La peur de l’intérieur d’un habitant de l’hypercentre de Saint-Denis

La police nous protège des « terroristes » ? Mais qui nous protège de l’État et de ses forces de l’ordre ?
Plusieurs détonations réveillent le quartier à 4h20 ce mercredi 18 novembre 2015. Si dès 7h30 environ il n’y aura plus de détonations, les choses ne feront que commencer pour les habitants de Saint-Denis et le monde qui s’y croit déjà.

De bruyantes détonations nous font nous lever, l’œil hagard. Elles sont suivies de bruits sourds en rafale. On regarde par la fenêtre pour tomber sur trois policiers armés au poing qui contrôlent un carrefour.

Les échanges de tirs entendus sont fournis et semblent être un mélange de grenades et d’armes de gros calibres. A entendre, c’est très inquiétant, impressionnant et loin de tout ce que l’on peut s’imaginer en vidéo [1]. Les dernières détonations se feront entendre vers 7h30. Les forces de police nous laisseront enfermés chez nous jusqu’à 13h30.

Dans l’intervalle et au-delà, les policiers en bas de nos immeubles font des gestes secs, leur main fermement accrochée à la crosse d’une arme. Les invectives pleuvent à qui ose se réveiller inquiet : « Fermez (la fenêtre) tout de suite » ou « Dégagez ». Pourtant, de nos logements, on ne voit rien à part des uniformes en armes, les événements ayant lieu dans une rue à plusieurs encablures.

« Avoir une peur bleue » va petit à petit prendre tout son sens

Dès 6h00 on peut sentir que les tirs ne vont pas déborder jusqu’à notre rue puisque nous sommes plutôt disposés à un niveau où différents services ne font que passer, se garer ou échanger quelques mots.

Mais pour les habitants, il ne s’agira plus d’avoir peur d’une balle perdue. En réalité, ce qui pourra s’installer petit à petit, c’est l’angoisse de devenir une cible policière.

Dès que les tirs entendus au loin cesseront, un premier policier inquiète tout particulièrement. Alors que ses collègues semblent - d’apparence - s’être détendus, lui cherche manifestement une cible : bras tendu avec arme dégainée, à fouiner du regard dans les logements toutes lumières éteintes. La situation est d’autant plus inquiétante que ce policier balade son regard de tueur vers un ensemble de bâtiments en sens opposé de la lointaine zone de tir. Je décide de changer de vêtement car mon pull blanc ferait une très bonne cible dans la pénombre.

Les habitants que l’on calfeutre 9 heures durant : tous suspects et tous dérangent

Le bâtiment visé par l’attaque policière est trop loin pour que nous puissions être touchés par une explosion et les tirs sont terminés. Le gros du danger, ou plutôt le danger lui-même est passé pour les habitants du quartier : on repère quelques policier-e-s qui portaient initialement une cagoule revenir sans ou certains qui fument quelques clopes entre eux. Et pourtant nous resterons tapis dans la pénombre.
En effet, le défilé des forces policières qui s’affairent continue et les forces de police profitent du moindre bout de cheveux aperçu pour invectiver « Rentrez immédiatement », « fermez les fenêtres » avec arme à la main et le regard dur. Les rares habitants qui se risqueront à demander une explication se verront répondre sèchement « l’opération n’est pas terminée », « sortez immédiatement de la fenêtre ». On ne sera jamais prévenu de la levée de l’’interdiction de sortir de la rue, même pas un mégaphone pour informer les habitants du quartier.

On se demande alors si l’on n’est pas tous suspects, du seul fait d’habiter Saint-Denis, du seul fait d’être pauvre ou en pyjama sans cravate.

Dans un éclair de lucidité, on s’en veut de ne pas avoir eu d’appareil photo ou de caméra à nous pour les poser au coin de la fenêtre. On vient tout simplement de se rappeler que les enregistrements vidéos de l’action des forces de l’ordre permettent souvent d’en dévoiler les exactions à la population [2].

La nausée à la place d’une décompression

Avec la lueur du jour, c’est le moment où nous, habitants, commençons à tenter de faire descendre la pression. On sourit des quelques formes d’absurdités qui sont visibles dans la rue : des policiers à moto qui défilent en rond donnant l’impression d’un ballet incessant ; un CRS qui gueule à ses collègues d’allumer leur radio pour marcher jusqu’à eux sans même l’utiliser...

On s’imagine au défilé du 14 juillet avec même l’arrivée d’un hélicoptère. On a vu tellement, et en nombre incommensurable, de services des forces de l’ordre, de véhicules, d’armes ou encore d’équipements différents qu’on n’arriverait pas à en faire une liste exhaustive. Il y avait du connu, du moins connu et du saugrenu. Les journalistes viennent d’affluer en masse derrière les grilles délimitant la zone interdite. Une quinzaine de militaires avec des armes de guerre font également leur apparition, et vont se poster, dans un angle de vue arrangeant pour leur profil, non loin des caméras. C’est alors que l’on allume ordinateur, radio et télé pour obtenir une réponse sans appel.

Si d’ordinaire nous pensons pouvoir conserver notre libre arbitre face aux mass medias, on s’aperçoit très vite que le décalage est si important avec la réalité qu’il n’est pas possible de comprendre ce que vivent en réalité les habitants à l’intérieur du périmètre interdit. Lorsque nous entendons une détonation sourde provenant vraisemblablement d’une grenade, il est question de déflagration. On indique le moindre mouvement de militaires arrivés après la bataille, d’un ton solennel, et certaines télévisions se risqueront même à affirmer qu’ils ont appuyé l’assaut. On entend parler de l’hélicoptère en boucle encore plusieurs heures après son passage. Les deux heures de l’assaut se transforment en 7 heures. Une interview relaye un passant interviewé qui fait le lien entre la présence des suspects et une demande d’augmentation des effectifs de police sur la ville pour les délits communs. On nous parle d’une situation tendue alors que c’est le moment où on voit les flics amener le casse-croute du midi...

Bref, on pourrait être convaincus de la bonne foi de ces journalistes. Mais dans leurs cadres de travail, dans leurs recherches perpétuelles du sensationnalisme et de l’information à l’instant T, la sur-information en devient une désinformation qui fait tourner la tête dans une psychose généralisée. Pour nous, enfermés, ça en donne la nausée.

Nous ne sommes pas en sécurité avec autant d’hommes armés en uniforme

Rappelons que les habitants sont enfermés chez eux dans une vaste zone interdite. Si à 4 heures il semblait n’y avoir que le RAID et la police judiciaire de l’antiterrorisme (avec quelques autres policiers sans distinctions particulières), il va s’agir par la suite d’assister à un véritable carnaval d’uniformes sans aucun droit si ce n’est celui de rester terré dans sa baignoire. Toutes ces forces de l’ordre au mieux ignoreront les quelques habitants aux fenêtres.

Des habitants commencent à discuter entre deux fenêtres, les invectives des forces de l’ordre commencent pour leur dire de la fermer (la fenêtre) et de s’en écarter le plus possible. Lorsque l’on fait fi de les ignorer ou que l’on demande si c’est cela l’État policier on nous répond que si l’on ne s’exécute pas « (les forces armées) vont monter vous chercher ».

Quelques irréductibles habitants feront timidement ce qui deviendra par la force des choses de la résistance passive en effectuant des allers-retours aux fenêtres, entre deux invectives, pour prendre une bouffée d’air entre quatre murs.

D’autres habitants, d’un quartier encore plus loin du nôtre se font braquer par la police pour avoir juste eu le malheur de rentrer chez eux [3]

La très select bonne figure de l’État

Puis c’est l’arrivée annoncée du ministre de l’intérieur CAZENEUVE sur place pour féliciter les forces de l’ordre. On le voit à la télé, collés aux badauds qui sont en réalité des journalistes.

On sort la tête de la fenêtre pour voir une fois en vrai « notre » ministre. Il arrive pour serrer les mains des gens en uniforme alors qu’il est encadré par une dizaine d’hommes armés de mitraillettes. CAZENEUVE n’aura pour les habitants aux fenêtres ni un regard ni un mot. Ses hommes de main bien vissés à leur mitraillette vont même en amont menacer, par des mots durs et froids et un regard très hostile, les habitants : toujours fermer les fenêtres et s’en écarter pour leur passage, disparaître hors de leur vue, comme si nous n’existions pas.

Oui, avec le recul j’ai plus eu peur des forces de police que des détonations et rafales de 4h20 du matin.

Nous, habitants des quartiers pauvres sommes tous devenus des suspects et c’est « Marche ou crève ».

Ceci s’applique également à toutes les contestations sociales (Kurdistan, droit du travail, logement, violences policières, logement, sans-papiers, ...). On est incités à faire tourner l’économie et à participer à des rassemblements derrière hymne et drapeau national. Pourtant toute manifestation pour nos conditions de vie est interdite dans le même temps.

Peut être que ce témoignage pourra servir : l’unité, les mains tendues sont à sens unique avec les forces étatiques. Ne nous y trompons pas.
Nous avons perdu beaucoup à laisser la rue à l’État policier. Nous avons annulé nos rassemblements. Écrire des textes c’est bien, mais si boire des coups n’a jamais été un acte subversif pour nos luttes, c’est qu’il ne faut pas laisser les politiques de la peur nous gagner.

Nous avons laissé les questions sociales s’envoler derrière l’État sécuritaire, nous avons laissé la rue aux forces policières, reprenons les collectivement pour nos luttes car c’est ce qui nous appartient et que nous ne pouvons pas, nous ne devons pas, céder à la peur qu’elles qu’en soit son commanditaire !

Notes

[1on rappellera juste qu’il serait question de 5 000 douilles de balle tiré par les forces de l’ordre au point que les corps des présumés kamikazes n’en sont même plus identifiables et l’immeuble devenu inhabitable

[3par ici un exemple en vidéo de braquage policier ayant lieu 1/2 kilomètre plus loin alors que les tirs sont terminés depuis longtemps

Localisation : Saint-Denis

À lire également...