Le capitalisme a accéléré la transmission de maladies. Historiquement, la plupart des épidémies se sont répandues géographiquement via deux formes ordinaires de déplacement humain sur de longues distances : le commerce et la guerre. Cependant, la temporalité a changé radicalement avec l’émergence du capitalisme.
Au Moyen-Âge, il fallut environ une décennie pour que la Peste noire (peste bubonique) se répande depuis la Chine à travers les routes de la soie et les conquêtes des Mongols, jusqu’en Europe. Puis des années encore pour aller de la Sicile jusqu’en Grande-Bretagne et au-delà, par les routes commerciales et les mouvements de troupes durant la guerre de Cent Ans. Avec la solide implantation du capitalisme, la grippe espagnole de 1918 se répandit en quelques mois : d’abord en Espagne, puis en France et en Grande-Bretagne à la mi-juin pour enfin atteindre les États-Unis et le Canada en septembre. Dans l’ensemble, la maladie avançait au fil des lignes de front, des troupes et de la logistique militaire de la Première Guerre mondiale.
À l’ère de la logistique du juste à temps (ou flux tendu), il n’a fallu que quelques jours au coronavirus pour se répandre de Wuhan à d’autres villes chinoises situées à des centaines de kilomètres. Ça ne lui a pris que deux semaines pour sortir des frontières de la Chine, via les principales chaînes d’approvisionnement et routes commerciales terrestres et aériennes simultanément, vers les enclaves industrielles et de stockage d’Asie de l’Est, le Moyen-Orient producteur de pétrole et déchiré par la guerre, l’Europe industrielle, l’Amérique du Nord et le Brésil.
Au 3 mars, 72 pays étaient touchés. Suivant les routes des principales chaînes d’approvisionnement, la majeure partie de l’Afrique ainsi qu’une grande portion de l’Amérique latine sont d’abord épargnées, bien qu’aujourd’hui ces continents sont également touchés et font craindre une mortalité accrue.
La pandémie voyage le long des circuits du capital
En tant que gourou de la logistique au MIT, Yossi Sheffi a souligné dans The Power of Resilience : « L’interconnexion grandissante de l’économie globale la rend de plus en plus propice à la contagion. Des évènements contagieux, dont des difficultés financières et médicales, peuvent se répandre à travers les réseaux humains souvent fortement corrélés aux réseaux de chaînes d’approvisionnement. »
En effet, Dun & Bradstreet estiment que 51 000 entreprises autour du globe ont au moins un fournisseur direct à Wuhan, tandis que 938 des 1 000 compagnies les plus fortunées ont des fournisseurs de rang 1 (fournisseurs directs) ou de rang 2 (fournisseurs de fournisseurs) dans la région de Wuhan. L’accent mis dans les deux ou trois dernières décennies sur la rationalisation de la production, la livraison « juste à temps » et plus récemment la « concurrence temporelle », parallèlement à une infrastructure de transport et de distribution améliorée, a augmenté la vitesse de transmission.
Un expert de l’université Johns Hopkins en Italie (Bologne) affirme que « si l’on pense à nos chaînes de valeur – ou la manière dont les industries produisent des biens – les Européens sont bien plus liés les uns aux autres que ce qu’ils pensent. Si un pays européen est sévèrement affecté, le problème se transfère très rapidement à tous les autres ».
Ceci explique pourquoi la carte interactive du centre de ressources sur le coronavirus de l’université Johns Hopkins, montrant les concentrations d’infections aux États-Unis, recouvre une cartographie similaire aux études sur les concentrations manufacturières, les pôles de transport et le stockage de l’Institut Brooking. Ce qui constitue une énième indication que ce virus s’est déplacé à travers les circuits du capital et les humains qui y travaillent, et non pas uniquement par transmission « communautaire » aléatoire.
Court-circuiter les chaînes d’approvisionnement
La pénurie d’équipements de protection individuelle (ÉPI) dans de nombreux pays, en particulier des masques respiratoires FFP2 essentiels à un travail sûr dans le secteur de la santé, est elle-même le résultat de décennies d’externalisation de la production. Des firmes telles que 3M, Honeywell et Kimberley-Clark ont délocalisé leur production en Chine et dans d’autres pays à bas coûts pour accroître leurs profits.
Le Washington Post rapporte que « Jusqu’à 95% des masques chirurgicaux sont fabriqués à l’extérieur des États-Unis, dans des endroits comme la Chine ou le Mexique. » En conséquence, un distributeur majeur d’équipements médicaux note en mars que « les masques respiratoires FFP2 seront disponibles en avril-mai. Beaucoup sont produits en Chine et il pourrait y avoir des délais supplémentaires ».
Sans surprise, l’ancien conseiller de Trump et commentateur alt-right Steve Bannon saisit cette opportunité pour promouvoir son agenda xénophobe. Toujours est-il que l’échec des États-Unis, ou de n’importe quel pays, à produire des équipements médicaux d’urgence à prix abordable afin que des groupes tels que 3M augmentent leurs profits est aussi immoral qu’inconscient.
L’impact du virus, quant à lui, s’est bientôt fait ressentir sur les routes par lesquelles il s’était répandu, perturbant la production et les chaînes d’approvisionnement à des niveaux complexes. À compter de début mars, 9% des flottes de containers mondiales ont été mises à l’arrêt – et ce pourcentage a certainement augmenté depuis. La production manufacturière chinoise a baissé de 22% en février, selon un rapport du mois de mars de l’UNCTAD.
Le même rapport démontre que les pays ou régions les plus affectées économiquement par les perturbations des chaînes de valeur globales provenant de la Chine sont (par ordre d’importance) : l’Union européenne, les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud, le Vietnam, Taïwan et Singapour – tous parmi les plus touchés par le virus à ses débuts. Les exportations chinoises ont plongé de 17% en janvier et février. À la mi-mars, le port de Los Angeles opérait à hauteur de 50% de son activité habituelle et celui de Long Beach à 25-50%, en raison, principalement, des fermetures d’usine en Chine selon le Financial Times.
Pressurer les travailleur·euse·s essentiel·le·s
La réponse du gouvernement des États-Unis a été conçue pour stimuler l’économie de la seule manière que les politiciens néolibéraux et les experts de l’administration Trump connaissent : subventionner le commerce et réduire ses coûts. Outre le biais patronal bien connu du programme de « stimuli » de 2 milliards de dollars de Trump, la réaction gouvernementale en soutien du capital étasunien inclut une injonction de rester au travail pour les salariés, en combinaison avec un tsunami de dérégulation pour les employeurs.
La définition de qui doit continuer à travailler en tant qu’employé « essentiel » selon le Département de sécurité intérieure (DHS) est tellement vaste qu’elle comprend la totalité du travail qui alimente le moteur du profit capitaliste. Le DHS nous a rappelé, par inadvertance, à quel point la classe ouvrière est essentielle au fonctionnement de la société, dans les meilleurs jours comme dans les pires.
Ceci vaut également pour les groupes high-tech tels qu’Amazon, dont on nous dit constamment que les robots y font tout. Lorsque les travailleurs d’Amazon protestent et que 30% restent chez eux, l’entreprise tente d’embaucher par milliers afin de combler ce manque. Comme le souligne le New York Times, « malgré toute sa sophistication high-tech, le vaste commerce électronique d’Amazon est dépendant d’une armée de travailleurs opérant dans les entrepôts, qu’ils soupçonnent désormais d’être infectés par le coronavirus. »
Pour soulager les « charges » (c’est-à-dire le coût) de la régulation sur les futures affaires, l’EPA [1] a suspendu l’application des régulations environnementales (malgré la crise climatique en cours), tandis que l’Administration fédérale des chemins de fer a ratifié la levée de nombreuses règles de sécurité. Le NLRB [2] a suspendu toutes les élections de représentants syndicaux, incluant celles organisées par mail.
La Federal Motor Carrier Safety Administration [3] a accordé « un assouplissement de la réglementation des heures de service pour les conducteurs de véhicules commerciaux transportant du matériel essentiel ». Cela signifie bien sûr de plus longues heures sur la route. La liste des articles couverts par la FMCSA au titre de l’aide « d’urgence » est très large, incluant les matières premières, le carburant, les produits en papier et en plastique ainsi que les fournitures médicales directes. Les camionneurs qui entrent et sortent de New York, l’épicentre du virus aux États-Unis, ont reçu l’ordre de continuer à travailler comme d’habitude, mais en respectant la « distanciation sociale » et en se lavant les mains.
Malgré la récession économique, dont les prémices sont à chercher avant même l’épidémie, et le fait que les dix-sept premiers cas aux États-Unis ont été officiellement recensés en janvier, le Bureau of Labor Statistics a signalé qu’à partir de février, l’emploi salarié non agricole était en hausse et le chômage stable. Le secteur des soins médicaux, l’emploi public, les services alimentaires, la construction et, bien sûr, les services financiers étaient tous en hausse, tandis que « l’emploi dans d’autres grandes industries, y compris l’exploitation minière, l’industrie, le commerce de gros, le commerce de détail, le transport et l’entreposage, et la communication, a peu évolué au cours du mois ». Le nombre moyen d’heures travaillées par semaine a augmenté de 0,3 % en février.
« Alors que l’Amérique est aux prises avec le coronavirus et que la vie quotidienne est bouleversée, les camionneurs du pays font partie de ceux qui mettent leur santé personnelle en danger et qui font le plus gros du travail pour que les produits continuent d’être acheminés vers les magasins, les hôpitaux et ailleurs » peut-on lire dans Transport Topics, le journal des camionneurs étasuniens. L’Association américaine du camionnage rapporte que le tonnage des camions a augmenté de 1,05 % en janvier et de 1,8 % en février, ce qui signifie qu’en effet, les chauffeurs de camion « mettent leur santé en danger ».
Alors que le trafic commercial ferroviaire est en baisse depuis deux ans, l’Association américaine du chemin de fernote que trois catégories de fret étaient en hausse en 2020 (produits chimiques, aliments et cargaisons diverses) et que « les volumes intermodaux des chemins de fer desservant les ports de la côte ouest qui reçoivent la majeure partie des importations en provenance de Chine semblent avoir plafonné au cours des quatre dernières semaines, ce qui indique que nous avons peut-être vu passer le pic des effets du Covid-19 sur le commerce asiatique ».
C’est très peu probable. En effet, au mois de mars, les travailleur·euse »s des lignes de fret de l’Union Pacific et du Canadian Pacific avaient déjà été contaminé·e »s par le virus. Le service postal américain a signalé 111 cas de Covid-19, tandis que plus de 300 travailleur·euse »s du réseau de transport de la ville de New York avaient contracté le virus en avril. Une nouvelle gig economy est en train de devenir virale alors que des entreprises de livraison à domicile comme Instacart, Amazon et Walmart embauchent par milliers et s’enrichissent considérablement grâce à des clients terrorisés à l’idée de sortir de chez eux.
Licenciements massifs, chômage de récession et inégalité virale
Cette situation va certainement évoluer rapidement, car le commerce mondial ralentit et de plus en plus de secteurs sont contraints de ralentir leur production ou de s’arrêter pour cause de maladies, de « distanciation sociale », de confinement forcé et d’auto-isolement. D’une part, des millions de travailleur·euse·s n’auront d’autre choix que de travailler davantage, au risque d’être infecté·e·s, tandis que des millions d’autres seront confronté·e·s au chômage et à la pauvreté. Plus encore qu’à l’accoutumée, les travailleur·euse·s ont le choix entre la peste et le choléra.
Avec une chute soudaine de l’emploi plus importante encore que celle de 2008, l’Economic Policy Institute estime que quelque 20 millions d’emplois seront perdus d’ici juillet. 10 millions de travailleur·euse·s étasunien·ne·s avaient d’ores et déjà demandé à bénéficier de l’assurance chômage au début du mois d’avril. Le New York Times estime que le taux de chômage a atteint les 13 %, le taux officiel le plus élevé depuis la grande dépression des années 1930. En outre, comme le soutient l’économiste Michael Roberts, il ne s’agit très probablement que de l’émergence d’une récession mondiale plus profonde.
Néanmoins, le fait que tant de personnes doivent continuer à travailler pour des entreprises privées pendant l’épidémie nous rappelle également que le désir du capital de continuer à faire des profits dépend de ces travailleur·euse·s, tandis que la « contrainte muette des rapports économiques » à laquelle sont confronté·e·s la plupart des travailleur·euse·s étant obligé·e·s de survivre « de fiche de paie en fiche de paie » est bel et bien vivante dans cette pandémie mortelle.
En outre, si certains se plaisent à dire que le coronavirus ne fait pas de discriminations – après tout, le Premier ministre britannique Boris Johnson est à l’hôpital au moment où nous écrivons ces lignes – son impact est très inégal. Dans un New York ravagé par le virus, le New York Times rapporte que « 19 des 20 quartiers ayant le plus faible pourcentage de tests positifs se trouvent dans les arrondissements les plus riches ».
Comme l’expliquent les experts du Johns Hopkins Coronavirus Resource Center, « Bien que handicapantes, mais supportables pour beaucoup de gens, les retombées économiques du confinement sont brutales pour les plus pauvres, les plus vulnérables et les plus marginalisés de notre société ».
Parmi les plus touchés, on trouve celles et ceux qui se trouvent au bas de la chaîne d’approvisionnement alimentaire du pays ou à proximité : les ouvrier·ère·s agricoles et les personnes qui travaillent dans les entrepôts à travers le pays, qui ramassent et transportent les récoltes saisonnières. La majorité de ces travailleur·euse·s sont des immigré·e·s sans-papiers. Ironiquement, ou cyniquement, ils ont été déclaré·e·s « travailleur·euse·s essentiel·les », ce qui indique que l’économie compte sur elles et eux pour rester sur leur lieu de travail, où iels sont vulnérables au virus.
Parallèlement, iels sont toujours susceptibles d’être expulsé·e·s. Si d’un côté iels reçoivent des lettres de leurs employeurs déclarant qu’iels sont indispensables au pays et qu’iels doivent se rendre au travail, ces lettres ne les protègent pas des expulsions, surtout lorsqu’iels cessent d’être indispensables aux yeux du gouvernement ou que la saison se termine. Il est scandaleux que les États-Unis n’aient pas régularisé les titres de séjour de ces personnes [4] et aux autres qui se trouvent dans la même situation, comme l’a fait le gouvernement du Portugal [5].
Lutte des classes en temps de pandémie et de récession
Dans l’immense majorité des contestations ouvrières en cours à travers le monde, deux enjeux se distinguent : les congés maladie et les équipements de protection individuelle, les deux nerfs de la guerre de classe au temps de la peste. Le dispositif coronavirus du Congrès étasunien prévoit deux semaines de congés payés pour les personnes atteintes du virus, mais seulement pour les employé·e·s d’entreprises de moins de 500 salarié·e·s. Ce qui exclut de fait près de la moitié de la main d’œuvre du secteur privé, et il n’y a, par ailleurs, aucune disposition concernant les équipements de protection individuelle.
Les travailleur·euse·s des centres d’appel, des services de livraison, d’UPS, des hôpitaux, des chemins de fer et d’autres entreprises exigent de leurs employeurs, qui parlent de sécurité, mais ne fournissent rien de ce dont les travailleur·euse·s ont besoin, congés maladie et équipements de protection.
Le syndicat de base de cheminots Railroad Workers Unites a fait circuler une résolution faisant part de ses revendications essentielles. Une pétition diffusée par les Teamsters for a Democratic Union a permis de gagner deux semaines de congés payés pour les travailleur·euse·s d’UPS si eux-mêmes, ou un membre de leur famille, attrapent le virus. Les travailleur·euse·s de Starbucks ont déposé une pétition afin de ne pas être considéré·e·s comme « essentiel·le·s » et pour obtenir un congé payé.
Les travailleur·euse·s des secteurs de la livraison, de la vente au détail et des entrepôts ont poussé cette lutte encore plus loin. Les membres de l’United Food and Commercial Workers en grève dans les magasins de l’Ohio ont demandé des congés maladie. Les camionneurs d’un entrepôt Kroger à Memphis ont fait grève après qu’un travailleur ait été diagnostiqué positif au coronavirus. Les travailleur·euse·s d’Instacart qui livrent de la nourriture à domicile se sont mis en grève à travers tous les États-Unis pour obtenir du matériel de protections et des congés pour ceux d’entre eux qui souffrent de problèmes médicaux.
Des actions similaires ont eu lieu dans les antennes McDonald’s de Tampa, Saint-Louis, Memphis, Los Angeles et San Jose, alors que les travailleur·euse·s d’Amazon ont débrayé à Staten Island le lundi 30 mars. Amazon a finalement accordé un congé payé à ses employé·e·s après une pétition et un débrayage des travailleur·euse·s des entrepôts de Chicago.
Les travailleur·euse·s du secteur manufacturier se sont également mobilisé·e·s. Cinquante ouvrier·ère·s non syndiqués d’un élevage industriel de volaille de Perdue Farms en Géorgie ont débrayé, déclarant qu’iels étaient fatigué·e·s de « risquer leur vie pour des poulets ». La moitié des ouvrier·es du chantier naval General Dynamics à Bath ont refusé de se rendre au travail après que l’un d’entre eux a contracté le virus.
Les ouvrier·es de Fiat-Chrysler de Sterling Heights, dans le Michigan et de Windsor, Ontario, ont quitté leurs usines en réclamant sa fermeture. Les ouvrier·ère·s de l’usine de pièces automobiles American Axle ont également arrêté le travail pour exiger des arrêts maladie. Les sections locales de l’IUE-CWA ont exigé non seulement des équipements de protection, mais que General Electrics renonce à sa production habituelle et utilise les usines à l’arrêt pour produire les respirateurs artificiels dont ont besoin les malades du coronavirus.
Les militant·e·s étasunien·ne·s travaillant dans l’éducation ont bien sûr joué un rôle de premier plan dans la lutte pour la sécurité. Le syndicat des enseignant·e·s de Chicago et les travailleur·euse·s de la santé du SEIU de la ville ont uni leurs forces pour exiger quinze jours de congés payés et la livraison de nourriture à domicile.
Le syndicat enseignant de Los Angeles a demandé une « allocation catastrophe d’une semaine pour que les parents puissent rester à domicile avec leurs enfants ». Les enseignant·e·s de la ville de New York du Movement for Rank-and-File Educators (MORE) de la United Federation of Teachers ont mis en place un congé maladie et ont joué un rôle dans les pressions sur la ville pour qu’elle ferme les écoles.
Les éboueurs Teamsters de Pittsburgh ont cessé de ramasser les ordures, exigeant des équipements de protection. Les éboueurs de Hamilton, en Ontario, au Canada, demandent ces mêmes équipements et que les déchets organiques soient isolés dans des sacs avant le ramassage. Les chauffeurs de bus de Birmingham, en Alabama, ont refusé de conduire sur les lignes ordinaires jusqu’à ce que la direction accepte de fournir des équipements de protection, cesse de contrôler les tickets et accorde des congés payés aux travailleurs contaminés par le virus.
Apprendre de nouvelles formes de lutte
La propagation du coronavirus a mis en lumière les multiples réseaux qui relient entre eux les différents lieux de travail. Trump tente de maintenir l’économie à flot en demandant au Département de la sécurité intérieure de redéfinir comme « essentiel·le·s » la quasi-totalité des travailleur·euse·s. Ce qui montre clairement que les circuits du travail et du capital relient les travailleur·euse·s du monde entier et d’un bout à l’autre d’une même ville.
Les fabricants chinois de masques FFP sont liés aux infirmières de New York, aux travailleur·euse·s d’Amazon de Will County, Illinois, et aux chauffeurs UPS de Chicago. Les cheminots, les camionneurs et les postiers sont connectés au reste du monde. Les actions des travailleur·euse·s, même limitées, peuvent avoir un impact au-delà du lieu de travail immédiat, dans le monde actuel du juste à temps.
Aucun bien ne peut être produit, aucun service fourni, si les matériaux qui permettent ces activités ne sont pas fabriqués et acheminés par la main du travail. Si les circuits du travail et du capital ont contribué à la diffusion de cette maladie, les actions des travailleur·euse·s le long de ces chaînes peuvent également permettre d’imposer un nouvel équilibre dans les rapports de force de classe après l’épidémie.
De la même façon que de nombreuses personnes ont fait preuve d’une solidarité sans faille dans cette crise, une solidarité entre travailleur·euse·s de différentes entreprises, industries, professions et pays sera nécessaire pour lutter pour un monde meilleur dans la période post-pandémie.
« Les choses ne seront plus jamais comme avant », affirment de nombreux commentateurs. Il y aura certes des changements de taille, mais à moins qu’ils ne soient imposés par la base, par l’action d’une immense majorité, il s’agira plus probablement de « tout changer pour que rien ne change. » [selon la formule cynique de l’aristocrate sicilien Don Fabrizio face à la révolution italienne de 1848-1849, dans Le Guépard de Lampedusa]. Les firmes changeront de forme au cours des faillites d’entreprises, les fusions se multiplieront, les chaînes d’approvisionnement seront rationalisées, les effectifs réduits, les fonds publics seront versés dans les caisses des sociétés et les profits renaîtront.
Mais les entreprises n’abandonneront guère leur pouvoir de direction et ne remplaceront pas les actionnaires. Les gouvernements conservateurs comme libéraux, en bons keynésiens de temps de guerre, dépenseront sans compter afin d’améliorer leurs résultats économiques.
Mais remplaceront-ils les revenus perdus par des millions de travailleur·euse·s ? Laisseront-ils la place à la représentation syndicale ? Remettront-ils en vigueur les réglementations sanitaires et environnementales déjà réduites en morceaux et qu’ils ont « suspendues », laissant la place à une impréparation encore plus grande jusqu’à la prochaine épidémie ou face à la catastrophe climatique ?
À moins d’une irruption massive de la base, les rapports de forces inhérents aux rapports sociaux de production capitalistes et leur extension dans la « société civile » et le gouvernement seront renforcés comme ils l’ont été après 2008. Malgré les espoirs de beaucoup et les différences évidentes entre les candidats, la politique motivée par le profit, qui est la norme aux États-Unis aujourd’hui, assurera cette restauration, et ce, quel que soit le vainqueur aux élections de novembre. Il appartiendra à ces travailleur·euse·s « essentiel·le·s » de créer un nouvel équilibre dans le monde social ainsi qu’un monde saint et durable.
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Coronavirus : mise au point et bilan politique (publié le 24 mars 2020)
Le Covid-19 et les circuits du capital (publié le 04 avril 2020)
Crise et reprise – Le coronavirus et l’économie aux États-Unis (publié le 07 avril 2020).
Crise sanitaire et reproduction sociale : Les plateformes en embuscade (publié le 17 avril)
Nous avons également proposé un premier bilan politique de la période, écrit par notre collectif, revenant sur les raisons économiques et les politiques austéritaires qui ont rendu la pandémie possible, la continuité des luttes de classe dans la période, mais également les perspectives que l’on peut dégager du « monde d’après ».
Puis déconstruisant l’idée de « crise naturelle inévitable », ce collectif d’épidémiologues marxistes nous expliquaient dans « Les circuits du capital » comment l’agrobusiness par la déforestation, l’entretien de monoculture et l’élevage intensif rendent les souches pathogènes beaucoup plus violentes.
L’article d’Aaron Benanav revient sur comment s’imbriquent crise sanitaire et crise économique aux États-Unis, notamment les conséquences sur l’emploi et un recours accru aux banques alimentaires pour les travailleurs les plus pauvres.
Enfin, celui du groupe Platform Labor explore les stratégies mises en œuvre par Uber, Deliveroo et consorts pour maintenir leurs profits sur le dos des livreur·euse·s, en profitant des marchés de la reproduction sociale abandonnés par l’État-providence