« Il nous faut entrer au cœur des luttes qui se déroulent, comme je l’ai dit, dans les hautes sphères de notre monde actuel, entre une soif insatiable et optimiste de connaissance et un tragique besoin d’art » (p.106).
Cet ouvrage présente des intuitions théoriques très fortes et novatrices en matière de vie esthétique, culturelle et sociale, alors même — et c’est son autre grand intérêt — qu’il est le premier livre que Friedrich Nietzsche rédigea, vers 1870-1871, à l’âge de 26 ans. C’est juste après avoir été diplômé professeur de philologie à l’université de Bâle que Nietzsche a publié ce Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, en 1872 pour la première fois. Il a ensuite été plusieurs fois réédité, y compris, rapidement, en France : l’édition à laquelle je me réfère est celle de la NRF, dans la collection Idées, qui date de 1949, disponible à l’adresse suivante. C’est surtout dans la décennie 1880 que Nietzsche publie ses principales œuvres, à un rythme soutenu, alors que son état de santé se détériore rapidement. Il meurt en 1900, à l’âge de 55 ans.
En ce qui nous concerne La Naissance de la tragédie comporte vingt-cinq petites parties faisant entre cinq et une dizaine de pages chacune, que je présenterai de façon enchaînée.
Nietzsche commence son ouvrage en insistant sur le "dualisme" qui il observe à l’œuvre dans l’art. Ce dualisme se répartit entre deux espèces d’"instincts", qui sont différents et opposés comme le sont le "rêve" et "l’ivresse" :
• Le rêve, c’est l’apollinisme (p. 21), inspiré par le dieu grec Apollon : c’est typiquement l’"art du sculpteur", l’art qui se constitue autour de "visions directement contemplées et comprises", c’est à dire que l’apollinisme n’est en fait à ce niveau qu’un art de l’apparence : cette "apparence de beauté qui règne dans ces mondes du rêve […] est la condition même de toute espèce d’art plastique" (p. 22).
• L’ivresse, c’est le dionysisme (p. 21), inspiré par le dieu Dionysos : c’est essentiellement l’ "art non scriptural de la musique". Il inspire une forme de "terreur", car il incarne une exception au principe de causalité, de logique. La musique véritablement dionysiaque a le propre de mener à un sentiment de transcendance ; le corps humain devient lui-même le symbole de la Nature : "l’Homme devient œuvre d’art" (p. 26). Le dionysisme a une donc dimension mystique : l’humain redevient le "fils prodigue" de la nature, dans une tension vers l’"harmonie universelle" (p. 26).
Dionysisme et apollinisme sont donc deux tendances opposées, deux rapports à l’art avant tout, mais peuvent aussi constituer des rapports à la vie et à autrui (c’est ce que tentera notamment de montrer l’anthropologue étatsunienne Ruth Benedict [1887-1948] à l’occasion de ses recherches sur plusieurs tribus amérindiennes, comme dans Patterns of culture).
Pour mieux saisir l’ampleur de ce dualisme, il faut déconstruire cette civilisation grecque édifiée sur les principes apolliniens. On remarque alors que cet apollinisme, cette contemplation de beautés illusoires, est ce qui permet de supporter les horreurs de l’existence : c’est donc le même instinct qui a donné naissance à la croyance religieuse et aux arts apolliniens, c’est cet instinct qui est "destiné à nous persuader de continuer à vivre" (p. 33).
La "naïveté" est donc le stade suprême de cet art apollinien. Cette naïveté et ces apparences au centre des arts apolliniens sont un voile d’illusion posé sur notre réalité pour nous protéger des douleurs de notre vie quotidienne. En effet, notre existence passe par un processus pénible d’"individuation", c’est-à-dire de rupture de ce que Nietzsche appelle l’Unité primitive et de l’Être vrai, ce qu’on peut associer à une idée d’essence humaine (p. 35-40). Cette rupture est imposée par la logique apollinienne pour que l’individu puisse "enfanter" de sa propre vision rédemptrice et de sa propre capacité à la contemplation de l’art salvateur. La base de cette logique c’est donc l’individu, et la recherche de la beauté à travers la mesure.
De ce fait, la logique apollinienne accorde davantage d’importance à l’"art objectif", celui qui peut être reconnu par tous comme digne de contemplation rédemptrice, à travers une mesure commune, des critères techniques. Selon cette logique "l’individu volontaire qui poursuit ses fins égoïstes ne peut être que l’adversaire et non l’initiateur de l’art" (p. 45). Il y a en effet un "sujet existant" qui parle à travers l’artiste et au-delà de lui. Cela se voit encore plus pour la musique : elle ne peut être constituée de volonté seulement, il faut aussi de l’inspiration, de la "passion", pour être composée et pour être comprise, car la musique est un langage universel (p. 50-51).
Dans la tragédie grecque, le dionysiaque détruit ce qui sépare les hommes et les fait renouer avec des sentiments naturels, avec ce que Nietzsche appelle l’Unité primitive. Au point parfois d’atteindre une forme d’"extase", après laquelle la "réalité quotidienne" devient un "objet de dégoût". L’art seul sauve de cette réalité devenue insupportable, comme l’illustre longuement l’auteur en s’appuyant sur le personnage Hamlet :
« Tous deux [l’homme théorique tout comme Hamlet] ont saisi une fois d’un regard lucide l’essence des choses ; ils ont connu ce qu’il en est, l’action désormais leur répugne ; car leur action ne peut rien changer à l’être éternel des choses […] La connaissance tue l’action ; pour agir, il faut être enveloppé du voile de l’illusion […] À présent aucune consolation n’agit plus, le désir s’élance au-delà d’un monde d’après la mort, au-delà des dieux eux-mêmes ; ce qu’on nie, c’est l’existence elle-même et le brillant reflet qui en subsiste dans la personne des dieux ou dans l’immortalité de l’au-delà. Conscient de cette vérité une fois aperçue, l’homme ne voit plus partout que l’horreur ou l’absurdité […] : il est dégoûté. C’est alors, en ce péril extrême, que l’art se rapproche de la volonté menacée, comme la fée qui sauve et qui guérit ; lui seul peut transformer ce dégoût pour l’horreur et l’absurdité de l’existence en images avec lesquelles on peut tolérer de vivre : je veux dire le sublime, qui est la domestication de l’horrible par l’art, et le comique, par lequel l’art nous soulage du dégoût causé par l’absurdité de "l’existence" » (p. 56-57)
L’art dionysiaque, qui fait donc sa place à l’irrationnel, aide à supporter la souffrance causée par le retour à la réalité quotidienne, après avoir entrevu "l’essence des choses" dans la "passion" ou "extase" dionysiaque. Il passe alors par le sublime, ou par le comique, dit Nietzsche. L’art a selon lui une dimension que j’appellerai thérapeutique : il veut redonner un sens à la vie.
L’art poétique rejoint d’ailleurs selon Nietzsche le champ de la "vérité naturelle" qui combat le mensonge de la civilisation, et plus particulièrement, l’illusion de l’homme civilisé qui se considère comme l’unique mesure de toute chose : "la création du poète n’est autre chose que cette image lumineuse que la nature nous tend pour nous guérir après que nous avons jeté un regard dans l’abîme" (p. 67). Ces formes d’art dionysiaques sont donc appelées à soigner l’individuation de notre espèce et de notre "univers déchiré et morcelé en individus" (p. 73).
Nietzsche commente ensuite des approches de philosophes grecs antiques, et se concentre sur les spécificités de Socrate. Celui-ci a en effet "découvert qu’il était seul à s’avouer qu’il ne savait rien". Partant de ce postulat, tout raisonnement socratique commence, dans un premier mouvement, par dénoncer partout l’illusion et conclut à l’"absurdité profonde et condamnable de tout ce qui existe". Transcendé par un "instinct logique", le raisonnement socratique, et toute une partie de la philosophie grecque antique, qui tiennent assez de l’apollinisme, engendrent l’apparition des "hommes théoriques". Ce type de personnalité est caractérisée par l’"optimisme" étincelant de leurs velléités de savoir, mais aussi, comme en contrepoids, par "une monstrueuse carence de sens mystique" (p. 91-92).
Cette posture aboutit au final à un "drame bourgeois" (p. 97), car il y a dans ces "hommes théoriques" et dans la pensée apollinienne en général, la croyance optimiste à pouvoir atteindre l’essence de l’être à travers des efforts de mesure et de technique. La science et la théorie elles-mêmes, à force d’être poussées et spécialisées dans cette direction optimiste, deviennent finalement rien de plus que l’art, car elles sont incapables de trouver les réponses à leurs questions fondamentales : la vérité absolue est inaccessible. Les "hommes théoriques" dont parle Nietzsche ne sont pas qu’un type spécifique de scientifiques, et semblent rejoindre la catégorie de ce qu’on appelle depuis le début XXe siècle les technocrates. Lorsque Nietzsche dit que ces catégories d’acteurs s’épuiseraient s’ils ne cherchaient réellement que la pure vérité, on voit donc que ce qui est suggéré, c’est qu’ils ont d’autres intérêts que cette vérité absolue. En extrapolant à peine, on peut songer que ces intérêts autres sont : la carrière, le pouvoir sur autrui, la puissance économique ou politique… ou la personnalité pathologique, tout simplement.
En effet, Socrate estime selon Nietzsche que tout homme doit trouver un sens intelligible à sa vie et non une simple justification — cela quitte à en appeler au mythe quand la science ne suffit plus. On peut imaginer par conséquent que cet optimiste qui veut la connaissance infinie tout en acceptant de se voiler une partie de la réalité à travers du mythe regroupe des types de personnalités que les sciences psychologiques qualifieraient plutôt de pathologiques…
« On trouve une illusion délirante qui s’est pour la première fois incarnée en Socrate, cette croyance inébranlable que la pensée, guidée par la causalité, descend aux ultimes abîmes de l’être et que la pensée est apte non seulement à connaître l’être mais à le rectifier. Cette sublime illusion métaphysique est comme un instinct inséparable de la science, il la pousse toujours jusqu’à son terme où elle se métamorphose nécessairement en art ; et tel est en effet le but de ce mécanisme » (p. 101-102)
On le voit avec Socrate : lorsqu’il est condamné pour ses idées jugées corruptrices pour la jeunesse, il "refuse l’évasion et la vie errante proposée par Criton" et préfère terminer brutalement son existence par une forme de suicide, pour suivre et défendre ses principes. Il y a donc un fort "pessimisme pratique" : le grand Socrate lui-même montre que parfois ce monde peut donner envie de mourir. C’est contre ce pessimisme que lutte l’"optimisme théorique" de Socrate, "qui attribue au savoir et à la connaissance la vertu d’une panacée" (p. 103). L’optimisme théorique croit autoriser celui qui le ressent à "enfermer l’univers dans le réseau indéchirable du savoir" (p. 104). Ces acteurs trouvent une nouvelle "joie de vivre" dans le fait de connaître et de transmettre leurs connaissances (comme avec l’action maïeutique à l’époque des philosophes de Grèce antique, qui suscite ce qu’on peut appeler un "émerveillement" chez les personnes). Nietzsche insiste bien, à nouveau, sur le fait que cet optimisme est vain face aux grands mystères de l’existence :
« Mais la science, éperonnée par sa vigoureuse illusion, s’élance sans cesse jusqu’aux limites contre lesquels se brise l’optimisme inhérent à l’essence même de la logique. Car le cercle du savoir porte à sa périphérie une infinité de points, et bien qu’on ne puisse absolument pas prévoir quand le cercle aura été complètement parcouru, l’homme noble et bien doué arrive immanquablement, avant le milieu de sa vie, à tels points limites de la périphérie d’où son regard plonge dans l’inexplorable. Quand il découvre alors, à sa terreur, que la logique parvenue à cette limite se replie sur elle-même et finit par se mordre la queue, une forme nouvelle de la connaissance se fait jour, la connaissance tragique qui réclame pour être tolérée la vertu préventive et curative de l’art […] Nous verrons cette avidité insatiable de connaissance optimiste se transformer en résignation tragique et en besoin d’art, alors que cette même avidité, à de degrés inférieurs, ne pourra se traduire que par la haine de l’art » (p. 104-105).
Nietzsche refuse de conclure que l’optimisme théorique et le besoin tragique d’art sont inconciliables : l’esprit scientifique, cette "croyance d’après laquelle la nature est connaissable intégralement et le savoir exerce une action salutaire universelle" (p. 115) doit prendre conscience de ses limites évidentes, pour ainsi développer une connaissance tragique, une forme de connaissance consciente de ses limites et consciente de l’absence de réponse aux mystères de l’existence.
Le problème est que la "sérénité de l’homme théorique" ne s’aperçoit pas qu’elle est "réellement en mesure d’enfermer l’individu dans un cercle extrêmement étroit de problèmes solubles". Cette soif de savoir doit s’entourer d’illusions dont elle s’abreuve elle-même pour ne pas ressentir "le poids et la difficulté de l’existence". Ces illusions et stimulants sont notamment les sciences et religions, les arts et apparences, les "consolations métaphysiques" en tous genres : "ce que nous appelons une civilisation se réduit à cet ensemble de stimulants" (p. 120). On voit ici que chez Nietzsche, civilisation semble avoir une signification du terme de culture.
Pour survivre, cette civilisation exige "le maintien de l’esclavage, mais son optimisme l’entraîne à nier la nécessité de l’esclavage, et quand ses belles formules séduisantes et apaisantes, la "dignité de l’homme" et la "dignité du travail" se sont usées, elle va peu à peu au-devant d’une épouvantable catastrophe" (p. 122). Cette civilisation basée sur l’optimisme du savoir berce d’illusions mortifères et contribue à "rendormir plus profondément le dormeur" (p. 123). Nietzsche ne se veut pas rassurant face aux impensés de ce mode de civilisation moderne : "une civilisation édifiée sur le principe de la science périt immanquablement dès qu’elle commence à devenir illogique, c’est-à-dire à fuir ses propres conséquences" (p. 124).
Ainsi, on a longtemps assimilé "l’homme cultivé", ou intelligent, au "savant" ou homme théorique. Cette espèce d’acteur et de penseur est critiquée par Nietzsche, qui la compare au personnage Adam de la Bible, qui, voyant autour de lui des plantes, des animaux, des éléments naturels inconnus, leur attribue arbitrairement des noms et des définitions. Nietzsche critique ensuite diverses formes d’opéra au nom du fait qu’ayant incorporé cet optimiste théorique dans la musique, elles sont un dévoiement de l’essence de celle-ci :
« S’il est vrai que la mission suprême de l’art, la seule grave, consiste à libérer nos regards des terreurs obsédantes de la nuit, à nous guérir des douleurs convulsives que nous causent nos actes volontaires, comment ne pas craindre que […] cette mission ne se réduise peu à peu à n’être plus que l’expression d’une creuse et frivole tendance au plaisir ? » (p. 131)
Il faut se rappeler en lisant ces lignes que Nietzsche écrivait à une époque où les sphères culturelles étaient beaucoup moins soumises à la marchandisation que maintenant. L’influence de ses analyses est pourtant toujours sensible dans diverses critiques des industries culturelles qui se sont développées au XXe siècle, notamment à la suite des travaux des philosophes allemands tels Théodor Adorno notamment. Faut-il nécessairement aller voir or des circuits commerciaux et industriels pour trouver des formes d’art sincères, authentiques, dionysiaques ? C’est tout un débat, et la question paraît bien plus complexe qu’elle en l’air. Quoiqu’il en soit, Nietzsche semblait avoir déjà tranché à l’époque :
« Il n’y a pas de période d’art où la soi-disant culture et l’art proprement dit aient été plus étrangers et plus hostiles l’un à l’autre que dans la période présente. Nous comprenons pourquoi une culture si débile déteste l’art vrai ; c’est qu’elle craint d’être détruite par lui » (p. 136).
Malgré ces constats très sombres, Nietzche n’en recherche pas moyens des façons d’exister : selon lui il faut donc avoir le courage d’être des "hommes tragiques". Seule cette catégorie de personnalité peut délivrer "du désir trop avide de cette vie", et nous montrer "une autre forme de l’être et une jouissance plus sublime", préparée par la mort plus que par des victoires héroïques. Nietzsche fait ici allusion aux tragédies grecques, qui illustrent son propos :
« Surtout, c’est la musique qui transmet au spectateur de la tragédie le pressentiment sûr d’un plaisir supérieur où l’on accède par la mort et par la négation de la vie, il lui semble reconnaître dans cette voix l’appel qui monte à lui du tréfonds même des choses » (p. 140).
À défaut de cette connaissance tragique et de ce plaisir sublime, c’est la dimension mythique et symbolique de l’apollinisme qui sauvent du douloureux "tête à tête avec l’essence du monde" et "arrachent l’homme à son rêve d’anéantissement orgiaque" (p. 143). En effet, "seul un horizon circonscrit de toute part par des mythes peut rassurer l’unité de la civilisation vivante qu’il enferme" (p. 152). Mais les mythes et religions, qui sont au cœur de nos sociétés, ne sont pas éternels : "quand les données mythiques, contrôlée par le regard sévère et rationnel d’un dogmatisme orthodoxe, en arrivent à être systématisées en une somme fixe de faits historiques et quand on commence à défendre anxieusement les mythes comme autant d’articles de foi" (p. 75), alors les mythes perdent leur influence et le désenchantement menace de créer un vide dans la société. Pour paraphraser la traduction d’Antonio Gramsci, "c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres".
L’art est donc fondamental, car il est "non seulement imitation de la réalité, mais complément métaphysique de cette réalité, placé auprès d’elle pour en triompher" (p. 159). En somme, répète Nietzsche, "l’existence et le monde ne sont justifiables qu’en tant que phénomènes esthétiques" (p. 160).
Conclusion :
« Si nous pouvions imaginer la dissonance incarnée — et l’homme est-il autre chose ? — cette dissonance aurait besoin pour vivre d’une illusion magnifique qui lui couvrirait sa propre nature d’un voile de beauté. Telle est la véritable destination esthétique d’Apollon, sous le nom duquel nous résumons ces innombrables illusions de l’apparence belle qui à chaque instant rendent l’existence digne d’être vécue et nous inspirent le désir du moment suivant » (p. 163).
Au début de son ouvrage, Nietzsche partait bien du dualisme de l’art : d’un côté l’art apolinien, beau, mesuré, mais illusoire. De l’autre côté le dionysiaque, qui est hors-norme, illogique, et une implique idée de retour à l’impulsivité — si l’on suit Cioran par exemple, c’est aussi une forme de barbarie puisqu’elle s’oppose à une civilisation malade. Nietzsche prend l’exemple de certaines formes de musique et de poésie pour illustrer cette inspiration dionysiaque.
En somme, les illusions apoliniennes nous épargnent la conscience que notre existence est une sorte de drame, de la même façon que "la pensée et le verbe nous sauvent du déchirement effréné du vouloir inconscient" (p. 143). Avec la dimension transcendante de l’art dionysiaque, en revanche, on voit qu’il y a quelque chose d’irrationnel qui se révèle dans notre rapport au monde : les sentiments dionysiaques font que l’individu "marche extasié et soulevé au-dessus de lui-même". L’extase et la passion ont donc quelque chose d’un peu inquiétant et anxiogène, tout comme le sentiment amoureux.
Ces inquiétudes poussent les hommes théoriques par divers moyens à disséquer l’extase et les sentiments dionysiaques, qui leur paraissent un des derniers éléments dont ils n’ont pas d’intelligibilité du tout. On peut mettre sur ce compte le développement fulgurant de la quantophrénie et des neurosciences ces dernières années, et leur impact dans toute la société. Cette vague de neurosciences porte l’espoir de pouvoir déchiffrer l’esprit, l’inconscient, à l’aide des mesures de l’activité cérébrale notamment.
Dans un registre plus métaphorique, le film-choc de Pascal Laugier Martyrs, sorti fin 2007, donne à voir à quel point les fanatiques de l’optimisme théorique mué en mythe religieux peuvent être cruels. Leur obsession pathologique pour le savoir se fait encore une fois au risque de la vie humaine — celle d’innocentes avant tout, mais aussi la leur… Le film a beaucoup fait parler de lui, car les questions métaphysiques et tragiques qu’il pose sont illustrées par des scènes d’une violence extrême.
Ce que nous enseigne l’ouvrage de Nietzsche, c’est qu’en somme, en l’absence de réponses définitives aux mystères de l’existence, nous pouvons soit nous réfugier dans des mythes, des illusions, dans ce que Cornelius Castoriadis appellerait des imaginaires. Mais cette solution présente le risque d’une forme d’aliénation, et met en péril la vie humaine. L’autre solution consiste, au niveau des individus, mais aussi au niveau de la société, de ses instances de pouvoirs, tout au moins, à réinterroger le pouvoir des sciences et des techniques, leurs intentions, le sens de leur omniprésence. Pour Nietzsche, nous devons accepter qu’on ne peut tout élucider ni produire un savoir absolu. Prendre conscience de cette tragédie de notre existence fait accéder à une forme de connaissance tragique, dictant un rapport esthétique au monde, pour contourner le fait que, fatalement, on ne pourra jamais tout connaître et tout comprendre : on ne peut qu’interpréter le monde. Comme l’annonce Fernando Pessoa, "la littérature, comme toute forme d’art, est l’aveu que la vie ne suffit pas" (Fragments d’un voyage immobile, p. 57).
Cette dimension tragique et fataliste ne va donc pas sans une certaine forme de conservatisme qui a valu à Nietzsche beaucoup de critiques, provenant notamment du camp "progressiste" :
« Chaque fois que se propagent les émotions dionysiaques, on s’aperçoit que la libération dionysiaque qui brise les chaînes de l’individualité se manifeste tout d’abord par un affaiblissement des instincts politiques qui va jusqu’à l’indifférence, voire jusqu’à l’hostilité » (p. 138)
Mon interprétation est que l’approche relatée dans ce livre n’est pas réactionnaire comme le considèrent certains marxistes orthodoxes. On se retrouve seulement face à la nouvelle dichotomie entre communisme classique et pensée antiautoritaire. L’intérêt des critiques marxistes orthodoxes est de mettre en question cette dimension politique de la pensée de Nietzsche. On voit que la connaissance tragique chez Nietzsche est celle qui refuse de détenir de façon illusoire un savoir total et absolu, comme le cherche l’optimisme théorique. En ce sens, elle semble contenir une dimension très antiautoritaire. En effet, ce savoir illusoirement total et absolu menace à chaque instant de sombrer dans le totalitarisme et l’absolutisme, car il a besoin d’une grande quantité d’illusions et de stimulants pour fonctionner. On comprend que les marxistes orthodoxes, les staliniens, les autoritaires apprécient peu ce genre de posture intellectuelle. Mais ils ont bien le mérite de contribuer à poser à ces écrits de Nietzsche la question essentielle : une fois qu’à travers la connaissance tragique nous arrivons à mieux interpréter le monde, peut-on envisager de le transformer ?
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