« Les pro-situs n’ont pas vu dans l’Internationale situationniste une activité critico-pratique déterminée expliquant ou devançant les luttes sociales d’une époque, mais simplement des idées extrémistes ; et pas tant des idées extrémistes que l’idée de l’extrémisme ; et en dernière analyse moins l’idée de l’extrémisme que l’image de héros extrémistes rassemblés dans une communauté triomphante. […] Leur quantité ne multiplie pas leur vide : tous font savoir qu’ils approuvent intégralement l’IS, et ne savent rien faire d’autre. En devenant nombreux, ils restent identiques : qui en a lu ou en a vu un, les a tous lus et les a tous vus. Ils sont un produit significatif de l’histoire actuelle, mais ils ne la produisent nullement en retour. »
Guy Debord, La Véritable scission dans l’IS
Société du spectacle, télé-réalité et autres banalités
Le présent article n’a pas vocation à dresser une analyse exhaustive des différentes productions situationnistes, ou à disserter sur leur conception de l’art — thématiques qui n’intéresseront que les conservateurs de musée ; pour cela, nous recommandons de consulter l’une des innombrables biographies dont Debord a fait l’objet en tant que chef de file de l’IS, qui, aux dires de ce dernier, furent toutes égales dans leur médiocrité. Nous nous intéresserons ici uniquement à la théorie critique qu’il a produite « sciemment dans l’intention de nuire à la société spectaculaire », laissant volontairement de côté la dimension artistique de son œuvre.
Le concept de « société du spectacle », théorisé initialement par Guy Debord dans son livre éponyme paru en 1967, surprend au premier abord par la diversité des personnalités qui le reprennent à leur compte, des insurrectionnalistes de Tiqqun à Bernard-Henry Lévy, en passant par divers mouvements d’art contemporain ou un ministre UMP, voire les journalistes de Grazia évoquant audacieusement Cyril Hanouna comme le digne héritier de l’IS. Au fil du temps, toute la puissance théorique que contenait l’œuvre majeure de Debord fut esthétisée et disséquée dans des colloques universitaires, exposée dans des musées ou à l’occasion de rétrospectives poussiéreuses, jusqu’à être définitivement neutralisée et intégrée à la philosophie bourgeoise que les situationnistes n’avaient cessé de dénoncer lorsque, en 2009, les archives de l’IS furent classées « trésor national » par le ministère de la Culture.
L’édulcoration romantique de la critique sociale debordienne n’est pas tant due à la labilité du concept de spectacle qu’à une compréhension erronée des textes situationnistes, souvent réduits à une vulgaire critique du « culte de l’apparence » qui serait propre à l’ère des médias de masse. Il s’agirait de retrouver une vérité perdue, égarée dans le règne de l’artificiel à l’heure où « tout ce que nous vivions directement s’est éloigné dans une représentation ». Pour cela, il suffirait de dénoncer les vecteurs médiatiques qui permettent la diffusion des « images » afin de retrouver « l’authentique » du « réellement vécu ».
Mais ces critiques simplistes de la « société de consommation » ne ciblent qu’un aspect superficiel du spectacle. Considérer uniquement Nabilla, les selfies Instagram ou un défilé de mode comme des incarnations de la « société du spectacle », c’est passer à côté du problème fondamental : le mode de production qui génère les rapports sociaux, dont ces images ne sont que le produit externe. Le capitalisme n’est pas une société de consommation, mais un mode de production : son but primordial et autoréférentiel est l’accumulation ininterrompue de profit par la valorisation du capital. C’est parce qu’il faut bien écouler les marchandises produites pour réaliser leur plus-value qu’il recourt effectivement à la publicité, aux divertissements télévisuels censés rendre attrayante telle ou telle marchandise culturelle, à l’obsolescence programmée, etc. Mais ce ne sont que ses manifestations les plus phénoménales, et Debord tient d’emblée à préciser que « le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ».
S’en prendre aveuglément à l’un ou l’autre de ces phénomènes de manière isolée revient à donner un coup d’épée dans l’eau et se condamner à rester aveugle aux mécanismes économiques qui leur donnent naissance et les entretiennent structurellement. C’est en ce sens qu’Anselm Jappe écrivait dans son ouvrage Guy Debord que « le problème n’est pas les représentations, mais la société qui a besoin de ces représentations ».
Plus encore, cette dénonciation narcissique qui se borne à critiquer certains aspects culturels du capitalisme tardif pour en promouvoir d’autres (la culture « alternative », la consommation « éthique », etc.) remplit précisément la fonction du spectacle : suggérer, par l’idéologie, de fausses alternatives à la misère existentielle contemporaine, des choix apparents qui, aussi capitaux qu’ils semblent être (Debord va jusqu’à parler de « spectacle des antagonismes » au niveau géopolitique), ne remettent jamais en cause les structures fondamentales du capitalisme et en premier lieu la contradiction capital / travail.
Après Debord, le spectacle à la dérive
Le personnage de Guy Debord, leader de l’Internationale Situationniste et théoricien de la "société du spectacle", a souvent été dépeint comme un artiste-bohème critiquant les "médias de masse". Cet article se propose de revenir sur le concept de « société du spectacle » pour le relier à la théorie marxiste de la totalité sociale, avant de pointer les limites de sa pensée à notre époque, le spectacle à la dérive