Les Gilets Jaunes, la gôche, le militantisme et Nous ?

On ne peut pas se laisser porter ni par une indulgence naïve proche d’un chauvinisme de classe, ou pire, d’une célébration paternaliste de la « populace », ni par une morgue citadinne presque aristocratique. Ni pessimisme, ni optimisme, ni mépris, ni naïveté.

Sur le mépris :

Voilà, le militant spécialiste se trouve dans l’obligation de plaquer sur l’inconnu d’une situation le filtre de l’idéologie. Il doit se rassurer.

Le soulèvement n’est pas advenu tel qu’il aurait dû advenir, ne prolonge pas les schémas de pensées de sa gôche traditionnelle, le déborde. Cette gôche, qui ne peut rien contre la diversité d’une population observe son deuil dans sa propre impuissance.

Bouleversée, elle a l’impression de s’être fait subtiliser l’évènement de toute une vie d’attentes et de promesses.

Pour tout dire, le simple fait d’enfiler un gilet lui semble être vécu comme un déclassement social, cette gôche qui d’ordinaire sort à l’appel de toutes les luttes corporatistes et syndicales hésite à soutenir deux chômeurs, cinq retraité-es, six mères de familles, quatre précaires, une dizaine d’employé-es, trois petits patrons et un routier sous 8.6 autour d’une tente sur un rond-point, la honte, des beaufs.

Voilà peut-être un indice de compréhension de la défaite des mouvements sociaux ritualisés, leur composante sociale et idéologique.

Le problème ? La mythologie du "bon sauvage" appliquée au "prolétaire".

On voit bien que, tout ce qui enfreint la narration de l’exploité céleste est rendu au dédain ou à l’ahurissement. Le niveau de déconnexion des milieux militants a toujours été manifeste, les faits ne démentent rien de la hauteur du ridicule.

Au fond, nous nous devrions de tout interpréter selon des prismes théorétiques absolus, selon des hypothèses de livres d’histoires, périmées, nous nous devrions de tout définir à la hâte afin de faire correspondre le réel à ces préconçus, c’est en tout cas ce qui semble ici définir toute l’intelligence de l’analyse militante.

Non, le prolétariat n’est pas intrinsèquement de gauche, ô surprise, n’est pas congénitalement révolutionnaire, il faudra s’y faire... Pour autant, le prolétariat ne pourra comprendre ses intérêts que dans l’organisation dynamique de ses propres luttes, et ce par le dépassement des contradictions et des confusions auxquelles il sera confronté.

Sur la dite "complaisance" des médias/flics/gouvernement :

Dès le départ, le militant s’est senti outré par la "complaisance" que récoltait cette "spontanéité" illégaliste et 2.0, était jaloux du traitement médiatique accordé à l’émergence de ce "mouvement" protéiforme.

Partons de ce postulat, les mouvements sociaux sont majoritairement orientés par la gauche réformiste, or ici ce n’est pas le cas. Stratégiquement, cela aurait été parfaitement contre-productif que de se mettre à dos un "mouvement" qui semblait naturellement tendre à la défiance, à l’abstention ou au vote contestataire plutôt qu’à la lutte sociale, cela aurait été parfaitement contre-productif que de les « politiser », précipitant par là-même la mise en place d’alliances qui pourraient être bien difficiles à tempérer par la suite.

Contrairement aux luttes corporatistes/étudiants/fonction publique, qu’États et syndicats savent appréhender/segmenter/encadrer depuis des décennies, ce bouillonnement offrait aux exaspérations l’opportunité de se confondre au sentiment d’impuissance, de mêler les contrariétés entre elles, et se rendait donc capable de parvenir à des solidarités massives.

Cette partie de la population n’avait pas été émue outre mesure par la mort de Rémi Fraisse, ni par les assauts militaires sur les ZAD, ni par la criminalisation des mouvements sociaux.
Cette partie de la population ne se plaçait plus sur l’échiquier politique mais sur celui de la résignation, de l’indifférence et du ressentiment. Rien ne la prédisposait aux lacrymogènes, aux matraques, aux flashballs, aux grenades assourdissantes, à la calomnie médiatique, aux manipulations politiciennes. Il fallait les en préserver, ces "honnêtes gens", essayer de ne pas brusquer cette "France qui se lève tôt", qui n’agite aucune revendication si ce n’est celle de pouvoir consommer, la seule qui se tenait encore tranquille malgré les carences, les plaintes. Elle ne savait pas grand chose de la violence politique du monde dans lequel elle survivait, découvre tout dans l’urgence de la situation. Aujourd’hui cette réalité les accueille, tentons de faire de même lorsque c’est encore possible...

Cette "complaisance" n’avait rien d’accidentelle, ce "mouvement", même minoritaire, portait en lui un potentiel tout autre et pouvait agglomérer - de par la pluralité de sa composition sociale proportionnelle à la pluralité des identifications qu’elle produit - un nombre incalculable de ras-le-bol. Cette greffe, c’est tout ce que cette obligeance des premiers jours tentait d’éviter, car elle serait une catastrophe pour le Gouvernement.

Ce processus de complaisance a été poursuivi par d’autres, et dans le lot, Le Pen se démarque, s’attribue les vertus de la subtilité.

Toute sa stratégie de distanciation/séduction, toute sa communication « je ne cherche pas à récupérer cette colère légitime », transpire d’opportunisme. C’est lourdement qu’elle tente d’affirmer sa différence vis-à-vis du reste du personnel politique, d’affirmer son pseudo respect du « peuple ».

Elle qui personnifie désormais l’audimat s’invite sans difficultés au journal du soir, use de quelques éléments de langage infantilisants, démagogiques, surjoue l’innocence, la neutralité, accuse les uns, défend les autres, survole la charogne électorale.

Minimiser les tentatives de l’extrême-droite, pas question, répéter les âneries des industries médiatiques qui participent activement à la narration du feuilleton insurrectionnel, qui tendent leurs micros à des portes paroles autoproclamés - majoritairement d’extrême-droite - qui, vraisemblablement, ne représentent qu’eux-mêmes et leur illégitimité, non plus.

Mais nous aussi, dans notre camp, évitons tant bien que mal la complaisance et l’aveuglement. Peut-être que, par une empathie certaine, par le fait de pouvoir enfin nous identifier à des cas concrets de dèches, de galères, cruelles et quotidiennes, nous tombons trop facilement dans l’adhésion d’instinct, une insouciance exagérée, misérabiliste ou partiale.

Le combat des classes populaires n’est pas toujours généreux, les sollicitations antifiscales évoluent rarement dans notre sens, du Tea party au plus récent "Movimento dei Forconi", tous les troubles à l’ordre ne sont pas camarades, toutes les actions directes ne profitent pas au camp révolutionnaire, moins encore dans la situation que traverse actuellement l’Europe.

On ne peut pas se laisser porter ni par une indulgence naïve proche d’un chauvinisme de classe, ou pire, d’une célébration paternaliste de la "populace", ni par une morgue citadinne presque aristocratique.

Ni pessimisme, ni optimisme, ni mépris, ni naïveté.

Saturés de réflexes idéologiques et d’a priori, nous manquons de nuances, de calme et de points de fuites.

Sur les polémiques :

Cessons de jouer les amnésiques une seconde.

2016, Nuit Debout : pacifisme/citoyennisme, « La police avec nous ! », présence d’antiféministes, d’antisémites, de conspis, de fafs type E&R, Agoravox...

On nous ânonnait qu’il fallait prendre « le mouvement au sérieux », qu’il ne fallait pas le réduire aux polémiques… Qu’il fallait lui donner une chance car il était « un possible », pour la rencontre, le débat, le collectif, la lutte… Parce que, sociologiquement, c’était à gauche, estudiantin, du coup, le mépris de classe, occulté, les bavardages interminables sur des sujets d’amphithéâtre, admis. Et on en vantait le côté « populaire », pourquoi pas…

Une chose est sûre, les gilets jaunes ne sont pas des gauchistes, oui, il y a la présence de l’extrême-droite qui risque de s’organiser et de profiter des effets de la prolétarisation. C’est de toutes façons déjà le cas, les gilets jaunes ne seront, au pire, qu’un accélérateur de cet élan xénophobe et chauvin, au mieux, une ébauche d’autonomie aussi confuse que l’époque.

La confusion (c’est à dire le manque de repères historiques, d’horizons collectifs, de projets, qui est entres autres le résultat de la défaite des mouvements révolutionnaires, du progressisme non-marchand) fera de toute façon partie du paysage politique de la décennie qui arrive, et nous aurons tous les mains sales.

Appeler à des formes de désolidarisation collective, à des exclusions symboliques, en effet, mais critiquer une vague de mécontentement plurielle par rapport à des crispations personnelles ou à une expertise théorique (faire l’historiographie de l’extrême-droite, publier dix articles par jours sans prendre le temps de l’analyse, rester dans l’immédiateté de la réaction pour ne participer au débat que par la mise en place d’une structure narrative émotionelle ou antifasciste), c’est ne rien comprendre au réel, aux intérêts contradictoires qu’il produit et aux enjeux qui se présentent, c’est donner l’impression d’en être franchement dégagé (même sur le registre du squatteur-cueilleur de bennes à ordures, de toutes ses déclarations concernant la « servitude volontaire » des « masses aliénées », le « consumérisme civilisationnel » contre sa « frugalité choisie », sa lutte « anti-bagnole », sa haine de soi occidentale, inaudibles).

Que les gauchistes décèlent aujourd’hui les dégâts du conspirationnisme, des gros titres concernant les francs-maçons, découvrent le retour de la défense de "la famille", les effets de l’individualisme marchand sur les revendications dites sociales, flippant.

Où étaient-iels les dix dernières années ? Lorsque Soral faisait le maître d’école à toute une génération ? Lorsque la figure du "juif" est revenue en force dans le débat de café. Qui a voulu comprendre Internet ? Le relativisme qu’il impliquait ? Des cybers troops aux fake News ? Qui a tenté d’alerter des dangers du confusionnisme ? D’expliquer sans manichéisme ? Sans moraliser ? Trop peu...

Il y a eu beaucoup, jusqu’à faire de Zemmour un historien, c’est dire. Il y a eu les attentats, l’état d’urgence, les tentatives d’unité nationale et, plus récemment, la Coupe du Monde de football et ses envolées patriotes. Le nationalisme a été décomplexé et, là, miracle, quelques voix s’indignent à la vue de drapeaux, de foules braillant l’hymne national, crient au fascisme.

Franchement, à force d’avoir relativisé les tentatives contre-culturelles de l’extrême-droite, iels en sont venues à se persuader de leurs rôles « anecdotiques »...

Mais dans quel monde vivaient-iels ? Dans un monde où, le grand soir serait de prime abord libertaire ? Avec tout le déni (des discriminations structurelles pour les uns, de la résurgence de l’antisémitisme pour les autres), tout le relativisme, toutes les merdes souverainistes, identitaires (régionalismes, idéologie du réenracinement, assignations essentialistes, ethnicisation de la question sociale, monopolisation académique des questions antiracistes...) et religieuses (importation du multiculturalisme et des politiques communautaires, théologie de la libération...) que toutes les gauches, même "radicales" ou insurrectionnelles, colportent depuis plus d’une dizaine d’années ? Avec le climat de crispation, de fragmentation, de désaveu et de passéisme ? À quoi s’attendaient-iels ? À l’Internationale reprise en chœur sur les toits du monde ?

Ce n’est pas la confusion qui s’annonce, elle est déjà là, et il sera impossible d’en fuir les conséquences pratiques…

Alors oui, la situation est complexe, tendue, ambiguë, elle mérite d’être pensée, et ne pourra être dépassée qu’en en admettant ses paradoxes et en nous économisant de préjugés. Soit, la majorité des manifestant-es ne veulent pas la révolution, veulent continuer de pouvoir bouffer mais, n’est-ce pas là le prélude de tous les moments dits « historiques » ? Réactionnaires ou non ?

Ce qui se joue là ne semble pas encore être de l’ordre du contenu politique - il ne semble y avoir de commun que les affects, et c’est encore trop peu pour juger - chacun y va de sa vision du monde, de son cas individuel ou familial. Ce qui se joue en revanche, c’est la force oubliée des provinces, qui se découvrent en mesure d’acter leurs refus, des ces villes/régions qui se sont embrasées comme Paris, la voilà l’exception de ce "mouvement".

En province ou à la campagne, le spectacle de la casse restait encore chose abstraite, un folklore circonscrit à la capitale, ses banlieues.

Ce sera peut-être sur cette expérience, avec ces souvenirs là que ces provinces pourront à l’avenir se reconnaître dans un Paris de barricades, participer à leur rythme aux prochaines irruptions de révoltes sans en imiter les formalités. Dans deux semaines, dans dix ans, c’est cette dimension qui importe et qui se fonde en ce moment-même, cette mémoire de lutte qui permettra sûrement une nouvelle disposition de l’affrontement et de son organisation, celle de son déploiement sur tout le territoire. Par contre, rien ne nous dit où iront se blottir ces souvenances, à qui profitera cette ivresse collective, et ce n’est pas impossible qu’elle aille grossir le camp de la réaction.

Mémoire :

« Pour le plus grand nombre sont révolutionnaires tous ceux qui entreprennent la critique violente du présent, tous ceux qui professent la nécessite du changement social. C’est là s’attacher au-dehors de la doctrine révolutionnaire ou, pour mieux dire, c’est n’en considérer que le côté négatif qui appartient plus ou moins à tous les partis ; c’est aussi confondre la violence extérieure et verbale avec la hardiesse de la pensée subversive.
Si on se borne à cette conception il devient évident que M. Édouard Drumont par exemple, est un révolutionnaire.
Si cependant on ne tient compte, comme cela devrait être, que des doctrines positives, M. Drumont apparaît ce qu’il est réellement, c’est-à-dire le pire des réactionnaires, parce qu’au contraire de ceux qui ont été dans ce siècle des combattants de la révolution, il ne critique le présent qu’au nom du passé.
Et voilà la caractéristique de la réaction révolutionnaire : elle met perpétuellement en face de l’aujourd’hui, le cadavre momifié de l’autrefois. »

La réaction révolutionnaire - Bernard Lazare, 1896.

Conclusion :

La perplexité est peut-être l’occasion d’un dépassement de l’idéologie, d’un examen de l’époque hors superstitions, autant de la pluralité des modes d’actions/organisations (selon villes et régions), que de la durabilité/validité d’analyses spécialistes mises à l’épreuve du réel.

De toutes façons, nous n’avons pas le choix, on ne peut pas volontairement laisser l’analyse du présent aux sociologues d’État, aux éditorialistes, aux intellectuels « contestataires » ou aux activistes bornés.

L’analyse du doute vaut mieux qu’une récitation hors-monde…

Ce qui advient n’est pas un « mouvement » au sens politique du terme, il pourra le devenir, se structurer, faire émerger ses leaders, mais pour l’instant, il s’agit plutôt de comprendre ce « mouvement » dans le sens du déplacement, d’une errance pleine d’antagonisme portée par les affects, pas encore par la conviction.

Il suffit de quelques solidarités actées pour que tout se métamorphose.

Les lycéen-nes s’engouffrent, les ambulancier-es sympathisent, depuis l’Irak, les prolétaires de Bassorah poursuivent aussi leur lutte en gilets de sécurité, un signe de solidarité internationale dont il faut tenir compte et que nous saluons.

Et puis ?

N’ayons pas l’arrogance de la conclusion, ce qui se pressent à manifester leur superiorité intellectuelle sont des cartomanciens inutiles aux débats, fions-nous au temps long.

Prudence, Courage et Esprit critique.

Quelques pistes intéressantes, ici :

http://www.classeenlutte.org/2018/12/02/mouvement-gilets-jaunes-la-vie-est-trop-chere-pour-etre-vecue/

http://www.19h17.info/2018/11/23/gilet-ou-gilet-pas-il-faut-de-lessence-pour-tout-cramer/

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