Gouttes de soleil dans le labyrinthe de béton

| Groupe Révolutionnaire Charlatan

Notes sur le soulèvement de juin-juillet 2023

« Vous les avez laissés en proie au labyrinthe ;
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte. [...]
Acharnez-vous ! Soyez les bien venus, outrages.
C’est pour vous obtenir, injures, fureurs, rages,
Que nous, les combattants du peuple, nous souffrons,
La gloire la plus haute étant faite d’affronts. »

Victor Hugo, « À ceux qu’on foule aux pieds », L’Année terrible, 1872

EMBRASEMENT

Entre le 27 juin et le 4 juillet 2023, la population des quartiers ghettoïsés s’est soulevée. L’assassinat par la police de Nahel, un adolescent de 17 ans pour un refus d’obtempérer à Nanterre (92), s’est développé en une semaine de révolte généralisée atteignant jusqu’aux centres des villes. Les renforts croissants des forces de l’ordre n’ont d’abord pas été capables de reprendre le contrôle de la rue. Dès le deuxième soir, des insurgés armés tiraient sur les caméras de vidéosurveillance. Le troisième soir, une armurerie était pillée à Vitry-sur-Seine (94) et la police essuyait des tirs à Cayenne (97). Le quatrième soir, des fusils étaient dérobés dans une armurerie à Marseille (13) et des policiers essuyaient des tirs d’arme à feu à Vaulx-en-Velin (69) et Nîmes (30). Des dizaines de milliers de policiers et de troupe d’élites spécialisées dans la lutte antiterroriste et le grand banditisme – le RAID, le GIGN, et la BRI – ont dû être jetées dans la lutte pour écraser le soulèvement, soutenus par plusieurs hélicoptères et des véhicules blindés. Ils étaient jusqu’à 45 000 à être déployés à travers le pays, soit l’équivalent d’un corps d’armée.
Les insurgés, massivement issus de la jeunesse ghettoïsée, ont d’un seul et même geste déclaré la guerre à la domination policière – qui venait de dépasser les limites de ce que toute une génération était prête à accepter – et à la domination de la politique et de l’économie sur leur vie. Véritables exilés de l’intérieur, condamnés à la condition d’étranger universel dans le pays qui les a vus naître, les insurgés étaient sans illusion : leur exclusion constitue le fondement et la survie de cette société qui ne leur promet aucun avenir. Récusant les fausses promesses et les mensonges vains, les insurgés ont procédé au saccage systématique et sans concession des instruments de la domination : mairies, commissariats, espaces scolaires et culturels, agences bancaires, caméras de vidéosurveillance, commerces, transports. Le deuxième soir, un groupe d’insurgés a tenté d’envahir la prison de Fresnes (94) pour libérer les détenus qui y étaient incarcérés. Chaque cible dévoilait une impasse supplémentaire du labyrinthe de béton et de contrôle à laquelle ils refusaient de se résigner. Contrairement à ce qui a pu être dit, les insurgés n’ont pas brûlé « leurs quartiers » : ils ont brûlé les enfers concentrationnaires et disciplinaires que le pouvoir et l’économie ont bâtis pour eux. N’en déplaise à la gauche et aux classes d’encadrement – sociologues, urbanistes, juges, enseignants, employés de mairie et consorts –, cela inclut aussi bien la mairie du Val Fourré à Mantes-la-Jolie (78) que le groupe scolaire Angela Davis de la ville de Bézons (95) et le centre commercial Croix-Blanche au Mée-sur-Seine (77). Contrairement à ce que la classe politique et les commentateurs médiatiques ont pu affirmer, il n’y a pas eu de retour à la normale. Au contraire. Tout blindage sécuritaire trouvant sa justification dans le rétablissement de l’ordre, le pouvoir politique a répondu à la révolte par l’extension du régime d’exception : recours à des forces d’élite pour des missions de maintien de l’ordre, systématisation des peines de prison ferme, criminalisation des parents des prévenus mineurs, censure des réseaux sociaux, arrestations illégales d’insurgés présumés par des militaires en civil, mise au pas des magistrats et de l’institution judiciaire par un exécutif qui venait à peine d’enterrer le pouvoir législatif, etc. Selon les chiffres officiels, plus de 11 000 incendies sur la voie publique, près de 6 000 véhicules brûlés et plus d’un millier – jusqu’à 2 500 selon la droite parlementaire – de dégradations lourdes à l’encontre de bâtiments ont été recensés, parmi lesquels plus d’une centaine de mairies. Plus de 250 commissariats, casernes de gendarmerie et postes de police municipale ont été attaqués. Plus de 700 policiers et gendarmes ont été blessés pendant les affrontements, dont une dizaine par des tirs d’arme à feu ou à plomb. Plus de 200 établissements scolaires ont été dégradés. Parmi le millier de commerces pris pour cible, on compte environ 200 commerces alimentaires – dont 30 ont fini en cendres –, 250 bureaux de tabac et 300 agences bancaires. Enfin, l’Association des maires de France fait état de 150 élus locaux, principalement des maires, menacés ou attaqués pendant le soulèvement. Près de 3 400 personnes ont été interpellées, parmi lesquelles 30% de mineurs, avec une moyenne d’âge de 17 ans ; 95% des interpellés ont été condamnés, et 600 ont été incarcérés. Pour le MEDEF, principal syndicat patronal, l’insurrection aurait coûté un milliard d’euros aux entreprises, sans compter les pertes liées aux annulations de réservations et aux fermetures imposées. Le troisième soir, à Cayenne en Guyane (97), un homme observant des affrontements depuis son balcon était abattu par une balle perdue en plein direct de France Info, possiblement par un tir policier. Le même jour, des affrontements éclataient à Molenbeek, à côté de Bruxelles. Pris de panique, la police de Liège a réagi en réalisant une trentaine d’arrestations préventives le lendemain et s’est déployée pour prévenir une éventuelle propagation des violences. Le quatrième soir, un homme est décédé en scooter à Marseille (13), vraisemblablement tué par un tir de LBD, tandis qu’un autre a été plongé dans le coma par le RAID à Mont-Saint-Martin (54), touché à la tête par un tir de munition « beanbag ». Le lendemain, une équipe de la BAC de Marseille a laissé un homme pour mort après lui avoir tiré dans la tempe au LBD puis l’avoir roué de coups au sol, provoquant une rupture d’anévrisme. Le sixième soir, la ville de Lausanne en Suisse s’est également agitée en écho au meurtre de Nahel, après l’acquittement d’un policier inculpé pour l’assassinat d’un homme le 28 février 2018.

Critique de la police – Marseille (13)

LA CLARTÉ DANS LA CONFUSION

L’événement révolutionnaire est une clarification en actes des problèmes existants. Et les réactions qu’il suscite, de tous côtés, dévoilent toujours les diverses nuances de pensée de ses adversaires. Comme cette jeunesse insurgée n’avait aucun chef ; comme elle s’était constituée et reconnue comme une force se suffisant à elle-même, suffisamment puissante pour refuser la récupération politique et son chantage à la revendication, c’était le moment de vérité dans chaque camp. Le gouvernement a jugé inexcusables les violences, et écarté d’emblée toute perspective de dialogue social avec les insurgés, estimant que ce rôle incombait à leurs parents. Le 30 juin, deux syndicats policiers – Alliance et Unsa Police – qualifiaient les insurgés de « nuisibles », décrétaient l’état de guerre (civile), et annonçaient qu’ils soutiendraient les forces de l’ordre mobilisées dans toutes leurs actions, fussent-elles meurtrières. Le lendemain, des agents de la CRS 8, compagnie spécialisée dans la répression des « violences urbaines », téléphonaient au standard de Sud Radio pour expliquer que cogner sur la population leur procurait « des sensations qui mènent à l’érection ». Le lendemain, cette compagnie était envoyée en renforts à Lyon (69) pour répondre à la demande de renforts lancée par son maire, l’écologiste-NUPES Grégory Doucet. La gauche, qui n’existe plus que par la dissociation dans l’époque, était au premier rang pour appeler au calme et à l’apaisement. Sabrina Sebaihi, députée écologiste-NUPES dans les Hauts-de-Seine (92), n’a pas attendu pour fustiger les fauteurs de trouble pressés de faire passer ses administrés pour des « sauvages ». La commission exécutive de la CFDT, deuxième syndicat de salariés du pays, a condamné les violences au nom de la défense de la propriété privée des sacrosaints services publics. Toute la classe politique française s’est offusquée devant les incendies d’établissements scolaires et de moyens de transport en commun. Il faut dire que le service public représente le nec plus ultra en matière d’édulcoration du contrôle social. Ce cache-misère est l’alpha et l’oméga de toute intervention politique visant à maintenir les quartiers ghettoïsés dans leur léthargie artificielle. Les institutions religieuses n’ont pas manqué de se poser en défenseuses du statu quo : le lendemain de l’assassinat de Nahel, l’évêque de Nanterre, Monseigneur Rougé, a appelé à « rétablir un climat d’apaisement durable » – tout en réservant ses billets pour participer à l’université d’été d’une organisation catholique intégriste dans le Loir-et-Cher (41). Même réaction au Conseil français du culte musulman, au lendemain de la quatrième nuit de violences.
Quant aux organisations spécialisées dans la question des violences policières, elles ont su défendre leur pré carré et affirmer leur représentativité auprès de la gauche. La vie et la mémoire des victimes des violences policières n’appartiennent à personne en particulier : si le deuil revient naturellement à leurs proches, la centralité de la famille dans la lutte pour la vérité et la justice n’a rien de naturel. Cette personnification permet toujours aux collectifs militant pour la judiciarisation des violences policières de trouver une incarnation médiatique, et de s’imposer comme les représentants des « banlieues ». Mais la révolte provoquée par la mort de Nahel n’avait pas de chef. Elle avait néanmoins la décence de ne pas en appeler à la justice d’État, celle-là même spécialisée dans le blanchiment des meurtres policiers et l’incarcération à la chaîne des pauvres. La « justice » qu’elle réclamait était tout l’inverse de celle dispensée dans les tribunaux. Nous ne pensons pas qu’il y ait de juste condamnation, dont la gravité nous permettrait de parler de victoire contre les violences policières. Nous avons l’honnêteté de l’avouer, contrairement à celles et ceux qui font leur métier d’envoyer la contestation du monopole étatique de la violence dans l’impasse. Car c’est bien ce que fait la gauche, qu’elle soit politique ou associative, blanche ou banlieusarde, quand elle est « en deuil et en colère » et qu’elle déclare que « l’escalade des violences est une impasse et doit cesser ». La gauche à l’unisson obéit à Macron : les adultes responsables ne cachent plus leur paternalisme et font la morale à la jeunesse insurgée. Comme si cette dernière ne savait pas que la violence ne ramène pas les morts. Et comme si elle n’avait pas compris que les marches citoyennes non seulement ne les ramènent pas davantage, mais ne ramènent même pas les meurtriers devant les tribunaux. Il aura fallu sept ans pour que trois des quatre policiers impliqués dans l’agression et la mutilation de Théo Luhaka à Aulnay-sous-Bois (93), en février 2017, soient entendus par la justice. Peu importe pour la gauche : ce qui compte, c’est la supériorité morale que lui confère sa stratégie victimaire et perdante. Demain, c’est comme hier : la gauche échouera, comme toujours, à faire condamner les « bavures » ; de même qu’elle a échoué à faire dissoudre la BRAV-M, elle échouera aussi à faire abroger la loi de 2017 sur l’extension de la légitime défense des policiers. Mais rassurons- nous : 13 organisations politiques, 39 collectifs, 28 associations et 9 syndicats se sont réunis pour organiser des marches citoyennes. Faisons-leur confiance pour conjurer l’antagonisme ; pour enfoncer le dernier clou du cercueil de la révolte pour Nahel, et enterrer la question de la dissolution de la police sous le débat sur sa réforme républicaine.
Tous ceux qui allaient jusqu’à voir les justifications apparentes de la colère des insurgés et des habitants des quartiers ghettoïsés, tous les penseurs et les responsables de la gauche et de son néant, ont déploré les pillages, le désordre et les milliers de foyers d’incendie par lesquelles cette jeunesse insurgée a éclairé ses batailles et ses fêtes. Mais qui a pris la défense des insurgés dans les termes qu’ils méritent ? Nous allons le faire. Laissons les économistes pleurer sur le milliard d’euros perdus, les urbanistes sur leurs infrastructures et leurs supermarchés partis en fumée, et Darmanin sur ses troufions allumés au feu d’artifice ; laissons les sociologues se lamenter sur l’absurdité et l’ivresse de cette révolte. C’est le rôle d’une publication révolutionnaire, non seulement de donner raison aux insurgés, mais de contribuer à leur donner leurs raisons, d’expliquer théoriquement la vérité dont l’action pratique exprime ici la recherche. La révolte des quartiers ghettoïsés, quand elle parvient à s’affirmer avec conséquence, dévoile les contradictions du capitalisme le plus avancé. La critique théorique de la société moderne, dans ce qu’elle a de plus radical, est éclairée par cette critique en actes de cette même société. Ces deux critiques s’expliquent l’une par l’autre ; incompréhensibles séparément, elles restent totalement opaques à la fausse conscience progressiste et misérabiliste de la gauche.

Critique des services publics – Aubervilliers (93)

CONSUMMITUM EST

L’affrontement généralisé attendu depuis 2005, n’avait été jusqu’ici que le spectacle d’un affrontement possible. Les manifestations de la jeunesse ghettoïsée avaient été maintenues, par les gouvernements successifs et le racisme structurel, dans une indifférence qui permettait les pires violences des forces de l’ordre. La multiplication des scandales, en grande partie révélée par les vidéos amateurs rendues accessibles par les réseaux sociaux et les médias de masse, avait principalement permis d’alimenter le débat public sur les « bavures » et le racisme policier, devenu continue. Mais ce débat est bien en-deçà des exigences de l’époque, notamment parce qu’il refuse de poser sérieusement la question de la dissolution de la police dans un régime qui, précisément, ne tient plus que par elle. La jeunesse ghettoïsée a l’habitude de répondre aux violences policières par des affrontements localisés – en 2007 à Villiers-le-Bel (95), en 2009 à Saint-Étienne (42), en 2010 à Grenoble (38), en 2018 en Loire-Atlantique (44) – ou diffuses – en 2005 et en 2017. Ces affrontements nourrissent toujours la stratégie légaliste, qui pose la question des violences policières d’un point de vue moral, qui enferme les habitants des quartiers ghettoïsés dans une posture victimaire, et qui consacre l’autorité de l’institution judiciaire à laquelle elle continue maladivement de faire appel. La centralité des « émeutes de banlieue », c’est le problème de la condition des jeunes ghettoïsés. Or celui-ci est systématiquement évacué, soit nié soit noyé sous la rhétorique du manque de services publics. Et pour cause : il est impossible à regarder en face pour ceux qui aspirent à diriger cette société. Voilà pourquoi on en délaisse toujours la nature profonde des affrontements pour en revenir à leur singularité, à la « goutte d’eau » et, ultimement, à la fausse solution du service public – c’est-à-dire de l’encadrement par la bonne gouvernance.
La donnée de base est que le mouvement pour la reconnaissance et la condamnation des violences policières ne pose, par des moyens légaux, que des problèmes légaux. Or, il est irrationnel de quémander légalement devant l’illégalité patente, comme si elle était un non-sens qui se dissoudrait de lui-même une fois exposé aux yeux de tous. Il est évident que l’illégalité superficielle, outrageusement visible, encore appliquée aux quartiers ghettoïsés trouve ses racines dans une contradiction économique et sociale qui dépasse le ressort des lois existantes. Qu’aucune loi juridique future ne pourra défaire les lois fondamentales de cette société où les jeunes ghettoïsées osent demander le droit de vivre. Car c’est bien de cela dont il s’agit ici. Or, la possibilité-même pour eux de dépasser le stade de survie organisée à laquelle cette société les réduit, dépend directement de leur capacité à lui imposer une subversion totale. La nécessité de cette subversion apparaît naturellement à chaque fois qu’ils en viennent à adopter des moyens illégaux. Or, le passage à de tels moyens dépasse largement le cadre et la temporalité des soulèvements : il survient dans leur vie quotidienne, dont il conditionne une part non-négligeable des scènes et des lois. C’est cette débrouillardise que la police, la justice et les politiciens appellent « délinquance », et qui traduit en réalité la somme des entorses et des arrangements sur lesquels repose la possibilité d’une survie augmentée dans les quartiers ghettoïsés. Nous n’assistons pas à la crise des jeunes ghettoïsés dans notre société occidentale, mais bien à la crise du statut de cette société, posée d’abord parmi les jeunes ghettoïsés.
Contrairement à ce qu’affirme l’extrême droite, et au-delà des obscénités fonctionnalistes de la sociologie et de ses relais militants, le conflit ne se réduit pas à une question raciale. Et il ne doit surtout pas être réduit à la question de la racialisation. D’abord, la jeunesse ghettoïsée ne s’est pas divisée en fonction de sa couleur de peau, et s’est organisée selon des affects (l’amitié, la confiance) et des conditions matérielles territorialisées (le bâtiment, le quartier). Ensuite, la communauté des insurgés ne s’est pas étendue aux commerçants, aux automobilistes, aux employés et aux représentants politiques non-blancs. Carlos Martens Bilongo a tracé sa route. La communauté des insurgés, en revanche, a pu s’étendre au-delà de sa composition initiale sur la base d’une expérience partagée de la violence étatique et policière. Certes, de telles alliances n’étaient nulle part jouées d’avance. Par endroits, elles se sont même avérées impossibles. Les bandes organisées ont le droit de mener leurs actions illégalistes sans s’ouvrir à la première personne venue.
La révolte qui a embrasé le pays après la mort de Nahel était une révolte contre la marchandise, et contre les hiérarchies sur lesquelles repose le monde de la marchandise. La jeunesse ghettoïsée est une classe globalement sans avenir, une partie du prolétariat qui ne peut pas croire à de réelles chances de promotion et d’intégration. Cette classe prend au mot la propagande du capitalisme moderne, sa publicité de l’abondance. Elle veut tout de suite tous les objets exhibés et abstraitement disponibles, parce qu’elle veut en faire usage. De ce fait, elle en récuse la réalité marchande. Par le vol et le partage, elle a retrouvé un usage qui démentait aussitôt la rationalité oppressive de la marchandise. Le pillage généralisé manifestait la réalisation sommaire du principe : « À chacun selon ses faux besoins. » C’est-à-dire, des besoins déterminés et produits par le système économique publicitaire que le pillage, précisément, rejette et nie. Cette abondance était prise au mot, vécue immédiatement et non poursuivie indéfiniment dans le cycle infernal du travail et de l’achat. Sans l’intermédiaire du patron, du policier et de l’argent, la consommation devient totale ; les désirs, comme par ailleurs les besoins auxquels ils s’amalgament, s’assouvissent véritablement. Celui qui détruit les marchandises refuse de rester prisonnier des formes arbitraires imposées à son besoin. Il montre sa supériorité humaine sur les marchandises. La consumation, le passage de la consommation à l’accomplissement s’est réalisé dans les flammes de Nanterre, de Marseille, de Neuilly-sur-Marne, de Lyon, de Strasbourg, de Roubaix, etc. Évidemment, ces pillages n’ont représenté que des parenthèses dans le cycle de la marchandise. D’abord, parce qu’aucun butin n’annule la misère. Puis, parce que les insurgés n’ont pas fait usage de l’ensemble de leur butin, dont une partie a été revendue. Ce que le Code Pénal désigne comme « recel de vol » se présente en définitive comme le capitalisme du pauvre, comme une forme de réappropriation prolétarienne tronquée. Si elle permet de récupérer une partie de la richesse dont la classe a été dépossédée, elle n’annule par le cycle marchand, mais le déplace en-dehors des limites de la loi. Mais comme le dit l’adage : on veut des thunes en attendant le communisme.

Critique de la marchandise – Sevran (93)

TOUT NIER DEVIENT VITAL

La société de l’abondance trouve sa réponse naturelle dans le pillage, qui fait instantanément s’effondrer la marchandise en tant que telle, et en révèle l’ultima ratio : la force, la police et les autres détachements spécialisés qui possèdent dans l’État le monopole de la violence armée. Qu’est-ce qu’un policier ? C’est le serviteur actif de la marchandise, c’est l’homme totalement soumis à la marchandise, par l’action duquel tel produit du travail humain reste une marchandise dont la volonté magique est d’être payée, et non vulgairement un paquet de cigarettes, un bidon de lessive ou tout autre chose passive et insensible soumise au premier venu qui en fera usage. Les insurgés le savent : ils pourraient piller pendant dix ans et ne pas récupérer la moitié de l’argent qu’on leur a volé dans ces lieux de consommation pendant toutes ces années. Entassée en périphérie des métropoles où s’étale la richesse maximale, la population des quartiers ghettoïsés en est plus séparée que quiconque. En particulier celle qui compte Paris, hyper-centre français du spectacle de l’abondance, dans son voisinage direct. On lui promet qu’elle accèdera, avec de la patience et de la volonté, à la prospérité méritocratique et consumériste. Mais chaque pas vers cette prospérité l’en éloigne inexorablement, parce qu’elle est plus défavorisée, moins qualifiée et plus facilement au chômage, corvéable et interchangeable à merci. Rejetée du processus de production avant même d’y être entrés, la société capitaliste dénie toute valeur humaine à la jeunesse ghettoïsée parce que son humanité n’a pas de valeur marchande dans l’économie moderne. Dans la grande surface où elle est censée se réaliser par la consommation, elle est toujours suspecte aux yeux des vigiles et des caméras. Parce que c’est « le lieu de la privation devenue plus riche », elle en sort toujours plus pauvre, mais jamais plus rassasiée. La hiérarchie qui l’écrase n’est pas seulement celle du pouvoir d’achat comme fait économique pur : elle est une infériorité essentielle que lui imposent dans tous les aspects de la vie quotidienne les mœurs et les préjugés d’une société où tout pouvoir humain est aligné sur le pouvoir d’achat. De même que sa richesse individuelle est toujours méprisée et suspecte, la richesse en argent ne peut pas le rendre véritablement riche – et donc acceptable dans l’aliénation républicaine et raciste. Contraint de représenter la pauvreté d’une société de richesse hiérarchisée, le jeune ghettoïsé ne sera jamais considéré comme un riche à part entière, mais toujours comme un banlieusard qui a réussi. À l’inverse, il sera toujours ramené par le misérabilisme progressiste non pas à sa pauvreté individuelle, mais à une certaine représentation de la pauvreté qu’il est contraint d’incarner. Réduire la révolte à l’envers de la misère, c’est occulter sa portée historique. Que les insurgés aient attaqué les services publics devrait suffire à contredire la croyance progressiste selon laquelle la misère trouverait sa solution dans une meilleure redistribution de la richesse publique et davantage d’investissements publics. Si les insurgés se sont soulevés à cause de leur misère, ce n’était pas pour la mettre dans les mains de meilleurs gestionnaires. Conscients qu’il n’y a pas de marge confortable ni de ghetto enviable, les insurgés ont énoncé un refus : celui de continuer d’exister en tant que produit de cette société merdique ; celui, précisément, de ne plus être réductibles au statut d’ « exclus » qui, précisément, implique la promesse mensongère de leur impossible intégration.
Pour la première fois, ce n’est pas la misère mais l’abondance matérielle qu’il s’est agi de dominer selon de nouvelles lois. Comme on l’a vu, dominer l’abondance ne se réduit pas seulement à en modifier la distribution, mais implique d’en redéfinir les orientations superficielles et profondes. C’est le premier pas d’une lutte immense, d’une portée infinie. Et la jeunesse ghettoïsée n’est pas seule dans sa lutte : une nouvelle conscience révolutionnaire, celle de n’être en rien maître de son activité et de sa vie, se développe dans une frange grandissante de la population qui refuse le capitalisme moderne et qui, de fait, lui ressemble. Le prolétariat classique, dans la mesure même où l’on avait pu provisoirement l’intégrer au système capitaliste, n’avait pas intégré ses segments ghettoïsés. On aurait tort de penser cette jeunesse trop bête ou trop aliénée pour comprendre l’impasse des modalités de lutte dans lesquelles leurs parents se sont engagés et ont perdu. Cette révolte était également une révolte interne à la classe, tournée contre la dynamique habituelle de la récupération et de la capitulation. Le coup de bâton porté contre Carlos Martens Bilongo n’était pas un geste gratuit : il est venu rappeler au député son inutilité du point de vue de la classe. Dorénavant, l’activité autonome d’une part grandissante de la population qui nie les valeurs de la marchandise ouvre la perspective d’un pôle d’unification pour tout ce qui refuse la logique de cette intégration au capitalisme. Le confort disponible ne sera jamais assez confortable pour satisfaire ceux qui cherchent ce qui n’est pas sur le marché ; ce que le marché, précisément, élimine. Qu’on ne s’y méprenne pas : la perspective d’un tel pôle d’unification n’est pas celle d’un nouveau sujet révolutionnaire. Il ne s’agit pas de nier les particularités ou de les soumettre à l’universalité d’un sujet totalisant, mais bien s’attaquer à ce qui les maintient séparées ; de provoquer une distorsion entre les identités, leur temporalité et leur territorialisation, dans la négation en actes du monde de la marchandise.
En voulant participer effectivement et immédiatement à l’abondance, qui est la valeur officielle de toute société capitaliste moderne, la jeunesse ghettoïsée a demandé la réalisation immédiate et égalitaire du spectacle : tout pour tous, tout de suite. Or, le spectacle de l’abondance n’entend pas être pris à la lettre, mais toujours suivi à un infime degré de retard. On n’arrête jamais de lui courir après. Tout est permis, mais pas grand-chose n’est possible. Ainsi, c’est nier le spectacle que le prendre au mot – et, du même coup, se nier en tant que classe ou segment de la classe. Il faut bien mesurer ce dont il est désormais question : que les dominés s’affirment comme les négateurs de la marchandise. Parce qu’ils aspirent à une autre qualité de vie, ils veulent plus que les dominants. Paradoxalement, ces derniers ont été rendus esclaves de la marchandise, entièrement soumis et ralliés à ses hiérarchies. Parce que leur richesse et leur confort matériel leur permettent d’assouvir leurs envies élémentaires, ils parviennent à se réaliser en tant que consommateurs. Voilà le cœur d’un problème insoluble, ou soluble uniquement avec la dissolution de cette société hiérarchisée.

Critique de l’école – La Verrière (78)

LA PARTIE QUI ABOLIT LE TOUT

La jeunesse ghettoïsée est un produit de l’industrie moderne, au même titre que la cybernétique, la publicité et l’urbanisme. Elle en porte les contradictions, et en illustre sans doute de manière privilégiée la décomposition. Le paradis spectaculaire doit à la fois l’intégrer et la repousser. Comme la marchandise, le spectacle universel. Mais comme le monde de la marchandise est fondé sur une opposition de classes, la marchandise elle-même est hiérarchique. L’obligation pour la marchandise – et pour le spectacle, qui informe le monde de la marchandise – d’être à la fois universelle et hiérarchique, aboutit à une hiérarchisation universelle. Qu’il s’agisse d’une hiérarchie entre le patron et son employé ou d’une hiérarchie entre les propriétaires de deux modèles de voiture différents achetés à crédit, la marchandise crée sans cesse de nouvelles hiérarchies, toujours changeantes. Mais l’absurdité révoltante de certaines hiérarchies – celle, par exemple, entre ceux que la police s’autorise à exécuter sans jugement et ceux qu’elle protège –, et le fait que toute la force du monde de la marchandise se porte aveuglément et automatiquement à leur défense, révèle l’absurdité de toute hiérarchie. La négation en actes des institutions, même « positives » – notamment les écoles – est une conséquence logique, raisonnée et dignifiante de cette prise de conscience de l’absurdité hiérarchique.
La jeunesse ghettoïsée, si elle est plus exposée à la violence de l’État, n’en est pas pour autant menacée dans sa survie. Certes, la société les confine au statut de surnuméraire, mais la concentration et l’imbrication du capitalisme dans l’État l’autorise à distribuer ses « secours » aux plus pauvres. À condition que ces derniers se tiennent tranquille dans la rue, dans les transports, sur le marché du travail et de la consommation, etc. Mais la situation ne pourra pas durer infiniment. Parce qu’ils sont en arrière dans l’augmentation de la survie socialement organisée, ces pauvres sont condamnés à poser le problème de la vie – qui les réduit à rester les derniers dans un monde fondé sur une répartition hiérarchique des ressources. La planification capitaliste ne leur réserve que précarité et contrôle. Étant dans l’incapacité d’acquérir des biens à assurer et des propriétés à faire protéger par une force armée et assermentée, ils ont à détruire toutes les formes d’assurance privée et de milice, publique ou privée. Ils apparaissent en définitive comme ce qu’ils sont en effet : les ennemis irréconciliables, non pas du « Français moyen », mais bien du mode de vie aliéné de la société française. En tant que segment de la classe, ils sont une partie qui ne peut se prendre pour le tout – et qui pose, de fait, la question de l’abolition de ce tout.
Les insurgés ont expérimenté la ligne militaire contre les instruments du contrôle social et de la domination policière. Si chaque attaque de commissariat ou de mairie était une fête, elle n’en était pas moins une bataille rangée, avec ses guetteurs et ses éclaireurs en trottinette électrique ou en scooter, avec ses artificiers pour tenir la police à distance et ses pétroleurs pour réduire les cibles en cendres, avec ses troupes de choc pour fondre sur la police et forcer les rideaux de fer, ou encore avec ses mules pour sortir le butin de la zone de combat. Sortant de leur silence et de la position victimaire à laquelle les confine leurs représentants autoproclamés ou en vogue, les insurgés ont refusé les assignations. N’en déplaise au florissant personnel politique et associatif, toujours prêt à prolonger d’un millénaire la plainte de la jeunesse ghettoïsée à la seule fin de lui conserver un défenseur et des services publics, les insurgés n’ont pas pillé que par nécessité. Ils se sont soulevés contre des espaces de relégation héréditaire qui ne leur appartiennent pas, et où règnent l’exploitation, la frustration et la relégation. Les écoles, les mairies, les transports en commun qu’ils y ont brûlés n’étaient pas les leurs. En les réduisant en ruines ou en cendres, ils se sont attaqués aux conditions-mêmes de leur existence en tant que jeunesse ghettoïsée. Ce faisant, elle a rendu la révolution intelligible, dicible et praticable.

Critique de la représentativité – L’Haÿ-Les-Roses (94)
Quelque part en France
14 juillet 2023

Note

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  • Critique de la police – Marseille (13) : DR (Capture d’écran Twitter)
  • Critique des services publics – Aubervilliers (93) : Arnaud PAILLARD pour MaxPPP
  • Critique de la marchandise – Sevran (93) : BFM Paris Île-de-France
  • Critique de l’école – La Verrière (78) : LP/Julie Ménard
  • Critique de la représentativité – L’Haÿ-Les-Roses (94) : BFMTV/Handout via Reuters
  • Trinôme infernal : Stéphane DUPRAT pour Sipa Press

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