Justice pour Liu Shaoyo : l’engagement politique des communautés franco-chinoises

Les 5 manifestations ayant suivi la mort de Liu Shaoyo, tué par des policiers de la BAC le 26 mars, ont vu émerger une composante inédite dans les mouvements de lutte de la communauté franco-chinoise. Non orchestrée par les composantes classiques, ni par la « mafia », comme se plait à le dire la DGSI, la protestation d’une jeunesse qui va directement demander des comptes à la Police nous a donné envie de poser quelques questions à une sociologue travaillant sur l’engagement politique des communautés franco-chinoises.

Quelles sont les « forces en présence » dans ce mouvement qui fait suite à la mort de Liu Shaoyo (associations, groupes affinitaires, générations etc., personnalités habituées à l’aide aux victimes chinoises) ?

On peut distinguer au moins trois « lignes » dans cette mobilisation.

1/ Les associations habituelles des commerçant-e-s, qui réunissent notamment les commerçant-e-s de la première génération, qui sont né-e-s et ont été éduqués en Chine, et qui ont au moins 40 ans. On peut considérer ces associations comme un regroupement des diasporas chinoises.

2/ Le collectif des jeunes franco-chinois-e-s en lien avec les personnalités habituées à l’aide aux victimes chinoises. Il s’agit d’un collectif souple qui se forme petit à petit après la deuxième manifestation de Belleville en 2011. Cet événement a permis à certains d’entre eux d’entrer dans la vie politique à l’échelle locale (notamment à Belleville), et de s’investir dans des causes liées à l’« empowerment » de beaucoup de migrant-e-s chinois-e-s, notamment l’apprentissage du français, le droit de séjour et la lutte contre les agressions.

3/ Enfin, le troisième groupe consiste en un éventail des jeunes travailleur-euse-s et adolescent-e-s issu-e-s de milieux plus populaires. Ils n’appartiennent pas aux associations formelles mais sont connectés par des réseaux sociaux. Comparé aux deux groupes précédents, qui ont accès aux médias et aux négociations avec les pouvoirs publics, ce troisième groupe de jeunes ne peut qu’exprimer ses revendications par sa présence dans la rue, et il n’hésite pas à s’exprimer en se confrontant avec la police. Il est à noter que cette ligne de revendication a toujours existé, on le remarquait déjà en 2010 dans la première manifestation de Belleville. S’il y a quelque chose de nouveaux aujourd’hui, c’est peut-être le développement des réseaux sociaux qui permet l’émergence de mobilisations très rapides, ponctuelles, avec le fusionnement des réseaux.

Ce n’est pas le premier mouvement de protestation de la « communauté chinoise », peux tu nous résumer les précédents ?
En quoi ce mouvement de protestation est-il différent des précédents ?

Oui. Depuis 2010, la communauté chinoise de Paris a pris l’habitude de descendre dans la rue quand des incidents d’insécurité concernant les membres de la communauté ont eu lieu. Les trois manifestations les plus importantes :

1/ Juin 2010 - Manifestation dans le quartier de Belleville à la suite d’un conflit armé entre un travailleur chinois et des agresseurs dans le quartier.
2/ Juin 2011 - Manifestation de République à Nation à la suite d’une agression à Belleville où un jeune restaurateur chinois a été gravement blessé.
3/ Août et septembre 2016 - Manifestations à Aubervilliers, et ensuite à Paris de République à Bastille, après la mort de Chaolin Zhang, victime d’une agression dans la zone industrielle d’Aubervilliers.

La plus grande différence avec la mobilisation de cette année est la présence des jeunes qui ne se contentent plus de jouer la « minorité exemplaire » mais qui expriment leur colère par la confrontation avec la police et qui dénoncent les violences policières en criant « police assassin ».

Il est important de rappeler que ces manifestations ne sont qu’un moyen de publiciser le problème. En parallèle de ces mobilisations dans la rue émergent également des acteur-trice-s communautaires qui exigent des discussions avec les pouvoirs publics autour de revendications sécuritaires (augmentation des policiers, l’installation de caméras de surveillance, etc.).

Même si cette colère de la jeune génération chinoise populaire était déjà présente dans la manifestation de Belleville, et demeure présente dans la discussion sur le web, c’est effectivement la première fois qu’ils s’expriment dans l’espace public.

Il semble qu’il y ait une division sur les modes d’actions, certains se voulant pacifiques et d’autres assumant la confrontation directe avec la police. Quels sont les groupes qui polarisent ce débat ?

Je ne suis pas certaine qu’il y ait des débats. Il me semble que ce sont des divergences préexistantes en raison de leur position sociale et leurs ressources politiques inégales qui guident leurs modes d’action. Par ailleurs, leurs interprétations de la situation sont très différentes. Dans le rassemblement du 2 avril sur la place de la République, on a pu entendre trois interprétations sur la mort de Liu Shaoyo : les associations de commerçants appellent au calme et à ne pas se précipiter pour présumer de la responsabilité de la police, tout en soulignant le soutien de l’ambassade de Chine qui s’implique dans la négociation diplomatique pour favoriser l’ouverture d’une enquête. Les jeunes franco-chinois-e-s soulignent qu’ils et elles sont citoyen-ne-s français-e-s, dénoncent les propos stigmatisant de la note de l’IPGN, et crient « Nous sommes français-e-s, on s’en fiche de l’ambassade de Chine ». Enfin, les jeunes adolescent-e-s qui dénoncent les violences policières aux cris de « Police assassin » et qui ont lancé une manifestation sauvage, qui a écourté le rassemblement lorsque la police a répliqué avec des gaz lacrymogènes. Ces trois répertoires d’action coexistent et ils ne reflètent que la divergence de leurs perceptions en tant que citoyen-ne-s et leurs rapports avec la police. Tandis que les vieux commerçant-e-s réagissent en tant que membres de la diaspora et tentent de ne provoquer ni le gouvernement français ni le gouvernement chinois, les jeunes se battent beaucoup plus pour la reconnaissance en tant que citoyen-ne-s français-e-s à part entière avec leurs divergences d’opinions politiques qui ne sont plus simplement liées à leur histoire familiale.

De l’extérieur, on peut avoir l’impression qu’il y a une volonté que cette lutte ne soit menée que par la « communauté franco-chinoise ». Est-ce une réelle volonté ? Est-elle partagée par tous les acteurs de ce mouvement ?

Oui, c’est sans doute une réelle volonté pour les jeunes qui sont nés ici ou bien arrivés avant l’âge de l’adolescence. Alors que la vielle génération oscille entre les codes politiques chinois et français, les jeunes générations ont un très fort désir de reconnaissance. Par ailleurs, beaucoup d’entre eux connaissent mal la Chine : ils s’y rendent au plus une fois par an, certains n’y sont jamais allés et ici, ils prennent la mesure de la reconnaissance que les franco-chinois ont au sein de la société française en se comparant à leur copain.e.s d’origine maghrébine ou africaine. Par exemple, pendant la manifestation du 4 septembre 2016, certains jeunes disaient « On parle toujours de Black-Blanc-Beur, mais personne ne mentionne les asiatiques et les chinois-e-s. » C’est donc l’envie d’être reconnus comme des communautés participant à part entière à la vie politique qui est exprimée par ces jeunes.

Quelles sont les revendications portées par ce mouvement ?

La revendication la plus importante est sans aucun doute celle d’une enquête qui permettrait de rétablir la vérité sur la mort de Liu Shaoyo. De plus, comme l’explique le slogan « Vérité, justice, dignité », on peut toujours situer ce mouvement dans la continuité des mobilisations qui ont suivi la mort de Zhang Chaolin et qui tendent à souligner un racisme anti-Chinois et appellent à la reconnaissance de la communauté franco-chinoise en tant que citoyens à part entière.

Les formes d’organisation semblent moins passer par les canaux traditionnels (notamment les associations) mais plus par des divers réseaux sociaux qui semblent fonctionner en parallèle sans nécessairement se connecter (wechat, huarenjie etc.). Est-ce que ces lieux virtuels d’organisation ne sont révélateurs que de différentes sources affinitaires (huarenjie pour les jeunes travailleurs chinois et wechat pour les jeunes franco-chinois nés ici) ou révèlent-ils aussi des différences plus profondes d’un point de vue politique ? Si oui lesquelles ?

Je n’ai pas encore discuté avec les jeunes faisant partie de ces réseaux, mais à mon avis, ces lieux virtuels d’organisation permettent de réunir des populations ayant des origines sociales ou des trajectoires migratoires similaires, et petit à petit deviennent aussi le lieu de la discussion politique où se forment des visions assez différentes.

Veux-tu ajouter quelques mots de commentaires sur l’aberrant et raciste article du parisien sur la note de la DGSI ?

Oui, effectivement, je pense qu’il est nécessaire de discuter sur l’usage du mot « mafia » et son association quasiment automatique avec les migrant-e-s du Sud. En fait, ce terme est souvent employé par les acteur-trice-s publics, la presse, voire parfois les associations plutôt de gauche ayant des bonnes intentions, pour désigner l’organisation sociale des migrant-e-s chinois-e-s. Ainsi, même en discutant avec des ami-e-s qui sont à priori sympathiques avec le droit des étrangers, je me suis rendue compte que l’explication de la DGSI leur paraît assez convaincante, ce qui montre à quel point ce cliché est répandu et généralement accepté. À mon sens, au-delà des stéréotypes sur la population chinoise, cet usage abusif du mot « mafia » est aussi dû à une méconnaissance du fonctionnement social des migrant-e-s. On a tendance à confondre l’entre-soi économique structurant autour des réseaux d’interconnaissance des migrants avec le terme la « mafia », puisque ceci paraît opaque comme système. Or, ce fonctionnement économique est loin d’être la singularité des Chinois - on retrouve cette organisation économique très similaire chez les Breton-tonne-s, chez les Auvergnat-e-s et chez les Kabyles, c’est-à-dire carrément tous les groupes sociaux ayant une pratique d’entrepreneuriat ethnique.

Racisme « ordinaire »
de la presse française en 1965

Ensuite, sur l’intervention de Pékin, il est important de rappeler que l’intervention de l’ambassade chinoise dans l’affaire Liu Shaoyo est une pratique diplomatique tout à fait conventionnelle. Si l’événement avait eu lieu en Chine, ça serait tout à fait normal que l’ambassade française intervienne. Ainsi, au lieu de chercher à discréditer les mobilisations spontanées des jeunes chinois-e-s en citant des clichés racistes, je pense qu’il faut prendre ces mobilisations comme un signe positif qui montre l’émergence d’une nouvelle génération faisant partie du « creuset français ».

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