Il y a quelques mois nous avons débuté un cycle de réflexion sur le travail. Nous avions décidé de porter ce projet parce que nous sommes sorti·es du mouvement des retraites sur un constat : au-delà de quelques slogans, le camp révolutionnaire n’avait pas su s’organiser de manière à mobiliser et diffuser de véritables mots d’ordre à la hauteur de la situation, rompant avec le travaillisme de la gauche et le ronron réformiste de la retraite à 60 ans.
Ce constat avait déjà été formulé quand la révolte pour Nahel est advenue, et elle nous semblait apporter quelques réponses à nos questions : dans sa manière d’agir sur la Métropole en prenant pour cible toutes les infrastructures et toutes les institutions, même les plus anodines et les plus banales, il y avait là comme une lumière dans la nuit.
Pour se préparer à la formulation de mots d’ordre futurs, il fallait se donner les moyens théoriques de dépasser les limitations du refus individuel ou communal du travail : il n’est pas suffisant de déclarer que l’on ne veut pas travailler, que l’on refuse le travail, il faudra faire la guerre à ce qui nous fait travailler, le prendre pour ennemi, et le montrer comme tel.
Ce qui nous fait travailler : la Métropole, c’est-à-dire le processus d’accumulation de circuits et de flux de gens, d’informations, de marchandises, et de capitaux, agencés à cette fin.
Mais tout réductionnisme métropolitain est confronté à des apories : le Travail ne peut pas être simplement expliqué par le fonctionnement mécanique de la Métropole, puisqu’il est toujours pris (par exemple) dans des rapports coloniaux, racistes, et impérialistes. Ce serait pourtant faire une erreur que d’oublier la question métropolitaine pour tomber dans un autre réductionnisme (celui de la question impériale, qui laissée à elle seule ne saurait dépasser les apories de l’internationalisme). Le mouvement pour la libération de la Palestine ainsi que la révolte du peuple kanak nous imposent d’articuler nos acquis théoriques concernant la métropole avec la question de l’impérialisme.
Il faut, plutôt que de juxtaposer plusieurs ennemis comme s’ils étaient séparés (état, impérialisme, urbanisme, etc), parvenir à les penser ensemble, c’est-à-dire définir un ennemi stratifié. La stratification de l’ennemi doit prendre en compte à la fois la Métropole et l’Empire comme deux strates différentes (mais complétementaires) d’un même ennemi : la Métropole concentre et organise ce que l’Empire extrait, et l’Empire ne peut fonctionner dans son entreprise de capture qu’au moyen de l’organisation métropolitaine des flux par ses infrastructures et ses administrations.
Mais se limiter à ces deux strates ne suffit pas : réduire l’enjeu stratégique révolutionnaire au blocage des flux logistiques revient à rabattre la question stratégique sur de la tactique. Si le matérialisme mécanique est insuffisant pour développer une pensée stratégique consistante, c’est parce qu’il nous conduit à oublier l’essentiel : les gens, leurs contradictions, leurs aspirations, leurs logiques internalisées. C’est pourquoi il nous faut considérer une strate intermédiaire entre Métropole et Empire : l’État, et les institutions en général, c’est-à-dire la strate qui prend sur soi la tâche de pacifier les gens, de les neutraliser, de les rendre moins dangereux pour le bon fonctionnement des deux autres strates.
C’est le jeu complexe de cette stratification de l’ennemi qui se manifeste dans les événements électoraux récents : l’actualité des institutions de la République est effectivement parvenue à suspendre dans son élan le mouvement pro-palestinien en France. Par ailleurs, l’impérialisme français, en métropole comme en pays colonisé, a toujours su qu’il ne saurait se passer du fondement de sa « légitimité politique » : la démocratie ; le dégel du corps électoral en Kanaky en est un exemple flagrant. C’est la Démocratie, l’Universalisme de la République et du Droit, qui a justifié la constitution de l’Empire français (la France civilisatrice !), son maintien par la violence coloniale, ainsi que le matage des révoltes dans les colonies comme en France.
Mais la démocratie n’est pas simplement pour l’ennemi une justification idéologique, puisque c’est aussi une technique de gouvernement qui neutralise efficacement les révoltes, qui peut aller pour cela jusqu’à s’imposer en leur sein comme une évidence incontestable, et qui les conditionne dans leurs perspectives.
Il faut penser cette stratification de l’ennemi pour se doter d’une stratégie elle-même stratifiée, c’est-à-dire d’une stratégie qui parvient à désactiver la démocratie comme obstacle que l’État met sur le chemin qui nous mène vers le démantèlement de l’Empire et de la Métropole.
L’ambition du premier cycle a atteint ses objectifs : savoir que nous nous réunissions autour d’une envie commune de penser les rapports, les institutions, les dispositifs, qui nous mettaient, de gré ou de force au travail et, ce faisant, d’aller au plus près de leur intrication, pour avancer vers une stratégie cohérente de destruction de l’ennemi. Si ce nouveau cycle de réflexion est en continuité avec le dernier, c’est qu’il tâchera, en guise d’ambition complémentaire, d’œuvrer à la création de nouveaux mots d’ordre qui pourraient, dans l’hypothèse (probable) d’un autre mouvement social d’ici quelque(s) année(s), directement lui être applicable, pour ne plus tergiverser là où il faudrait attaquer avec justesse. Pour attaquer avec justesse, il faut ouvrir les deux yeux, donner du relief à l’ennemi et au monde qu’il constitue, mieux se préparer à le prendre pour cible.