Le crime du XXIe siècle

J’ai vu cette image. Qui l’a vue ? Combien d’entre nous l’ont vue ? Une couverture « princesses Disney » : Arielle, Belle et Cendrillon servant de linceul au corps d’un enfant, d’une enfant, déterré à main nue de l’immeuble bombardé [1] [2]. Publié sur Les Mots Sont Importants

Ce qu’Edward Bond nous dit de Gaza,
par Noëlle Cazenave-Liberman

« Maintenant dors mon enfant
Si j’écrivais de la musique je composerais ce poème pour toi pour voix violoncelle et piano
Je te bercerai dans le berceau du monde
Je te garderai de tout ce qui blesse

EB, Travail [3]

Edward Bond vient de mourir, alors que rugit en Palestine un génocide dont l’atrocité du récit quotidien égare notre raison. Une « guerre contre les enfants [4] ». Ce n’est pas surprenant. Cet enfer du 21e siècle, il a consacré tout son travail à le décrire, dans le détail, pour qu’on apprenne à le reconnaître et à le dénoncer. Pour qu’on reconnaisse la justice quand on la croise au coin de la rue.

« Imaginez vivre dans un monde où vous pourriez être arrêté ou exclu pour avoir dit de ne pas tuer d’enfants, parce que cela pourrait blesser les sentiments des tueurs. »

La justice n’est plus le cri de ceux qu’on accuse à tort
La justice est ce qu’on prononce contre ceux qui accusent à tort
Que votre jeu nous guide en ces temps de changement
Donnez à voir la justice
Et nous la reconnaîtrons lorsqu’elle s’avancera dans la rue à notre rencontre

EB, Conseil aux acteurs [5]

Dans les premiers mois du massacre, je marchais dans les avenues de ma ville et je voyais… les immeubles dans les rues touchés par des bombes et s’effondrer en ruine, les cris alors des gens, la terreur autour, les bruits des secours, des sirènes, des alarmes. Ce qu’Akram Belkaïd a si bien su transcrire ici : « Regardez autour de vous. Fixez les constructions, dévisagez les gens. Puis imaginez le tout dévasté. Représentez-vous la mort et la désolation, les orphelins et les plaintes des vivants. Peut-être alors [saisirez]-vous ce qui se passe à #Gaza. Peut-être alors protesterez-vous. »

J’avais aussi du mal à voir des enfants dans les bras de leur mère sans que les larmes ne me prennent. Les textes (poésie, théâtre, théorie) d’Edward Bond racontent, précisément, cette interpénétration d’un monde qui semble ne pas être le nôtre et qui pourtant saute à pieds joints dans notre crâne pour devenir notre lieu à nous.

Il était écrit fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent
Nous avons changé cette loi
Nous créons le lieu où nous sommes
Donc nous sommes le lieu où les autres sont
Et ce que nous faisons aux autres nous l’avons fait à nous-mêmes

Il n’y a nulle part où se cacher entre le berceau et la tombe
S’il y a un abattoir dans ta ville tu es l’abattoir
S’il y a un arsenal tu es les armes
S’il y a un asile de pestiférés tu es le virus
S’il y a un échafaud tu es le bourreau
Si tu vis dans la cupidité tu es la famine
Si tu vis dans la superstition tes églises sont des places de marché
Si tu vis dans l’ignorance tu es les rues violentes et la désolation qui guette au coin des rues
Ne crie pas au secours : tu es le voleur et la rue
Tu es le lieu de ta blessure
(…)
Le sombre labyrinthe tourne
Écoute
(…)
Il n’est pas de lieu entre le berceau et la tombe et il n’y a toujours pas de justice
Égalité liberté fraternité sont des graffiti griffés dans la terre par le bord du cercueil qu’on descend dans la tombe
Ou pire : gravés par des larmes dans des murs de prison
Entre le berceau et la tombe il n’y a ni ciel ni mer ni forêt ni terre – pas de temps – pas d’espace – nulle part où nous cacher
Nous ne pouvons parler de liberté parce que nous n’avons pas dit
Je suis le lieu où les autres sont

EB, Le Labyrinthe [6].

Depuis des mois je défie les algorithmes de Twitter (« X »…) pour ne pas voir les images de cadavres, de corps démembrés, déchiquetés, d’innombrables enfants mutilés. Les comptes qui s’affichent sur mon « fil » ne sont pas ceux qui les montrent. Si je vois ces images, quand je les vois – puisque, parfois, les comptes qui ne les montrent pas en montrent pourtant certaines – je ne peux plus dormir. Si je les voyais en continu, la haine et la douleur portant à la folie me gagneraient.

Cela changerait-il quelque chose pour Gaza ? Pour le soldat américain, la question s’est posée en ces termes : il s’est immolé. Combien faudrait-il d’immolations pour que cela change quelque chose pour Gaza ?

D’autres images, qui ne montrent pas des charniers, suffisent à nous conduire vers la plus affreuse douleur morale, celle de notre destructrice impuissance. Devant ce petit garçon sur mon écran, blanc et gris de gravats et de ruines, dont le corps entier est tremblant, je voudrais être croyante, et prier ce dieu que je n’ai pas. Et si j’étais croyante, je cesserais immédiatement de croire.

Bond a écrit : « Comment Dieu a-t-il pu supporter la puanteur du noir encens d’Auschwitz ? »

Il était dit : donnez à manger aux gens et ils seront justes
L’âge de la paix commencera
Il n’en est rien
Il est juste que nous mangions mais manger ne nous rendra pas justes
Nous aurons faim de justice
Sans justice notre faim grandit jusqu’à nous faire dévorer la terre
(…)
Alors combien y a-t-il de corps dénudés entassés devant les portes du camp ?
Vingt ? Cinquante ? Cent ?
Toute l’humanité y est entassée – c’est cela la logique de l’imagination
Tous ceux qui sont qui ont été ou qui seront sont allongés dans le couloir
Ils sont en vous et vous êtes en eux – et les nus et les brisés et toute leur faim est votre faim et votre faim est la leur
Si vous ne recherchez pas la justice ceux qui viendront après vous porteront votre douleur et mourront de vos blessures
Et donc il vous faut porter leur douleur ou mourir de faim
La faim de justice nous rend humain
La justice est l’envers de toutes les lois

EB, Le Site [7]

Bond rappelle souvent que Walt Disney était un admirateur d’Hitler. Je sais bien que Walt Disney n’est plus le propriétaire ni le créateur des dessins animés Disney (la multinationale The Walt Disney Company est le premier groupe de divertissement au monde, un « empire » dont il est presque impossible de lister toutes les possessions), et on dit même que la marque aujourd’hui donne dans le woke… Pourtant, elle interdit l’entrée d’un de ses parcs à un homme portant sur son T-shirt le drapeau palestinien.

Quand la marque Disney fabrique une couverture de princesses Disney, est-ce qu’elle prévoit que son article serve de linceul à un enfant, assassiné sous le feu des bombes israéliennes, qui s’est mis en pyjama et s’est serré, enlacé avec ses frères et sœurs pour être bombardé [8] ? Quand vous achetez cette couverture, imaginez-vous qu’elle servira de drap mortuaire au corps de votre enfant extirpé de sous les décombres ?

Rappelez-vous à chaque geste que vous faites que le monde est attaché à votre main par une corde.
Alors faites de la terre la maison du monde ou elle deviendra la fosse dans laquelle les tombes seront enterrées.

EB, Plaignez les villes [9]

Il n’y a plus de tombes à Gaza. Au début, ils déterraient des corps de sous les décombres et cherchaient à les enterrer, mais les chars ou les bulldozers israéliens ont rasé les cimetières. Puis il a fallu reconstituer les corps : « Après une frappe de missile, tout le monde cherche des débris de corps pour reconstituer l’être cher. Partout dans le monde, être une bonne mère consiste à nourrir ses enfants et à les garder au chaud, à Gaza cela consiste à les enterrer entiers [10]. », et enterrer les enfants de ses propres mains.

Taoufiq Tahani ne nous traduit qu’une phrase de ce que dit cette femme dans cet extrait d’1mn30. Elle dit de ses filles qu’elle les a « couvertes de terre comme une mère qui met une couverture sur ses enfants pour les protéger du froid ». La métaphore est le langage du démuni, de la douleur tragique, de ce qui se passe quand l’être humain fait face à ce qui est inhumain dans l’humain, quand le monde est arraché de son orbite [11].

Vous avez vu des enfants fuir devant vous dans la rue tandis que vous leur tiriez dans le dos
Avez-vous vu que les rides sur leurs chevilles là où la chaussure tient le pied étaient aussi droites que celles qui parcourent le front des philosophes ?
Et avez-vous vu tandis que les enfants fuyaient et que vous leur tiriez dans le dos que leurs ombres cueillaient des fleurs ?

L’avez-vous vu ça ?
Vous avez vu les dos d’enfants tandis que vous les visiez pour les abattre

Mais avez-vous vu leurs omoplates rouler en regimbant tels des ours qu’on tourmente enchaînés au poteau ?
Avez-vous vu que les ombres de ces enfants cueillaient des fleurs ?

Qu’avez-vous vu ?
Vous avez vu les nuques de ces enfants tandis que vous les visiez pour les abattre
Mais avez-vous vu que leurs mains s’agrippaient à la lumière comme à un manteau qu’ils pourraient faire tomber pour s’y cacher ?
Ou bien avez-vous vu l’incendie faire rougeoyer le jour ?
Peut-être c’est ce que vous avez vu ?
Mais avez-vous vu que les ombres de ces enfants cueillaient des fleurs ?

Avez-vous entendu le requiem piaillé par les enfants tandis qu’ils fuyaient vers leurs tombes et que leur sang parsemait de sa parure la voie publique ?
Ou bien avez-vous entendu caqueter les fusils et senti l’âcre odeur vous piquer les yeux, l’acide odeur de cadavre de la cordite ?
Et alors avez-vous vu que les ombres d’enfants cueillaient des fleurs ?

Vous avez filmé le charnier de la classe
En le filmant avez-vous vu les enfants de la mort ?
Les yeux de l’innocence eux vous ont vus
Ce jugement-là est le premier et le dernier
Moi je ne vous expédierais pas en enfer – vous contamineriez l’endroit
Seuls les enfants savent vraiment pardonner

Pour vous est-ce que c’était bon ?
Cette journée est-ce que c’était bon ? Cette longue journée
Pour vos amis est-ce que c’était bon ? Vos ennemis ? Votre peuple ? Des inconnus ? Votre Dieu ?
Vous n’avez pas vu que les ombres d’enfants tandis que vous les abattiez dans la rue cueillaient des fleurs.

EB, Pour vous est-ce que c’était bon ? [12]

(En l’occurrence, oui, c’était bon pour « eux » : ils rient, dansent chantent et se filment, et se « déguisent » avec les vêtements des femmes qu’ils ont exterminées.)

Pour qui a vu la pièce Le crime du XXIe siècle d’Edward Bond et trouvé qu’il exagérait : il a décrit ce lieu. La « “zone nettoyée”, un vaste désert de ruines qui s’étire sur des centaines de kilomètres, entièrement rasé pour décourager toute tentative de réoccupation [13] ». Plus tard, dans Naître, le lieu, le « site » de la pièce est « une zone interdite, peuplée de chiens sauvages et sillonnée par les hélicoptères et l’armée qui pourchassent les fugitifs pour les éliminer [14] ». L’homme qui marche sur cette pente est un des personnages de ces pièces.

La présentation de la pièce indique : « Le Crime du XXIe siècle est une pièce qui pose son regard sur l’avenir. Le passé n’existe plus et la topographie de la région a changé. Une femme vit dans les décombres d’une agglomération rasée. Des individus apparaissent, sans eau, sans nourriture, à la recherche d’un endroit pour s’abriter. Mais la vie, la vie commune, est-elle encore possible dans de pareilles circonstances ? Toute la question est de savoir si et pourquoi le monde peut devenir tel qu’il est montré dans la pièce. »

À propos de la violence, régulièrement voire systématiquement décriée dans les pièces de Bond, David Tuaillon décrit ce qui la rend insupportable à certain.e.s : une « violence irrecevable parce que dénuée du réconfort de la déploration ou de la dénonciation, non transfigurée par l’esthétique, sans le secours d’une catharsis ou de l’empathie, irrécupérable, en réalité, par la consommation courante qui sait d’ordinaire la rendre anodine ou jouissive » et il rappelle que c’est cet imaginaire déployé qui « permet de regarder nos cauchemars bien en face et de se tenir debout dans leur onde de choc [15] ».

« C’est notre devoir en tant qu’être humain de regarder ces vidéos. »

À Gaza les gens sont amputés à même le sol sans anesthésie, les bébés sont morts avant d’être nés et les journalistes luttent pour ne pas perdre l’esprit, jusqu’à ce que « Tsahal » les assassine.

Cette horreur, cette atteinte à tous les droits humains est, là-bas, le fait de l’oppresseur, du bourreau, du colon, de l’occupant. De l’ennemi. Mais ce que nos gouvernements acceptent à Gaza, ils l’accepteront pour leur propre population. Ce que « nous » laissons faire, sous nos yeux, accessible à notre entendement qui bégaie, est un blanc-seing pour le reste de l’humanité.

Bond conseille aux acteurs, aux actrices, de montrer le soldat dans le coin de la cuisine. Parce qu’il y sera.

Nous parcourons des continents à l’intérieur d’une petite chambre
En deux heures nous traversons des siècles
Et montrons comment chaque heure mène à celle qui suit
Et aussi les heures qui sont en attente dans une journée
Nous montrons comment un soldat se tient dans le recoin de chaque cuisine
Telle une sentinelle au sommet d’un col
Nous étudions les vagues
Elles nous rappellent le front plissé de l’ouvrier

EB, L’art du public [16]

Et il nous apprend que ce n’est pas notre bonté qui nous sauvera mais comment nous comprenons notre situation : « Ce que nous avons d’humain n’est pas dans nos émotions mais dans notre compréhension de la situation [17]. »

Notes

[2Tous les « posts » (images et vidéos) de cet article ont été sauvegardés : le réseau social d’Elon Musk empêche les comptes des palestinien.ne.s de fonctionner normalement, ils.elles voient leur comptes supprimés, suspendus, voient des milliers de leurs « followers » disparaître et doivent republier régulièrement leurs posts, comme c’est le cas par exemple pour Mohamad Safa, diplomate onusien, pour lequel il a déjà fallu corriger l’URL du post pendant la rédaction de l’article.

[3In LEXI/textes 8, L’Arche, 2004, traduction Michel Vittoz.

[4« Le nombre d’enfants tués en un peu plus de 4 mois à Gaza est supérieur au nombre d’enfants tués en 4 années de guerres dans le monde. Cette guerre est une guerre contre les enfants. C’est une guerre contre leur enfance et leur avenir. » Philippe Lazzarini ; « La guerre que les Israéliens nous imposent n’est pas seulement une guerre de bombes, de morts, de blessés, de destruction totale. C’est aussi la destruction des cerveaux, surtout ceux des enfants. » Rami Abou Jamous, « On voit apparaître une génération d’enfants travailleurs ».

[5In L’énergie du sens, ouvrage dirigé par Jérôme Hankins, Éditions Climats & Maison Antoine Vitez, 2000.

[61997, traduction Jérôme Hankins, Séverine Magois, in La Trame cachée, L’Arche, 2003.

[7In Le Crime du XXIe siècle, L’Arche, 2000, traduction Michel Vittoz.

[9Extrait de Je ne suis pas un homme en colère, Véronique Aubouy, 2002, traduction Jérôme Hankins.

[10Olivier Cyran, depuis The Luxury of Death, Mariam Mohammed Al Khateeb.

[11Cf. Cuillère in LEXI/textes 8, L’Arche, 2004, traduction Michel Vittoz.

[12In programmes de la pièce Naître, 2006, Festival d’Avignon et Théâtre national de la Colline, mise en scène Alain Françon, traduction Georges Bas.

[13In Le Crime du XXIe siècle, L’Arche, 2000, traduction Michel Vittoz.

[14In Pièce (dé)montée, Naître de Edward Bond, mis en scène par Alain Françon, dossier pédagogique Scérén-CRDP n°14, novembre 2006.

[15In Edward Bond, 1934-2024, David Tuaillon pour AOC, 2024.

[16In L’énergie du sens, ouvrage dirigé par Jérôme Hankins, Éditions Climats & Maison Antoine Vitez, 2000.

[17Edward Bond. Entretiens avec David Tuaillon, Archimbaud / Les Belles Lettres, 2013.

Mots-clefs : Gaza

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