Contre la « neutralité » des scientifiques

La science est un garant de l’ordre du monde. Je veux montrer ici deux traits récurrents dans le monde scientifique (mes exemples concerneront principalement la physique et les maths), qui contribuent à justifier un système global de production capitaliste et de contrôle social.

Pour une reprise en main collective des découvertes scientifiques, il est nécessaire de se garder de ces comportements.

L’hypocrisie

Le trait le plus visible est l’hypocrisie de certain.e.s scientifiques.
Celle-ci consiste à sanctuariser la science : en tant que scientifique, il serait mal venu de prendre parti, et l’on se place au-dessus des considérations partisanes. Il résulte de cette posture que souvent les scientifiques servent de caution pour l’ordre actuel du monde.
Prenons deux exemples, parmi la dernière promotion des nommé.e.s à l’académie des sciences

Jean Jouzel : chercheur COPiste et expert non engagé.

Saclay, un matin de septembre. La salle Bloch est comble pour assister à l’exposé de Jean Jouzel, chercheur au laboratoire voisin des sciences du climat et de l’environnement.
Le séminaire porte sur les projections des hausses de température suivant les recommandations des précédentes COP. Jouzel étant membre du GIEC [1], il a participé à différentes COP —notamment la COP21— en tant qu’expert.
L’exposé est à la fois passionnant, rigoureux, et glaçant au niveau des scénarios de projections, même basses.

Cependant, politiquement c’est une autre affaire.
Quand il mentionne le rôle du GIEC aux conférences sur le climat, Jeannot nous dit que l’organisation se contente de donner des avis consultatifs, sans prendre parti. Et voilà bien le problème.
Jamais les alertes des scientifiques sur le climat (voir l’appel de 15000 scientifiques dernièrement par exemple) n’ont été accompagnées d’une quelconque remise en question du système de production capitaliste.

Se cachant derrière une pseudo-neutralité, tout aussi vaine que la neutralité journalistique, et se gardant bien de s’engager verbalement, iels participent tout de même aux mascarades planétaires que sont les COP, en valident les décisions et l’organisation (voir à cet égard les multiples articles parus sur Paris-luttes), faisant participer aux décisions les plus gros pollueurs de la planète.

« Certes, la planète a été détruite. Mais pendant une belle période, on a créé beaucoup de richesses pour les actionnaires. »

Le mal est double : non seulement les scientifiques restent passifs.ves dans la critique du système de production et d’exploitation, mais en plus iels sont une caution de ce système, et sont des éléments clés dans les opérations de greenwashing [2] de la part d’entreprises comme Total ou Areva.

Jean-Philippe Bouchaud : pour quelques dollars de plus.

Un autre exemple patent de cette hypocrisie est le cas de Jean-Philippe Bouchaud, physicien théoricien à l’origine, et professeur de physique statistique à l’Ecole Polytechnique.
Désormais à la tête du hedge fund Capital Fund Management (attention, site type de start-up, en wall street english qui disrupte mais ne veut rien dire), sis dans la cossue rue de l’Université, l’entreprise a un chiffre d’affaire de plusieurs milliards d’euros.
L’activité est assez classique pour l’époque : investir sur des marchés financiers prometteurs. La particularité est que des physiciens théoriciens —notamment des experts en matrices et marches aléatoires— appliquent leurs résultats issus de modèles physiques, pour réaliser les investissements les moins risqués, et le cas échéant les plus juteux.
Ce qui est fascinant dans ce cas, c’est d’écouter les conférences de J-P. La grosse marade vraiment.
A l’écouter, son hedge fund contribue à stabiliser la finance, à moraliser le capitalisme.
Et dans les faits, leur manière d’appliquer des résultats sur les matrices aléatoires par exemple, permet en effet de minimiser les risques de crise. Mais là encore, jamais un mot de critique des marchés financiers ou du système économique.
Au contraire, il permet de justifier les marchés financiers, en ayant une pratique soi-disant morale, tout en empochant de menus millions. Bah bravo Morray.

On a un site incompréhensible, mais on a mis une photo cool de légo sur un tableau, on sait s’amuser entre deux millions brassés.

Dans ces deux exemples, on voit que la mécanique de cette hypocrisie est assez maligne, à vrai dire.
En effet, lorsqu’on pense à « scientifique engagé », à « vision partisane de la science », on pense à l’obscurantisme de scientifiques s’arrangeant avec la vérité des résultats d’expériences. On pense aussi aux créationnistes, mélangeant croyance religieuse et science.
Dame ! C’est un repoussoir assez puissant pour pouvoir commodément se proclamer « hors/au-dessus de tous partis ».
Il y a confusion auprès du public entre l’interprétation politique des résultats scientifiques (qui est dangereuse en effet), et la vision politique de l’application de ces résultats.
Ainsi, on peut prétendre améliorer la vie des gens, avec la bénédiction des institutions, sans jamais remettre en question le système économique mortifère dans lequel nous vivons. Exigeons donc des scientifiques une prise de position claire, afin de savoir ce qu’iels défendent.

L’aveuglement

Le deuxième trait est nettement plus diffus dans la communauté scientifique. Autant l’hypocrisie est surtout imputable à des pontes invité.e.s à s’exprimer publiquement, autant l’aveuglement est susceptible de concerner tou.te.s les scientifiques, et les exemples sont innombrables.

Nous vivons une période charnière concernant l’intelligence artificielle.
J’entends par là les changements conséquents sur nos vies dus aux récentes avancées dans le Big Data : le machine learning, le deep learning avec des réseaux de neurones multicouches, etc. Les applicatons sont extrêmement diverses, il n’est pas question ici de les lister. Cependant, on peut dégager trois aspects fondamentaux de ces applications :

  1. Elles sont lucratives, une bonne part des start-ups créées ces temps-ci reposent sur le Big Data, voir par-exemple CRITEO, qui fait d’Internet une poubelle publicitaire.
    Qu’est ce que c’est beau, j’veux faire ça de ma vie.
  2. Elles vont dans le sens d’un contrôle social croissant (dernièrement, la reconnaissance faciale dans les rues d’une ville chinoise a défrayé la chronique, mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres).
  3. Elles se font sans le moindre contrôle collectif, c’est-à-dire qu’elles ne découlent pas d’une volonté politique d’appliquer une découverte, mais au contraire elles forcent les gens à s’adapter à ces applications.

Ces aspects sont fondamentalement liés : si l’on contrôle/connaît les désirs d’une population, on est plus à même de proposer des objets à lui vendre et gagner de l’argent.
Et tant mieux s’il n’est pas encore interdit de collecter moult données.
Il est entendu que les applications du big data pour le traitement des maladies cérébrales sont peu nombreuses. Il faut du biff.

Certaines applications sont flippantes : un projet de puce connectée au cerveau est en train de voir le jour à Neuralink, une entreprise de ce philanthrope (lol) d’Elon Musk. C’est l’assurance d’aboutir à une société de contrôle total sous l’apparence d’une démocratie lénifiante.

Mais une floppée d’autres applications existent déjà, et sont déjà flippantes. Par exemple, la commande par le ministère de la défense d’algorithmes de reconnaissance d’image pour détecter des véhicules suspects.

On peut bien sûr lutter contre les créateurs d’entreprises ou les dirigeants d’institutions qui font cet usage néfaste des découvertes scientifiques.
Mais un maillon important de la chaîne est l’ingénieur.e qui le met en place. Tou.te.s ces scientifiques qui bossent dans des startups de targetting publicitaire, de reconnaissance faciale ou que sais-je, au motif que « mais tu comprends les outils mathématiques sont intéressants » (sic) et qui se lavent les mains de toute responsabilité derrière.
C’est ce qui constitue l’aveuglement des scientifiques, qui en fait des apprenti.e.s sorcier.e.s.
Ce second trait est plus difficile à combattre, étant plus répandu, et ayant pour lui des arguments du type « il faut bien que je mange ».
Soit, mais personne n’est obligé de fournir du travail qualifié qui accentue l’exploitation dans une société capitaliste et autoritaire.

Notes

[1Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat

[2L’écoblanchiment, ou verdissage1, aussi nommé greenwashing, est une expression désignant un procédé de marketing ou de relations publiques utilisé par une organisation (entreprise, administration publique nationale ou territoriale, etc.) dans le but de se donner une image écologique responsable. La plupart du temps, l’argent est davantage investi en publicité que pour de réelles actions en faveur de l’environnement. Wikipedia

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