blessure d’un jeune charpentier qui ne portait ni cagoule ni bâton au moment où il a reçu un tir de LBD dans l’œil. Quand le manifestant a un visage et quand ce visage sympathique nous apparaît meurtri, on ne peut plus faire valoir le nécessaire usage de la force. À ce moment-là, le mieux est de ne rien dire, de déplacer le responsable du tir si on devait avoir trop d’opposition venant de la victime et de faire débouter le ou la malheureuse dans toutes ses entreprises pour se faire justice. Reconnaître la bavure serait reconnaître un usage inadéquat de la force et remettre en cause toute la légitimité d’un dispositif qui s’appuie sur la terreur et la répression aveugle. Car si les yeux perdus se multiplient du fait de tirs de LBD depuis son déploiement en 2008 (une vingtaine de cas), la saisine du Défenseur des droits quant à son utilisation n’a pas empêché que toutes les unités de police continuent à en être équipées progressivement. Sur cette vidéo prise depuis le Boulevard Philippot, on voit distinctement les policiers en civil armés de flashball et LDB, alignant les manifestants en face d’eux à plusieurs reprises.


Le blog 22novembre2007 publie également des photos et vidéos de flics des Compagnies Départementales d’Intervention (CDI) en train de tirer et viser le 22 février.

13 personnes ont été touchées au visage (oreille qui saigne, nez et mâchoire fracturés, œil perdu, 4 hématomes aux yeux et des impacts à l’arrière du crâne). L’argument ayant prévalu à l’instauration du LDB était le fait qu’il serait équipé d’une visée et éviterait les tirs au visage dont le flashball était tenu responsable. C’est un argument mis en avant dans sa plainte par Pierre Douillard, un jeune nantais ayant perdu son œil des suites d’un tir de LBD (en test en 2007) : ce qui est visé est touché et inversement ce qui est touché a été visé délibérément. Avec une arme de précision, un entraînement au tir et un ajustement de la visée dans une situation stable, le tir à la tête n’est pas une erreur mais une intention.

Parallèlement les grenades de désencerclement et GLI-F4 à effet sonore qui ont occasionné de très nombreux dégats et la perte d’un œil lors de la mobilisation anti-THT à Montabot en 2012, ont à nouveau blessé plusieurs personnes, dont le journaliste de Rennes TV.

Utilisées systématiquement de manière offensive alors qu’elles sont destinées à un usage défensif pour s’extraire d’une situation d’encerclement, elles projettent 18 plots en caoutchouc avec beaucoup de force, sur 30 m. tout autour du point d’impact. Enfin, les grenades à effet assourdissant, utilisées à plusieurs reprises aux abords du square Fleuriot, provoquent des lésions auditives : une personne située à proximité immédiate s’est retrouvée assourdie un long moment, et par le passé plusieurs personnes en ont gardé des accouphènes.

L’usage de ces armes et la connaissance des dégâts qu’elles occasionnent jouent un effet psychologique de terreur : mutiler pour dissuader semble être la tactique policière en vigueur dans la « gestion démocratique des foules ».

L’absence de sanctions véritables à l’encontre des auteurs de tirs qui ont occasionné une mutilation (suspension ou mutation au pire) n’est pas un signal dissuasif adressé aux gendarmes et policiers qui usent de ces armes. De même, l’absence d’indemnisation et de reconnaissance du préjudice subi, que ce soit par la justice ou par les autorités, ne laisse aucun doute quant à leur positionnement : au mieux indifférents, au pire complices. Dans tous les cas, l’usage de la force quand il conduit à la blessure ou la mort n’est pas assumé, il se dissimule derrière un vernis démocratique d’ordre et de tranquillité publique. Il n’est pas non plus assumé comme bavure, la victime restant figée dans le non-lieu juridique, le déni institutionnel et le mutisme politique.

À gauche comme à droite, le maintien de l’ordre est un tabou, un cache-misère maquillé dont on fait porter la responsabilité à la délinquance et au terrorisme. Et contre le terrorisme, l’arme première est la terreur, c’est une leçon que n’a pas manqué d’enseigner Trinquier dans la guerre moderne : le savoir-faire à la française, la théorie contre-insurrectionnelle héritée de l’Indochine et de l’Algérie continue d’être exportée vers tous les pays qui appellent à une gestion plus démocratique de leurs foules révoltées.

Le terroriste est un anarcho-autonome, et les procès expéditifs, les mutilations, sont la terreur qu’on lui oppose pour tuer en lui ses velléités d’insurrection. À travers lui, c’est à toutes les luttes qu’on délivre un message implicite : voyez la limite à ne pas franchir, voyez ce que la révolte peut vous coûter. Dans les évènements très violents qui ont émaillé l’évacuation du parking de la Gloriette (tir de LDB sur des enfants et personnes âgées, gazage depuis les voitures, interpellation au hasard, matraquage à tout va), le message de terreur adressé à cette foule « pacifique » massée aux abords du square Daviais fait écho à la déclaration du préfet le lendemain matin : vous êtes complices, vous êtes la vitrine institutionnelle d’un mouvement armé, et tant que tel nous vous traiterons en terroristes. La peur est distillée dans l’avenir, elle restera gravé dans la mobilisation à venir.

En réalité, la peur nous coûte bien davantage que la révolte : elle nous coûte la vision de la liberté, elle nous coûte la force de nous mobiliser de façon autonome, elle nous coûte le courage d’assumer nos convictions, elle nous coûte la persévérance d’aller au bout de nos revendications, elle nous coûte la capacité de discernement entre ce qui nous grandit et ce qui nous trahit, elle nous coûte le sentiment d’intégrité tout simplement.

Ce que doit nous enseigner une journée comme celle-là, c’est que nous sommes trop à l’écoute de ce qu’on dit de nous, de ce qu’on dit pour nous et du cadre qu’on voudrait imposer à nos luttes : pour nous la journée doit être ce que nous avons voulu y amener et dans chacun de nos mots, elle doit le refléter. Nous avons amené de l’espoir, de l’espoir nous en gardons ; nous avons amené de la colère, de la colère on en a montré ; nous avons amené de la créativité, on ne pourra jamais nous la reprendre ; si nous avons perdu de la joie, gagné des craintes et des blessures, des frustrations et de la rancœur, elles ne viennent pas de nous, rendons-les à ceux qui les suscitent véritablement : ceux contre qui nous luttons depuis le début et qui aménagent la conflictualité dans nos espaces de vie.

Lunerai,
du Collectif francilien de soutien à la lutte de NDDL

Notes

[1Ceci en-dehors de toute considération sur la justification de l’émeute ou non : ici c’est la logique policière qui est questionnée.

Mots-clefs : ZAD

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