La théorie du privilège, en tant qu’élaboration académique formelle, existe depuis au moins 1989, année où Peggy McIntosh a publié l’essai désormais célèbre « White Privilege » : Unpacking the Invisible Knapsack » (« Privilège blanc : Déballer le sac à dos invisible »)1. Cependant, même dans le cadre universitaire des cultural studies, la théorie du privilège était encore assez peu répandue il y a une dizaine d’années. En outre, elle ne fait pas partie des théories qu’on pourrait qualifier d’intellectuellement solides (l’essai de McIntosh ne contient aucune citation), et ses limites en tant que cadre analytique sont assez évidentes. Au début des années 2010, j’ai suivi un programme de doctorat très chargé en cultural studies et je n’ai entendu parler de cette théorie que quelques fois. Si vous n’avez pas obtenu un diplôme en sciences humaines, il y a de fortes chances que vous ne l’ayez pas rencontrée avant 2015, à peu de choses près.
Cette situation pose une question évidente : comment un concept académique obscur, et assez peu novateur, a-t-il pu devenir si rapidement omniprésent ? Comment une compréhension des rapports raciaux aussi singulière (et, pour être honnête, aussi étrange et aliénante) est-elle devenue celle en usage, à tel point que des entreprises qui ont encore recours à l’esclavage et continuent à produire des crèmes blanchissantes pour la peau sont maintenant quasiment obligées de publier des déclarations dénonçant l’existence de ce privilège blanc ?
En termes simples, l’essor rapide de la théorie des privilèges est dû au fait que cette théorie est fondamentalement conservatrice. Pas conservatrice au sens culturel du terme, bien sûr. Mais, si nous comprenons le conservatisme comme une approche de la politique qui cherche avant tout à maintenir les structures de pouvoir existantes, alors la théorie des privilèges est l’équivalent au sein des cultural studies de la phrénologie ou de l’école autrichienne d’économie.
Cette prise de conscience pose une deuxième question, beaucoup plus grave : comment un concept aussi régressif et inutile que le privilège structure-il la vision du monde fondamentale de personnes qui se présentent comme des progressistes et dont l’image d’elles-mêmes est fondée sur la conviction qu’elles s’efforcent de remédier à l’injustice ? C’est ce que nous proposons de creuser.
Tout d’abord, empruntons un chemin bien rodé et établissons l’inutilité du privilège en tant qu’objectif analytique. Nous commencerons par deux observations fondamentales : 1) dans l’ensemble, les Blancs ont plus de facilité à vivre aux États-Unis que les personnes non-blanches, et 2) le racisme systémique existe, du moins dans la mesure où les non-Blancs rencontrent des obstacles qui leur rendent plus difficile l’accès à la sécurité et la réussite matérielle.
Je pense qu’une grande majorité des Américains seraient d’accord avec ces deux déclarations – environ 80 %, y compris, parmi ceux-ci, de nombreuses personnes que vous et moi considérons comme clairement racistes. Ces affirmations sont évidentes et indéniables, comme le sont celles proclamant que « les politiciens sont corrompus » et « les bonnes choses sont bonnes et les mauvaises sont mauvaises ». Elles ne contiennent rien de difficile à admettre, ni de révolutionnaire.
Aussi simplistes que ces déclarations puissent être, la théorie des privilèges tente de faire de ces constats le niveau principal de toutes les compréhensions des systèmes sociaux et de l’interaction humaine. D’où l’accent mis sur la reconnaissance des privilèges comme fins et moyens de la justice sociale. Nous devons continuer à admettre les privilèges, continuer à mettre en avant notre conscience de ceux-ci, encore, encore et encore, puisque la vigilance est tout, et qu’il n’y a rien au-delà de la conscience.
Bien sûr, reconnaître l’existence d’inégalités ne se confond pas avec l’action pour y mettre fin. La prise de conscience peut être une condition préalable importante (mais pas nécessairement indispensable) au changement, mais elle ne conduit pas, en soi, au changement.
Je le dis depuis des années, mais l’argument est toujours d’actualité : ceux qui défendent la théorie des privilèges n’expliquent presque jamais comment la prise de conscience peut, en elle-même, entraîner un changement. Même dans la situation hypothétique la plus généreuse, où toute interaction humaine est précédée d’une énonciation formelle de la dynamique de pouvoir fondée sur la race actuellement à l’œuvre, cette reconnaissance ne change rien. Pour la simple et bonne raison qu’il n’y a jamais de deuxième étape.
Certaines personnes ont suggéré de passer à la deuxième étape. Mais les suggestions sont généralement ignorées et, dans les rares cas où elles sont prises en compte, elles sont systématiquement rejetées, souvent pour des motifs incroyablement spécieux et malhonnêtes. Pour en venir à un autre point bien connu, examinons la campagne présidentielle de Bernie Sanders. La majorité des critiques progressistes de Sanders admettent que le bilan du sénateur en matière de justice raciale est impeccable et que son programme aurait fait beaucoup plus que celui de ses adversaires pour remédier aux inégalités raciales. Tout le monde est d’accord sur ce point, mais on nous dit que rien de tout cela n’a d’importance.
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