Révolte populaire à Bobigny : appel à tous les adversaires de l’Etat bourgeois

« L’État bourgeois chasse toujours autour de la forêt de Bondy », volume 2 [1] : appel à tous les adversaires de l’État bourgeois suite au rassemblement pour Théo à Bobigny. Témoignage d’un type qui vit et bosse pas loin d’Aulnay, et qui a des idées révolutionnaires.

Rassemblement en solidarité à Théo, le jeune agressé par la police à Aulnay-sous-Bois, et contre les violences policières, samedi 11 février 2017 à Bobigny.

1. Récit des événements

J’arrive à 16h passées de peu, je me dis qu’il n’y aura pas encore trop de monde, ça sera facile pour retrouver les potes. Erreur : vers 16h15, le parc est rempli du côté gauche de la passerelle bleue sur l’image ci-dessous, on est vite très serrés. À raison d’une personne par mètre carré environ, sachant que l’espace rempli fait grosso modo 50x80m, je te laisse calculer à combien de milliers on s’est rapidement retrouvés. Dés le départ on sentait que ça allait être quelque chose.

Les prises de paroles s’enchaînent, percutantes, poignantes, vivement applaudies : l’ambiance est survoltée. Il y a des enfants, des gens de tous âges, de toutes les couleurs, des mecs, des filles, des keffiehs, des survêtements, des k-way noirs, des hijabs, des crêtes, des Dr Martens, etc. Ça parle d’exiger justice pour Théo, pour Adama, pour toutes les victimes de la haine que la police voue au bas peuple. L’ennemi est désigné : l’État impérialiste et la police coloniale dans nos quartiers populaires.
La Jeunesse Communiste 93 prend la parole, des associations, collectifs et personnalités (« Quoi ma gueule ? », les organisateurs, le Mouvement Immigration Banlieue, la Brigade Anti-Négrophobie...). Un habitant d’Aulnay prend la parole pour décrire comment pendant des années Aulnay était calme, puis le nouveau maire, Bruno Beschizza, a commencé à mettre des bâtons dans les roues des travailleurs sociaux et de la politique d’éducation, pour renforcer les politiques sécuritaires et la présence policière. Plusieurs prises de parole appellent au calme, à se montrer « éduqués », à ne pas se comporter comme des « animaux ». La proposition d’une « marche blanche » et « silencieuse » est lancée.

La police est postée au-dessus de nous, sur la passerelle bleue : elle a régulièrement droit à des huées, doigts d’honneur, invectives, slogans (le grand classique « Tout le monde déteste la police » repris par tout le monde). Il y a une douzaine de flics avec casques, boucliers, flashballs, et d’autres postés à la sortie gauche de la passerelle.

Assez rapidement, peut-être avant 17h, les prises de parole doivent s’interrompre : des mouvements de foule ont lieu à la sortie droite de la passerelle. On se retourne : 100 à 200 types en k-ways et survet’ caillassent les keufs postés au milieu de la passerelle. Ils avancent, avancent vers les schmitts, puis reculent, craignant la charge.
À ce moment on peut pressentir que ça va mal tourner. Parce que les types ne sont visiblement pas équipés et pas préparés : très peu ont des protections pour les yeux, quasiment aucun pour la tête, et la plupart caillassent les keufs à quelques dizaines de mètres à visage découvert, avec des munitions limitées, ils paniquent en courant dès que les 6 premiers keufs dressent leurs boucliers et font mine de charger. De toute l’aprem je n’apercevrai qu’un seul médic.

S’ensuit un moment de flottement, je ne suis plus les prises de parole à la sono, qui s’atténuent. J’essaie d’aller là où ça s’agite, je vois un bâtiment du Conseil Départemental qui a été redécoré par les artistes bénévoles de rue.

Quelques minutes plus tard, un feu s’allume : c’est une caisse qui crame au bout du parc. Des lacrymo commencent à pleuvoir dans sa direction.

Du haut des marches j’observe que la foule est moins compacte, et que du coup, en fait, tout le parc est rempli. C’est magnifique à voir : plein de monde s’est déplacé vers les équipes qui affrontaient les schmitts, et tu pouvais voir à quel point il y avait du monde, et à quel point la classe prolétaire urbaine est diverse, et à quel point c’est impressionnant cette incarnation en pratiques de la lutte des classes. De façon étonnante, très peu de monde s’en va dès le début. Les gens restent sur place, mais me donnent le sentiment qu’ils ne savent pas s’il faut aider les émeutiers ou pas, et si oui, comment. C’est aussi mon cas : je suis venu seul, j’ai retrouvé des potes dont je ne connais pas trop le rapport à la violence légitime, je ne connais pas les équipes qui se tapent avec les keufs, j’ai du mal à avoir confiance en les gens qui m’entourent, car c’est très différents des manifs. Là beaucoup moins de gens ont l’habitude des charges de CRS, des lacrymo, des tirs de flashballs, en tout cas pas dans ce cadre où un rapport de force organisé s’établit.

La nuit tombe, avec des quantités considérables de grenades lacrymogènes. On entend régulièrement des coups de flashballs depuis le haut de la passerelle. Les manifestants commencent alors à se disperser. Vers 18h30 avec mes potes on se dit qu’on va s’en aller car le parc est en train de se vider et ça part dans tous les sens. Les flics sont sur les nerfs, ils canardent et ceux qui sont trop cons pour se voir confier un flashball tapent sur leurs boucliers ou nous pointent avec leurs matraques. Le boulevard commence à se recouvrir d’un brouillard de lacrymo pour presser la foule de se disperser et peut-être empêcher les manifs sauvages.

Il n’y plus de tram, plus de bus, même plus de métro. En échangeant avec les gens présents sur comment repartir, on se rend compte qu’il y a un nombre considérable de personnes qui ne sont pas de Bobigny, voire pas du 93 (qui cherchent le métro 5). Mes potes finissent par partir dans une direction, je me dis que je vais longer le tram. En même temps je suis curieux de voir ce qui peut se passer. Visiblement, pour beaucoup de gens c’est pareil : de nombreuses personnes sont regroupées au-delà du rond-point et forment un grand arc de cercle, dont une partie poursuit l’affrontement avec les condés.

(Le parc est à gauche et les regroupements à droite)

Un mec réussit la prouesse d’allumer une poubelle et de la faire dévaler la pente, comme un Toro de fuego enragé, s’attirant les applaudissements nourris de la foule. Le Toro de fuego c’est une fête populaire dans laquelle on parodie la corrida en enflammant une sculpture de taureau et en la faisant parcourir la ville pour faire peur aux enfants et aux bourgeois.

C’est alors que des personnes enfoncent les portes d’un building qui fait l’angle, sous les acclamations des personnes présentes. Le bâtiment contigu est une agence de la Société Générale. Quelqu’un crie « Ouais, l’argent ! », et je crois qu’à ce moment tout le monde a les yeux qui pétillent, y compris moi, en pensant : « PILLAGE ». Un court instant plus tard, un type crie justement : « Tous au Franprix ! », et une soixantaine de personnes, voire plus, convergent vers le Franprix, pendant que d’autres continuent de chercher la plage en brisant des pavés et des morceaux de trottoirs. Je commence à tracer en espérant pouvoir pécho une bière et un casse-dalle au Franprix une fois que les portes auront été fracassées, mais une brigade de keufs arrive au pas de course et nous vise avec les flashballs. On dit aux mecs qui étaient rentrés dans le Franprix de sortir en vitesse. Je me dis il faut qu’ils se dépêchent, sinon La Boule va les emmener au cachot. Les personnes présentes se dispersent, je décide de retourner sur le boulevard pour voir la forme que conserve le reste de rassemblement, de fait expulsé du parc par les lacrymos.
Il reste encore au moins une centaine de personnes autour du rond point, plus des dizaines d’autres éparpillées partout dans les rues autour : très peu de k-ways noirs, des membres divers du prolétariat de banlieue, qui restent pour regarder et vivre le feu de la révolte qui s’embrase.

Après ça, les keufs ont continué à gazer pour nous contraindre à partir par une direction, il y a eu un élan de manif sauvage qui s’est scindé quand une bonne partie (peut être encore 50 à 100 personnes) a décidé d’aller sur l’autoroute. Je me suis dit que c’était le moment pour moi de tailler, car je ne comprenais plus si ça valait la peine de continuer à jouer au chat et à la souris avec les keufs. J’ai craint que le côté très spontané du truc ne nous mette en danger. J’ai suivi des groupes qui partaient à travers le parc de la Bergère, et en sortant dans Noisy, j’ai pu me délecter du bordel sans nom que l’émeute avait créé : les lignes de transports en vrac, des keufs en stress partout, des gyrophares, des daronnes dans le bus qui disent que le comportement des policiers qui ont agressé Théo est inacceptable et qu’elles comprennent la colère des jeunes, etc.

2. Appel à tous les adversaires de l’État bourgeois

Ce qui est assez criant avec ce début d’émeute, c’est que nous avons manqué d’organisation et de confiance les uns en les autres. Une partie des personnes présentes semblait désapprouver les manifestants qui étaient renvoyés à l’étiquette du "casseur". Mais ces personnes doivent comprendre qu’avec un raisonnement pareil, la France serait peut-être encore une monarchie actuellement. Si elles pensent que ça n’a rien à voir, dans ce cas il suffit d’analyser l’impact des révoltes de novembre 2005 : sans elles, Clichy-sous-Bois n’aurait pas bénéficié de millions d’euros de budget des collectivités territoriales et de l’État pour développer le tissu associatif, pour faire du réaménagement urbain, construire un tram, rénover des quartiers entiers, financer des acteurs sociaux et des projets culturels divers. Si ces personnes se mettent alors à vous parler de "voter" c’est qu’elles sont trop dans le turfu.
Plus sérieusement, il aurait fallu que des combattants expérimentés, des équipes médicales et juridiques soient présentes, des personnes structurant un peu le mouvement, et l’on fait ça très bien, comme on l’a vu par exemple dans les manifs contre la loi-travail avec le cortège de tête, dans son dialogue tumultueux mais intéressant avec les autonomes et « Men in black » en tous genres. Pourquoi ne pas appeler à des Assemblées Générales d’Organisation Face à la Répression Policière, ou un truc dans ce style ?
La Seine-St-Denis ce n’est pas la Place de la République : les gens qui luttent ici sont ceux qui vivent ici. Et ici ce n’est pas n’importe quel territoire : c’est tout un symbole. Un fantôme de banlieue ouvrière, hybridé par le lumpenprolétariat et l’immigration postcoloniale. Pour beaucoup, ceux qui vivent ici luttent ici pour leur existence. Des milliers de personnes qui répondent présentes à un appel lancé sur un réseau social internet par on-ne-sait-trop-qui il y a moins d’une semaine. Et qui ont du mal à partir quand la situation devient tendue et que les lacrymos pleuvent.
Il n’y a que le prolétariat qui fera la révolution. Il s’agit de bien autre chose que l’agression sexuelle subie par le jeune d’Aulnay. Il y a un grand ras-le-bol, qui bascule sensiblement vers la prise de conscience. Les militants révolutionnaires n’ont pas à éduquer ou coloniser ce mouvement : ils ont des choses à lui apprendre autant qu’à en apprendre, ils ont à partager. Ils ont à lui apprendre les stratégies, les équipements, les protections, les streets medics, les caisses de solidarité, etc. Il faudrait contribuer à faire du 93 une Zone à Défendre, avec tous les savoirs collectifs et échanges d’expériences qui vont avec. Les révolutionnaires doivent aussi apprendre des classes populaires du 93 l’unité et la spontanéité (par opposition aux querelles de chapelles), ils ont à en apprendre une approche différente de la vie et des oppressions, ils ont à en apprendre la rage aveugle des émeutiers qui luttent contre leurs bourreaux et tortionnaires.
Comment prendre contact, comment s’organiser ? Que les équipes qui ont déjà des connexions se manifestent, s’organisent, d’autres les rejoindront ; que les militants de quartiers vraiment révolutionnaires [2] se réinvestissent sur le terrain, prennent la température, contribuent à armer intellectuellement la population contre l’État bourgeois colonisateur et contre les communautarismes négatifs et les idéologies fascistoïdes. Il y a des moments où la révolution il faut y croire vraiment. Se dire que si cette fois-ci ça ne marche pas, ça nous apportera quand même quelque chose : des connexions, de l’expérience, de la confiance mutuelle… ça ne sera qu’une marche de plus vers l’insurrection généralisée.

Notes

[2cette fois-ci ça englobe aussi les militants encartés à l’extrême gauche qui tiennent véritablement plus à la révolution qu’à leur confort individuel

Localisation : Bobigny

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