Nous voulons briser entre ses mains encore sanglantes d’assassin le télescope, emblème de la Science, et lui en jeter les morceaux rompus sur sa face de jésuite et d’inquisiteur [1].
C’est par ces mots que le militant anarchiste Serge Bernard exprime le sentiment des membres démissionnaires de la Société astronomique de France (SAF) à l’égard du roi d’Espagne Alphonse XIII (1886-1941), à la suite de l’exécution du célèbre pédagogue libertaire Francisco Ferrer (1859-1909), le 13 octobre 1909.
Ce dernier a en effet été accusé par la monarchie espagnole d’être un des instigateurs des événements qui se sont produits au mois de juillet de la même année à Barcelone, et qu’on nommera plus tard la « Semaine tragique ». La ville connaît alors durant plusieurs jours une situation de grève générale insurrectionnelle – très durement réprimée –, dont l’événement déclencheur est la guerre coloniale au Maroc.
Malgré l’absence totale de preuves de son implication et une très large mobilisation internationale en sa faveur, Ferrer est néanmoins condamné à mort puis exécuté. L’émoi suscité dans les milieux révolutionnaires, ainsi que chez de nombreux intellectuels, est considérable, le roi d’Espagne Alphonse XIII devenant aux yeux de ces derniers un véritable tyran sanguinaire, symbole de l’obscurantisme et de la réaction catholique [2].
Il se trouve que parmi les nombreux amis et soutiens de Ferrer, certains sont adhérents de la SAF, dont est également membre Alphonse XIII ! Celui-ci a en effet rencontré Camille Flammarion, célèbre vulgarisateur et fondateur de la société en 1887, lors de l’éclipse de Soleil du 28 mai 1900 visible en Espagne. C’est à cette occasion que le roi adhère à la SAF, moyen alors répandu chez certaines personnalités françaises et européennes de s’offrir une image de savant, tout en apportant en retour par leur nom un certain prestige à la société dont ils deviennent membres.
Plus importante association française d’astronomes amateurs, la SAF compte en 1909 plus de 5 000 membres. La société entretient également des relations étroites avec le monde des scientifiques professionnels ; plusieurs d’entre eux se retrouvent ainsi au sein du bureau de la société, à commencer par son président Benjamin Baillaud, directeur de l’observatoire de Paris. Parmi les autres postes de direction, un des vice-présidents se trouve être le mathématicien anarchiste Charles-Ange Laisant (1841-1920), proche ami de Francisco Ferrer et un des principaux animateurs de son comité de soutien en France. Il apparaît alors inadmissible à ses yeux que le responsable de l’exécution de son ami puisse rester membre de l’association. Avec Jean Couture (1884-1973), un ouvrier métreur lui-même anarchiste et adhérent de la SAF, il prend l’initiative d’un « Comité d’exclusion d’Alphonse XIII ». Une lettre ouverte au président de la société est d’abord envoyée, puis l’exclusion du roi d’Espagne est formellement demandée auprès du bureau de la SAF. Selon le comité, cette exclusion doit se faire au nom des valeurs morales portées par la société, qui ne saurait accepter un assassin dans ses rangs.
Cette demande est néanmoins rejetée, le bureau considérant qu’il s’agit là d’une question « politique », qui conformément aux statuts ne doit pas interférer dans les activités de la société. Après cette fin de non-recevoir, Laisant et Couture annoncent dans une nouvelle lettre publique leur démission de la SAF, aux côtés d’une dizaine d’autres membres parmi lesquels on trouve Anatole France, Jean Grave (le directeur de l’hebdomadaire libertaire Les Temps nouveaux) ou encore les anarchistes Serge Bernard, Frédéric Stackelberg et Aristide Pratelle [3].
L’affaire aurait pu en rester là, mais Couture rédige et fait publier au nom du comité d’exclusion une brochure intitulée À la porte l’assassin ! [4], qu’il semble réussir à faire parvenir à un grand nombre d’adhérents de la SAF en la glissant au milieu des feuillets de préparation de l’assemblée générale d’avril 1910 [5]. Récapitulant les étapes du conflit et les arguments en faveur de l’exclusion du roi, le ton y est acerbe : « Le contact d’Alphonse XIII nous cause la même répulsion que pourrait nous causer la vue d’une vipère. » La brochure se conclut par un appel des signataires « à tous les hommes de cœur […], dont ils attendent un effort de solidarité, dont ils espèrent l’aide généreuse [6] » afin d’atteindre leur but. L’effort reste vain : si quelques démissions supplémentaires sont enregistrées, la position du comité semble rester très largement minoritaire au sein de la SAF, voire marginale [7]. Alphonse XIII ne sera jamais exclu et Flammarion justifie de nouveau ce refus devant l’assemblée générale en invoquant la neutralité politique de la SAF. Le conseil de la société décide également de publier dans son bulletin des lettres d’adhérents qui s’indignent d’avoir reçu une telle brochure :
« Nous avons été péniblement surpris de voir la politique sectarienne et démoralisante chercher à se glisser dans la Société astronomique de France […]. Cette insulte portée au chef d’un gouvernement européen est honteuse [8]. »
Cette affaire nous apparaît comme révélatrice de la complexité des dynamiques politiques et sociales traversant le monde de « l’astronomie populaire [9] », dont se revendiquent la plupart des acteurs évoqués jusqu’ici. En effet, Camille Flammarion, loin d’être un défenseur de l’Église catholique, est plutôt proche des réseaux de la Libre-Pensée et a même publié un ouvrage d’initiation à l’astronomie dans une collection dirigée par Charles-Ange Laisant, qui prône lui-même une éducation libertaire et anticléricale [10]. Cependant, le prestige de la SAF repose non seulement sur la liste des personnalités mondaines qui en sont membres, mais aussi sur une certaine reconnaissance de la part des astronomes professionnels [11]. Ces derniers, qui sont devenus depuis la fin du XIXe siècle les acteurs essentiels d’une science d’État [12], occupent une place singulière au service de la Troisième République. Le président de la SAF étant également directeur de l’observatoire de Paris, on peut tout à fait imaginer qu’une prise de position officielle de la société à l’encontre d’Alphonse XIII aurait pu avoir des conséquences tant sur le plan politique que diplomatique. Si cette (non-) prise de position peut être perçue comme un soutien implicite de la société au roi d’Espagne, elle doit également être comprise comme un réflexe d’autopréservation de la part de ses dirigeants. Mais surtout, le milieu des astronomes amateurs demeure essentiellement un cadre de sociabilité mondain et bourgeois [13], ce qui explique que l’initiative des démissionnaires ait trouvé si peu d’écho en interne. L’immense majorité des membres de la SAF est ainsi peu encline à s’associer à la critique d’un symbole de l’ordre établi. Cet épisode révèle néanmoins la présence d’une minorité d’anarchistes en son sein.
L’affaire Ferrer sonne le glas de leur participation à la SAF. Œuvrant déjà en dehors de la société aux côtés d’autres militants révolutionnaires, Couture, Laisant, Pratelle et Stackelberg ont par ailleurs été à l’initiative de plusieurs actions en faveur de l’enseignement de l’astronomie auprès des milieux populaires, dans le cadre cette fois d’un programme d’éducation directement mené par le mouvement ouvrier. On comprend alors que cette « astronomie populaire », sur laquelle les amateurs de la SAF n’ont pas eu le monopole, a pu également être envisagée comme un outil parmi d’autres au service de l’émancipation du prolétariat.
Florian Mathieu
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