Mireille Fanon : Pensée décoloniale en temps de génocide

Mireille Fanon : Pensée décoloniale en temps de génocide

Pensée décoloniale en temps de génocide

Mireille Fanon, fille du célèbre intellectuel et révolutionnaire Frantz Fanon, s’est imposée comme une éminente intellectuelle et militante des droits de l’homme tout au long de sa carrière. En tant que présidente du Groupe d’experts des Nations Unies sur les personnes d’ascendance africaine, elle a considérablement influencé le discours mondial sur l’égalité et la justice raciale. Elle a récemment prononcé un discours à la Decoloniality Winter School 2024, organisée par l’Université du KwaZulu-Natal à Durban, en Afrique du Sud. Dans ce contexte, elle a abordé des questions cruciales telles que la situation en Palestine et en Haïti, soulignant la validité de la pensée de Frantz Fanon pour comprendre et affronter les complexités de notre situation actuelle et les luttes pour l’autodétermination et la justice sociale.
Par Mireille Fanon Mendès
16 octobre 2024

J’utilise en partie un article écrit quelques jours après le 7 octobre, avant que le génocide perpétré contre le peuple palestinien n’atteigne les chiffres que nous connaissons aujourd’hui, et avant que le régime sioniste ne transforme sa guerre coloniale en guerre régionale.

Outre la destruction systématique de la bande de Gaza, une nouvelle arme de destruction massive a été orchestrée par les occupants-colonisateurs criminels, qui pourraient passer pour invisibles : la faim entretenue par ceux qui décident de ce qui est autorisé à entrer sur ce territoire, entouré par les les griffes meurtrières d’un État qui prétend bloquer la barbarie au nom de la démocratie. Des corps coulent sous les décombres, d’autres sont blessés à vie ; d’autres meurent de faim.

Il s’agit en fait d’une guerre d’extermination au sens où l’entend Raphaël Lemkin (1944) : « Un acte de génocide dirigé contre un groupe national en tant qu’entité, et les actes en question sont dirigés contre des individus et non en tant qu’individus », mais en tant que membres de leur groupe national ».
Mais tous les alliés d’Israël, les États-Unis en tête, s’opposent à l’utilisation du mot extermination. Ils disent que l’État d’Israël a le droit de se défendre.
L’appel est de lutter pour la démocratie contre la barbarie ; quel que soit le prix à payer en termes de dignité et de droits fondamentaux, dont le droit à la vie. Il a fallu la parole de l’État sud-africain pour enfin mettre un terme approprié à ce massacre en direct, qui est retransmis chaque soir sur les écrans de télévision du monde entier, et depuis lors, l’Afrique du Sud est la cible d’attaques et de menaces. Il n’est pas inutile de se demander pourquoi un pays victime de négrophobie à l’époque de l’apartheid devrait se lever et utiliser les normes du jus cogens [1] pour dénoncer le crime commis contre la vie des Palestiniens.
Comme nous étions fiers de suivre les auditions en direct et de voir nos frères et sœurs sud-africains accuser les criminels qui représentent la démocratie du monde blanc. Un grand moment. Le monde blanc a tellement inculqué dans l’esprit collectif de l’humanité, du fait du commerce transatlantique, de l’esclavage et de la colonisation, qu’une vie noire ne vaut rien, tout comme une vie arabe. Méfiez-vous de ceux qui s’opposent à un tel mantra !

Cela se reflète, entre autres, dans le refus du monde blanc de répondre des crimes commis contre des millions d’Africains déracinés de leur continent depuis plus de 4 siècles, et contre des milliers d’indigènes exterminés pour corroborer le récit propagé par les colonisateurs : une terre sans population – une terre vide de population. Ce mensonge n’a jamais cessé d’être proféré, que ce soit en Palestine, au Sahara occidental, dans les colonies françaises de Martinique, Guadeloupe, Guyane française, Kanaky, La Réunion et plusieurs autres. Des pays souverains et indépendants dépouillés de leurs ressources naturelles, comme la République Démocratique du Congo, le Sénégal et bien d’autres.

L’essentiel était de faire en sorte qu’aucun de ces crimes ne puisse détrôner le crime de tous les crimes, celui du génocide, pour lequel ce terme unique a été inventé. Le grief suprême serait s’il était utilisé pour d’autres crimes commis par des Blancs contre des Noirs ou des Arabes. Non, ce terme doit rester pour désigner les crimes commis par des blancs contre des blancs. Rien ne peut ni ne doit diminuer cette suprématie dans l’horreur.

En 1951, les Afro-Américains l’ont souligné à l’ONU : « Le génocide pèse sur nous » (Civil Rights Congress, 1951) à cause de l’esclavage. L’ONU n’a jamais répondu, ce qui montre, pour ceux qui en doutent encore, où penchent les Nations. Il faut même noter que celui qui avait donné au monde occidental le terme de « génocide » s’est prononcé contre cette pétition, arguant que « ces accusations sont une manœuvre de diversion destinée à détourner l’attention des crimes de génocide perpétrés contre les Estoniens, les Lettons, les Lituaniens », les Polonais et les autres peuples soumis aux Soviétiques » (William Patterson, 1951). Les organisations afro-américaines ont alors décidé de créer un tribunal populaire pour décider si la capture, l’esclavage et la ségrégation transatlantiques constituaient un génocide. Malgré le verdict incontestable des juges, l’ONU, les médias et la plupart des hommes politiques restent silencieux. Le concept de génocide ne peut pas concerner les vies noires, les vies indigènes ou les vies arabes.

Le terme génocide est nié aux crimes commis contre les peuples et les corps réduits à l’esclavage et/ou à la colonisation et au colonialisme. Ce crime perpétré fait partie intégrante des fondements du système capitaliste, et pour que ce système perdure, ce crime doit rester dans l’inconscient, ignoré, pardonné, assumé par les victimes elles-mêmes et désormais par tous les descendants de cette histoire. Le système de domination libérale ne leur accordera que de la mémoire, qui, bien entendu, déclinera en fonction du désir du dominant et surtout des rapports de force en jeu.

Il est donc naturel de conclure que, pour ces populations, les rapports de force politiques priment sur le droit, notamment lorsqu’il s’agit du droit international et du droit international humanitaire, qui ont été établis pour réguler les rapports de force. Or, dans le contexte colonial dont nous ne sommes jamais sortis, ces normes sont confisquées, manipulées et instrumentalisées par les puissances blanches dominantes, si bien qu’elles sont réduites à un ensemble de normes paradoxalement impératives. Plus inquiétant encore, ils sont pratiquement inconnus de la population, qui les considère comme inaccessibles et ne les considère pas comme un levier politique pour résister.

Cependant, des millions de personnes, mobilisées en faveur du droit de la Palestine à résister à l’occupation illégale de leur pays, continuent d’appeler à un cessez-le-feu immédiat, tout en appelant la Cour pénale internationale à se saisir au plus vite de ce crime de génocide. Ils portent en eux la dignité humaine qui manque cruellement à ceux qui utilisent ce système pour interdire pour détruire et mieux dominer. Mais il y a ceux qui choisissent d’aimer l’autre, de reconnaître la dignité et de respecter l’altérité, renonçant à leur position pour ne pas être complices du génocide, comme Craig Mokhiber, ancien directeur du bureau new-yorkais du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, qui a quitté ses fonctions pour protester contre le manquement des Nations Unies à leur devoir de prévenir ce qu’il décrit comme « le génocide des civils palestiniens à Gaza sous les bombardements israéliens » ; Il désigne également des États « totalement complices de cette horrible agression », notamment les États-Unis, le Royaume-Uni et une grande partie de l’Europe.
Si la Charte de l’ONU reconnaît le droit à un État attaqué de se défendre (article 51), elle ne reconnaît pas le droit d’utiliser une force disproportionnée, comme c’est actuellement le cas avec l’État colonisateur, Israël. Le principe de proportionnalité introduit le fait qu’une action ne doit pas être plus dévastatrice que le préjudice déjà subi. Cependant, dans sa réponse, l’État d’Israël a opté pour une violence aveugle, violant le principe de proportionnalité et agissant illégalement, car il ne respecte aucun équilibre entre l’objectif – sauver les otages – et les moyens utilisés, qui sont censés être le seul objectif : faire de Gaza un endroit inhabitable pour tous les Palestiniens. L’objectif : en éliminer le plus possible, même si des otages sont sacrifiés au passage ; Le Hamas doit être éradiqué au nom de « leur » démocratie. Et de nombreux États les ont suivis dans ce massacre !

Qu’est-ce qui autorise alors cet État à méconnaître le principe de proportionnalité en violant les normes et principes de la guerre ? La notion de principe ne recouvre-t-elle pas uniquement la nécessité d’optimiser les valeurs et les intérêts, alors que les normes et règles sont souvent présentées comme de nature ontologique ? Le principe de proportionnalité ne prévaut-il pas sur les règles et les normes, surtout lorsqu’un Premier ministre affirme qu’il faut éliminer le Hamas et reçoit en retour le soutien de l’ensemble de la communauté internationale, et en particulier de ses partisans qui, comme lui, s’opposent à la barbarie ? À ce moment-là, il vous est facile de décider de la part de cette proportionnalité. Et c’est ici qu’il faut s’interroger sur le rôle joué par plusieurs États occidentaux, dans leur incapacité à penser la guerre menée contre la Palestine depuis la création forcée de l’État d’Israël, comme autre chose que le prix à payer. le crime commis par les Blancs contre d’autres Blancs de religion juive. Cette culpabilisation est devenue un principe, une règle, une norme qui vaut parfois plus que le jus cogens (droit obligatoire), au point que ceux qui la revendiquent ont perdu le sens des mots, confondant délibérément, entre autres, anti- Sémitisme avec antisionisme.

De la part de nombreux pays occidentaux, il existe une volonté manifeste de mentir, de falsifier les récits, de se rendre complices de la perpétration de crimes indescriptibles. Aucun mot ne pourra jamais décrire ce génocide, qui porte en lui toute la duplicité, l’arrogance, la vengeance et l’inhumanité du monde blanc, qui se sent partout menacé par l’apparition de ceux qu’il a rendus invisibles, assassinés et réduits au silence, les considérant en tant que non-êtres qui exigent désormais dignité, humanité et responsabilité.
La déshumanisation des corps considérés comme n’appartenant pas à ceux qui les habitent n’est pas nouvelle. N’est-ce pas ainsi que les « découvreurs » autoproclamés et les royaumes auxquels ils appartenaient ont résolu le problème du travail forcé en affirmant que les peuples autochtones et africains étaient sans âme ? Cela a permis à la puissance coloniale de les arracher à leur continent, de les exécuter sommairement et surtout de les considérer comme des choses.

Avec la Palestine, se met en place le même paradigme de domination coloniale sur les corps, soutenu par tous les amis de cet État meurtrier. Ils prétendent lutter contre la barbarie, nous assurant qu’ils ne sont que des animaux, les obligeant à subir d’éternels déplacements forcés, les privant de toute possibilité de satisfaire leurs besoins fondamentaux et, finalement, les laissant mourir de faim.

Il n’y a rien de nouveau sous le soleil de la démocratie impériale, soutenue par un système capitaliste mortel qui décide qui vit et qui meurt, tandis que les grands médias sont utilisés pour fournir des arguments pour convaincre quiconque veut bien l’entendre qu’il n’y a pas d’alternative pour sauver le monde blanc.

S’il existe un pays qui peut expliquer ces puissances hégémoniques, c’est bien Haïti. Puisqu’il a acquis l’indépendance au prix d’une lutte contre le colonisateur et propriétaire des esclaves, ce dernier a eu l’audace de faire payer le prix de cette libération. L’imposition d’une dette illégale par la France ne suffit pas, il faut faire davantage. Ensuite, les États-Unis occuperont cette première République noire et prendront tout l’or des banques d’Haïti. Mais cela ne suffit pas : les anciens colonisateurs participeront à l’élection des présidents, favorisant la corruption et la montée des gangs qui paralysent aujourd’hui le pays. C’est une bonne opportunité pour la puissance coloniale de s’emparer de ce qu’elle considère comme lui appartenant. Pour les dominants, la libération d’Haïti était une erreur, il fallait la rendre à l’empire hégémonique. Haïti est en feu et en sang, et l’ONU se laisse exploiter par les puissances blanches qui l’ont créée pour leurs propres intérêts, comme un cheval de Troie dans la lutte pour l’indépendance des pays qui aspirent à leur émancipation.

Même la prétendue aide doit être remise en question. Pour le moment, l’ONU agit conformément aux souhaits des « amis » d’Haïti (les États-Unis et les pays du centre), qui veulent que les gangs mettent fin à leurs activités ignobles et meurtrières, car ils les empêchent de prendre le contrôle de ce qui se passe, ce qui reste des ressources naturelles du pays et, surtout, ils limitent le trafic de drogue de la Colombie vers les États-Unis et l’Europe. Une idée géniale germait donc dans ces esprits obscurcis par la colonialité du pouvoir : envoyer une force de police dirigée par les Kenyans pour combattre les gangs et rétablir « la sécurité et l’ordre », devise éminemment coloniale. Noirs contre Noirs ; Ainsi, si un crime massif est commis, les Blancs n’en seront ni complices ni responsables. Ils organisent l’indicible et se lavent les mains, comme au Rwanda. Ils continuent d’accumuler l’ignominie, violant le droit des peuples à l’autodétermination et à la souveraineté politique. Il faut remettre fortement en question l’aide envoyée par le pouvoir impérial et se mobiliser auprès du peuple haïtien, qui rejette fermement cette intervention.

Seront-ils abandonnés, seuls, face à de nouveaux occupants, quand on sait que l’une des clés de l’émancipation des Africains et des Afro-descendants est l’émancipation décoloniale d’Haïti ?

Que signifie aider Israël ? Quand des pays aident Israël en fournissant des composants ou des munitions, comme les États-Unis, qui ont envoyé en décembre 2023 plus de 10 000 tonnes de fusils, plus de 15 000 bombes et plus de 50 000 pièces d’artillerie, ou tout simplement en envoyant des sommes colossales pour acheter tout l’équipement dont vous avez besoin, nous savons où sont vos choix. Sans être en reste, la France est le principal exportateur d’armes, de composants de drones et d’avions de reconnaissance vers Israël.

En aidant ce pays dans le génocide en cours, au nom de son droit à se défendre, ces États se rendent complices de l’occupation illégale, de la colonisation, de l’apartheid et du nettoyage ethnique en Cisjordanie, dans la bande de Gaza et même en ce qui concerne les Bédouins, sans parler des crimes de guerre commis depuis plus de 70 ans, violant tous les droits de l’homme et les droits des civils tels que garantis par la Quatrième Convention de Genève [2] (sur la protection des civils en temps de guerre), malgré de nombreuses résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des Nations Unies (entre autres la résolution 446 de 1979). Permettez-moi de vous rappeler qu’en août dernier marquait le 75e anniversaire de l’adoption de cette Convention. Je n’ai aucun doute qu’elle a été célébrée en grande pompe, mais ce cadre réglementaire n’est-il pas plus que le résultat d’une arrogance à laquelle seuls les représentants de la suprématie blanche ont accès ?

Il est important de noter que les États ne sont pas tenus de participer directement à l’acte illicite ; Il suffit d’apporter une assistance volontaire pour commettre un acte illégal ou pour prolonger cet acte dans le temps, et cela concerne tous les États qui encouragent leurs entreprises à signer des contrats de vente de composants ou d’armes à l’État israélien.

Il convient de noter que, dans le cas du peuple palestinien et en relation avec le fait internationalement illicite d’Israël, des obligations considérées comme « essentielles » pour la « communauté internationale dans son ensemble » sont en jeu. Dans les années 1970, la Cour internationale de Justice s’est prononcée sur cette question dans une affaire célèbre : « (…) Une distinction essentielle doit être faite entre les obligations des États envers la communauté internationale dans son ensemble et celles qui naissent envers un autre État… de par leur nature même, les premières obligations concernent tous les États. Compte tenu de l’importance des droits en question, tous les États peuvent être considérés comme ayant un intérêt juridique à la protection de ces droits ; les obligations en question sont des obligations erga omnes » [3]. Il suffit de penser à la situation en Haïti pour comprendre que la Palestine est le signe d’une communauté internationale incapable de penser les relations politiques autrement que de manière mortifiante. Haïti est au monde colonial ce que la Palestine est à l’État colonial israélien. Quoi qu’il en soit, les autres États doivent comprendre que ce qui peut être infligé à ces pays souverains sera infligé aux autres. L’« État de droit » du système libéral hégémonique, raciste et capitaliste est la déréglementation, la délégitimation, la déstructuration et la mort.

Il va sans dire que l’une des conséquences directes d’un acte illicite au niveau international est que tous les sujets du droit international sont tenus de réparer. La réparation, qui implique l’obligation d’éliminer les conséquences du fait internationalement illicite, apparaît principalement comme un mécanisme permettant de sanctionner la violation du droit international.
Le principe de l’obligation de réparer est profondément ancré dans le droit international. Selon la Cour permanente de Justice internationale, « le principe essentiel qui découle de la notion de fait illicite... est que la réparation doit, dans la mesure du possible, effacer toutes les conséquences du fait illicite et restaurer l’État qui aurait probablement existé si ledit acte n’avait pas été commis... » [4] Mais, encore une fois, tout repose sur la notion de principe...

Je vais laisser de côté les références aux textes juridiques. Ce détour n’a de sens que parce qu’il montre combien le droit international et le droit international humanitaire sont également traversés par des rapports de pouvoir et d’intérêts. À l’heure où le monde est confronté à de multiples crises, le droit international est dans un profond coma. Cela permet à la France, lorsque des organisations portent plainte pour complicité de commission d’un acte illégal en fournissant des composants militaires à l’État d’Israël, de répondre avec une impudence totale : « circulez, il n’y a rien à faire ici », en recourant à la théorie des actes du gouvernement, c’est-à-dire que la procédure judiciaire engagée par les organisations ne peut faire l’objet d’un recours devant un tribunal français, puisque les actes en cause relèveraient de la sphère politique.

Cette référence à la théorie des actes gouvernementaux constitue une limitation au principe de légalité, qui fonde toute règle de droit, et ne respecte pas l’obligation de respecter la hiérarchie des normes. En agissant ainsi, l’État français reconnaît l’aide qu’il apporte à un État criminel et compromet donc sa responsabilité internationale en facilitant la perpétration d’un génocide.
Exiger des réparations devrait être l’un des éléments qui garantissent l’émancipation des peuples et constituer le combat commun des forces de rupture qui luttent contre la colonialité du pouvoir, qui domine le droit international et national. La dignité de millions de personnes et la souveraineté de nombreux peuples sont en jeu. En particulier, le peuple palestinien ne peut plus tolérer que sa souveraineté soit usurpée par les défenseurs de l’ordre mondial libéral, comme cela s’est produit, d’une certaine manière, à l’ère de l’esclavage.

La communauté internationale et toutes les institutions internationales doivent comprendre et admettre que le racisme qu’elles prétendent combattre ne peut être éradiqué que si le paradigme de la domination capitaliste raciste est substantiellement « démoli », ce qui signifie également lutter pour les droits décoloniaux.

Par les réparations, nous cherchons à mettre fin à la perpétuation d’un système de soumission et d’exploitation dont le modèle s’est imposé à de nombreux peuples du Sud à partir de 1492, et qui continue encore aujourd’hui à alimenter les rapports imposés par la modernité et l’eurocentrisme, sans aucune importance à quel niveau ils se manifestent. Ce rapport de force s’exerce sur le foncier dans ces pays. À qui appartient-il et de quel droit peut-on le revendiquer lorsqu’il a été acquis par le sang et le vol ?

Les réparations nécessitent de redéfinir le cadre dans lequel les droits de l’homme doivent être partagés et de s’éloigner des références qui ont entraîné crimes contre l’humanité, génocide, vol, guerre... C’est pourquoi il est intéressant de lire à la fois la première constitution française et la Déclaration d’Indépendance des États-Unis [5]. On affirme la liberté et l’égalité des droits pour tous les citoyens, qui étaient déjà garanties par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen [6], alors que des millions de personnes étaient laissées de côté. Réduits en esclavage, ils étaient exclus de tous droits, et c’est sur ce second mensonge que s’est construite, d’une part, la nation française et, d’autre part, sa réputation de « patrie des droits de l’homme ». L’autre, dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis, souligne que « nous tenons pour évidentes (…) les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux, ils sont dotés par le Créateur de certains droits inaliénables ; Parmi ces droits figurent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ». Cependant, l’esclavage de tous ceux qui étaient déjà là n’a ni cessé ni diminué entre cette déclaration et l’abolition définitive [7].

Au-delà de l’abolition, cette idéologie de domination s’est poursuivie, puisque les États-Unis ont promulgué les lois Jim Crow (de 1875 à 1964) qui ont instauré un nouvel ordre social puis un système judiciaire qui, encore aujourd’hui, ne punit pas les crimes commis contre les jeunes Afro-Américains. Ainsi s’organise l’impunité des forces de l’ordre et se renforce le racisme structurel, élément commun à tous les anciens pays colonisateurs.

Michelle Alexander, dans son livre The New Jim Crow (2010), développe la métaphore des lois Jim Crow en relation avec l’incarcération de masse comme moyen de contrôler, surveiller et punir les Afro-Américains plutôt que de mettre en œuvre des politiques sociales, culturelles et politiques. Cela se poursuit, à travers l’incarcération massive, la privation d’identité introduite avec l’esclavage, puis avec le colonialisme et le capitalisme libéral qui ne sait que faire de tous les exclus dont le nombre ne cesse d’augmenter.

Ce lien ontologique qui continue de corrompre la perception de ce que devrait être l’être humain vient du pouvoir que les Européens blancs ont imposé à travers l’installation d’un manichéisme moral fondé sur l’appréhension de l’être humain à travers la « race ». Cela s’est développé à tel point que c’est à partir de cette croyance que s’est organisé le monde social, empêchant par tous les moyens que l’homme, à peine sorti de sa condition d’esclavage, puisse remettre en question le monde ou devenir un agent de transformation de ce monde. et encore moins d’accepter l’infériorité institutionnelle dans laquelle les dominants le maintiennent.

Les dominants ont fini par aligner le monde en construisant, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, un discours moral et compatissant sur les droits de l’homme, qui donnera naissance à la Déclaration universelle des droits de l’homme [8]. Malgré cet instrument et bien d’autres qui ont suivi, dont les deux Pactes internationaux de 1966, les damnés n’ont cessé d’être maintenus dans une aliénation structurelle. Les droits de l’homme fonctionnent comme un mandat paradoxal. À cette fin, ceux qui détiennent le pouvoir, à l’égard du peuple, savent utiliser ce mandat contenu dans l’article premier commun aux deux Pactes internationaux, qui consacre le droit du peuple à l’autodétermination. La Palestine est l’exemple parfait de ce mandat paradoxal.
C’est un mandat parce que le monde occidental, après les abolitions, n’a jamais voulu remettre en question les aspects inhumains de la société criminelle dans laquelle ont eu lieu la colonisation et l’esclavage. Ils refusèrent, avec passion, de regarder l’inhumanité de leurs actes, et avec une ardeur irrésistible ils firent tout ce qu’ils purent pour cacher leurs pensées mortelles. Il fallait sauver les fondements du capitalisme en organisant l’impunité. C’est ainsi que, tout naturellement, ces deux crimes se sont poursuivis à travers le colonialisme, avec la perpétuation de crimes tout aussi graves, qui se présentent aujourd’hui sous de nouvelles formes de néocolonialisme et de libéralisme, dont le système financier et la militarisation du monde sont les garants. Pour cette raison, les instruments qui devraient avoir un usage universel ne sont que des illusions qui permettent d’autoriser ou de justifier la violence structurelle et le racisme, seuls moyens trouvés pour maintenir le contrôle sur les colonisés et les damnés.
C’est ainsi qu’à partir de la situation historique de la Caraïbe et particulièrement de la Guadeloupe, de la Martinique ou de la Guyane, si l’on veut penser la condition humaine, l’humain, l’homme nouveau au sens défendu par Frantz Fanon, il n’y a pas d’autre moyen que de remettre en question la conception hégémonique d’une humanité entraînée par des siècles d’esclavage, de colonialisme, d’obligation et de soumission.

Il faut admettre que ce n’est que lorsque « la violence qui a présidé à l’arrangement du monde colonial », ainsi que le souligne Frantz Fanon, « (…) et qui a rythmé inlassablement la destruction des formes sociales indigènes, démoli (…) les systèmes de références de l’économie, les modes d’apparence ; sera revendiquée et assumée par le colonisé au moment où décidant d’être l’histoire en actes la masse colonisée s’engouffrera dans les villes interdites » [9] que l’on pourra enfin penser aux conditions garantissant l’humain de vivre dans une humanité humaine. L’humain pensé au centre de l’universalisme et à partir duquel cet universalisme doit être appréhendé.

La première obligation est de décoloniser le discours enfermant et jamais effectif sur les droits humains et particulièrement celui mis en place depuis les abolitions. La liberté des nouveaux « libres » de la liberté s’est traduite par le maintien de l’ordre établi, l’obligation de travailler et la reconnaissance, sans faille, à l’égard de la République émancipatrice et surtout par l’obligation d’oublier le passé. C’est de l’effacement de ce passé dont il s’agit dans les différentes déclarations et autres instruments normatifs internationaux porteurs, de mesures rendant possible sa restriction dans différents domaines et contextes.

Sans oublier qu’au sortir de la mise en esclavage et du colonialisme, la justice a été une justice à part, et surtout à la marge du droit commun, ce que l’on peut encore constater dans les Caraïbes où la terre appartient toujours à ceux qui l’ont acquise par la violence et le vol. Il ne s’agit pas de rendre ces Déclarations plus morales ou plus justes mais de réfléchir, sous l’impulsion des damnés, à une définition nouvelle de l’humanité à partir de la perception que les colonisés, les damnés ont de ce que devrait être l’humanité. C’est bien toute la matrice coloniale qu’il faut déconstruire pour faire émerger des rapports sociaux exempts de la référence ethno raciale et faire émerger une humanité, pensée hors de lignes de force imposées par la Modernité. Où l’homme pourra être en relation avec l’homme où qu’il se trouve, parce que les conditions décoloniales lui permettront de s’extraire, collectivement, de la zone du Non-Être.

Publié initialement sur fondation-frantzfanon.com

Également sur Pagina12 (en espagnol)

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Plus de notes connexes (en espagnol) :

Notes

[1Wikipédia : Le jus cogens (du latin « droit contraignant », souvent traduit par norme impérative) concerne des principes de droits réputés universels et supérieurs et devant constituer les bases des normes impératives de droit international général.

[2Assemblée Générale-ONU, Résolution 446 (1979)

[3CIJ ; Arret Barcelona Traction, Recueil, 1979

[4Cour Permanente de Justice Internationale, Usine de Chorzow, Arrêt du 13 sept. 1928 , Série A, no. 17, p. 47.

[54 juillet 1776

[626 août 1789

[71865

[81948

[9Les damnés de la terre, Frantz Fanon, Petite collection Maspero, 1961

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