Zarzis 18/18, la grève générale et le scandale du Jardin d’Afrique

Le 18 Octobre 2022, une grève générale a traversé la ville de Zarzis en signe de protestation suite à la disparition de 17 personnes parties harraga le 21 septembre. La semaine dernière, les corps de 3 personnes ayant fait partie de ce groupe ont été retrouvés dans le Jardin d’Afrique, où ils avaient été enterrés sans test ADN. Les mobilisations demandent la vérité et des explications à la Garde Maritime, la Mairie, l’hôpital et le procureur. Article publié par MIA

Pour lire la première partie de la lutte à Zarzis : Zarzis 18/18 : en Tunisie, une mobilisation qui exige la vérité.
"Après trois semaines, on ne trouve que des restes... on a trouvé tellement de corps dans la mer ! De loin, on peut voir une nuée d’oiseaux blancs comme formant un cercle ; au milieu, un corps gonflé et une tache comme de l’huile tout autour... Et on sent déjà de loin une odeur insupportable", raconte Oussine, pêcheur et membre de l’association de pêcheurs de Zarzis au cours d’une opération de recherche en mer. En revanche, c’est un corps quasi intact qui est retrouvé le dimanche 16 octobre (soit 25 jours après la disparition du bateau) sur une plage de Zarzis. Il s’agit de celui de l’un des disparus : Aymen Mcherek. Presque inodore, son corps est retrouvé avec sa chemise encore attachée à la tête. D’où le soupçon parmi les proches qu’il provenait non pas de la mer mais d’une chambre froide. Dans l’espoir de dissiper ce doute, huit bateaux de pêcheurs sont sortis en mer le lendemain pour une autre opération de recherche. En vain.
Depuis un mois, l’association des pêcheurs est l’épaule à laquelle les familles peuvent se raccrocher pour éviter l’abîme du désespoir. C’est à ses côtés qu’Abd al-Salam al-Aoudi, père de Ryan (jeune de 15 ans encore porté disparu) a ouvert l’interminable cortège de mardi 18, transformant ainsi son cauchemar en cris de revendication :

« Cha3b yourid aouled el mafk9oudin !
Le peuple veut les fils/filles disparu.es ! »

L’émotion d’Abd al-Salam avait déjà fait irruption à l’occasion de la réunion avec les syndicats UGTT, UTICA et UTAP précédant la journée de grève du 18. Alors que l’association des pêcheurs, les familles et les militants de la ville souhaitaient appeler à la grève générale, les syndicats avaient demandé un délai supplémentaire pour organiser une telle mobilisation. Face à cette impasse, Abd al-Salam s’était levé pour exprimer sa détresse, s’écriant "vous êtes mon président, vous devez m’aider à retrouver mon fils, vous devez m’aider à retrouver mon fils !", le doigt pointé vers Chamseddine Bourassine. Après un court moment, la réunion se dissout sans aucune promesse des syndicats. Le lendemain, ils déclareront une grève générale pour le mardi 18 octobre.
Chamseddine Bourassine, président de l’association des pêcheurs, est le pivot politique des mobilisations de Zarzis [1]. C’est en effet autour de lui que se sont multipliées les assemblées ouvertes au local des pêcheurs sur la route de Ben Gardane, les communiqués de presse, et les prises de paroles dans les rues et dans les rassemblements spontanés. Et c’est au fil de ces mobilisations que s’est progressivement esquissée une certaine posture collective face aux institutions étatiques là où la colère et le désespoir n’auraient pu suffire à eux seuls. Dans son discours tenu à l’occasion de la gréve du 18 Octobre, il déclara :

La raison pour laquelle nous sommes réunis aujourd’hui dans le cas de cette catastrophe : aucune autorité en Tunisie n’a voulu s’occuper de notre cause. [...] Nous avons trouvé que les déclarations municipales ne correspondent pas aux tombes qui sont au cimetière des Inconnus. Nous avons trouvé des permis d’enterrement qui ne correspondent pas aux tombes qui sont au cimetière. Aucun responsable n’a voulu nous dire la vérité.
Ces dernières semaines, aucun organisme d’État ne s’est exprimé publiquement : les hôpitaux, les morgues, le cimetière, la municipalité de Zarzis, le procureur. Ce n’est que grâce à l’obstination acharnée des familles et des militants que les innombrables contradictions des discours officiels ont pu être mises en lumière. Le dimanche 16, après la reconnaissance des trois corps enterrés au Jardin d’Afrique et les funérailles de quatre personnes, la pression de Zarzisouis.es a permis d’ouvrir les registres de l’hôpital et découvrir que, au cours de la semaine écoulée, certains corps avaient quitté l’hôpital sans test ADN et sans destination officielle. Le lendemain, alors qu’il comptait faire une demande officielle pour savoir combien de corps étaient en attente de tests ADN à l’hôpital de Gabès, Ali Kniss, chercheur et citoyen de Zarzis, a été brusquement expulsé du tribunal de Médenine parce qu’il portait un short et Abd al-Salam al-Aoudi a été violemment plaqué au sol et malmené.

L’objectif premier des mobilisations de Zarzis est la vérité et la recherche des disparu.e.s. D’autres motivations d’ordre psychologique, social, politique et économique contribuent évidemment à élargir la mobilisation de la ville et de la région. Mais il est important de ne pas confondre l’objectif avec les motivations ; le mouvement à Zarzis "ne demande pas ni a manger ni a boire" selon le President de l’association des Pêcheurs. Se mobiliser en Tunisie en ce moment signifie devoir se défendre contre l’accusation de vouloir déstabiliser le président. La protestation est vue et attaquée en tant que "cheval de Troie" de forces complotant dans l’ombre pour soi-disant influencer l’agenda politique. Dans un tel contexte [2], les mots de Bourassine ne laissent aucune équivoque :

“Garder vos chaises et vos postes, mais laissez-nous nos causes [3]
Nous ne sommes pas avec les personnes qui veulent gouverner. Ni avec ceux qui ont des agendas avec les étrangers.[...] je pense qu’ils vous donnent de mauvaises informations.

Lire en entier et écouter l’interview sur MIA

Notes

[1Chamseddine Bourassine n’est pas le leader des mobilisations de Zarzis ; multiples sont les personnes qui se sont exposées au cours de ces semaines et dont l’action a été déterminante pour le déroulement des événements et la recherche de la vérité.

[2Manifestations et affrontements dans le quartier d’Ettadhamen à Tunis après la mort d’un jeune homme de 24 ans aux mains de la police le 14 octobre, manifestation anti-Kaïs Saied dans l’avenue Bourghiba le 15 octobre, grève des transports publics le 21 octobre, grève des fourneaux le 19 octobre.

[3Chanson populaire de Lotfi Bouchnak : https://www.youtube.com/watch?v=J33P6oG-jfA&ab_channel=ImadBandak

Mots-clefs : Méditerranée | Tunisie | migrants

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