Mercredi 8 février 2017
Il y a quelques jours, un jeune d’Aulnay-sous-Bois, pas loin de là où je vis et travaille, a été agressé par des policiers. Dans les jours qui ont suivi, des mouvements de révolte encore embryonnaires ont eu lieu à Aulnay, aux 3000 où travaillent des amis à moi, puis ont commencé à s’étendre aux villes voisines.
Ce matin, une collègue m’appelle pour me dire « j’ai entendu aux infos que ça avait pété à Clichy-sous-Bois ». Lorsque je suis allé attendre mon bus, une affiche disait « suite aux événements du 4 février, les lignes suivantes sont détournées » : mon bus et d’autres voyaient leurs parcours modifiés. « Ils ne passent plus par le Chêne Pointu ni par les Bosquets », m’a expliqué mon collègue plus tard quand je suis arrivé au boulot. Le Chêne Pointu et les Bosquets c’est les quartiers d’où étaient parties les révoltes populaires de novembre 2005 suite aux décès de Zyed Benna et Bouna Traoré. Aulnay-sous-Bois se trouve à un quart d’heure quand ça roule bien. C’est à la forêt de Bondy que ces lieux doivent leurs noms.
La forêt de Bondy est une vaste zone boisée qui s’étend ici depuis avant le Moyen-Âge. Elle a été en large partie rasée au XIXe au moment où l’urbanisation moderne est apparue et qu’on a du construire des logements pour la classe ouvrière parisienne. Cette forêt a toujours eu la réputation d’être un coupe-gorge et un lieu dangereux. « Childéric II (petit-fils de Dagobert), roi d’Austrasie, y aurait été assassiné en 675 », dit Wikipédia. Le Marquis de Sade parle de ce bois dans Justine ou les Malheurs de la Vertu, publié à la fin du XVIIIe siècle : l’héroïne y est abandonnée inconsciente par ses agresseurs et à son réveil, elle est kidnappée par un aristocrate qu’elle a vu forniquer en cachette avec un domestique.
Durant l’Ancien Régime, par ailleurs, ce bois était un terrain de chasse des aristocrates locaux. Deux pavillons de chasse y ont été construits, qui se dressent toujours le long de la Nationale 3, et c’est à eux que Pavillons-sous-Bois doit son nom. D’ailleurs, divers quartiers, villes et rues doivent leur nom à cet endroit a priori lugubre : toutes les villes dont le nom se finit par « -sous-Bois », et diverses rues et quartiers : à Clichy-sous-Bois, le Chêne Pointu et la Forestière, à Montfermeil, les Bosquets, etc. Lorsque j’ai raconté ça à mon collègue, il m’a dit « ça m’étonne pas, y’a quelques années il y avait des Gens du voyage qui s’étaient installés le long de la route qui traverse le bois, ça faisait flipper de passer le soir ».
Le bois autour duquel s’étendent ces fantômes de banlieues ouvrières étaient donc des terrains de chasse pour les bourgeois. Mais en fait, l’État bourgeois chasse toujours autour de la forêt de Bondy. L’État est bourgeois : il obéit principalement (mais pas seulement) aux préceptes de l’utopie économique néolibérale, qui fait passer le salut de la société par la performance des entreprises et la concurrence entre individus, en vue d’un enrichissement de tous et d’une croissance aveugle. « J’aime l’entreprise », dit l’appareil d’État de gauche, « Travailler plus pour gagner plus », dit l’appareil d’État de droite : quoi de plus conforme aux sornettes capitalistes, quoi de plus bourgeois, quoi de plus « pétainiste transcendental », pour employer les gros mots du truculent Badiou ?
Que dire alors quand l’État bourgeois se sert de son bras armé pour humilier et briser un jeune banlieusard, comme on l’a vu à Aulnay ? C’est-à-dire : que dire quand l’État bourgeois crée les conditions de ce genre de situation ? Il les crée à travers les projets sociétaux promus par les politiques publiques, par les ordres transmis dans l’« armée mexicaine » de l’administration française jusqu’aux flicaillons de banlieue. Il les crée par les stéréotypes et pensées formatées qui sont véhiculées par les médias de masse et un système scolaire que l’austérité libérale a saigné. L’État bourgeois chasse toujours autour de la forêt de Bondy. Il chasse pour maintenir l’ordre, il frappe, il encule, il insulte, il incarcère, tout ce qui pourrait, par en bas, faire bouger cet ordre établi, cet ordre bourgeois. L’État bourgeois tire, l’État bourgeois gaze, et ce, qu’il s’agisse d’un prolétaire Noir en survêtement blanc, ou d’un prolétaire blanc en k-way noir. Fin 2015 à Drancy, toujours dans le 93, il s’était passé la même chose : un type interpellé par trois keufs, une matraque qui se retrouve malencontreusement à plusieurs centimètres à l’intérieur de l’anus du type en question (Le Parisien). Je me demande si des journalistes ou des sociologues vont théoriser à propos de cette pratique particulière, ce mode de domination policière bien spécifique qui consiste à commettre des viols anaux.
Lorsque je suis arrivé au boulot, il y avait effectivement des poubelles d’immeubles cramées sur le quartier. J’ai croisé Derka qui fréquente l’association où je bosse, et je l’ai invité à venir prendre un café. Il a salué mes collègues, on a échangé quelques courtoisies, puis on en est vite arrivé à parler d’Aulnay tous les quatre. Tout le monde connaît tout le monde, et, par ses activités sportives, mon collègue connaît assez bien le jeune homme qui a subi l’agression sexuelle par les policiers à Aulnay. C’est un mec très bien, qui ne cherchait jamais la merde avec personne. Un peu égocentrique mais toujours amusant. "C’est pour ça qu’il y a des émeutes. Ils s’en prennent aux mecs bien. Ils auraient jamais fait ça à un voyou...", affirme mon collègue. Derka approuve : "Bah bien sûr... si c’était un mec déjà connu des services de police, je te le dis, les keufs qui lui auraient fait ça ils seraient déjà morts une balle dans la tête à l’heure qu’il est". Bicraveur notoire, Derka poursuit :
« Vous avez pas connu 2005, vous. Vous allez voir quand ça va péter, vous pourrez même plus rentrer dans le quartier. En 2005, les mecs d’Aulnay ils étaient là, maintenant ils ont besoin de nous, alors on est là. Après c’est vrai qu’il y en a ici qui veulent que ça pète en soutien à Théo et contre les violences policières, mais il y en a aussi qui veulent que ça pète juste pour l’ambiance, pour filmer et dire que chez eux aussi ça pète. Tu sais, cette génération des réseaux sociaux... Mais bon je vous dis y’a des mecs qui veulent que ça pète, ici »
Mon collègue nous explique qu’à Aulnay, la brigade mise en cause dans les faits est connue et tout le monde la déteste à cause de ses méthodes dures. Derka reprend : "En plus je commençais à avoir de la compassion pour les schmitts. Je me disais c’est pas tous les mêmes. Je commençais même à encourager mon petit frère à faire flic. Et là ils font ça. C’est même pas humain. C’est même pas humain". Derka a l’air abasourdi et choqué. Il se met alors à enchaîner, légèrement tendu :
« En fait c’est tous les mêmes, ils sont obligés, parce que c’est comme ça qu’on leur dit de travailler. Tu peux commencer en ayant de la bonne volonté, mais au final si tu veux durer comme flic t’es obligé de faire l’enfoiré, sinon tes collègues vont te dénoncer. Pour Adama c’est pareil. Ils font tous des trucs comme ça, on leur dit ’faites ce que vous voulez, mais tant pis pour vous si vous vous faites choper’. Là ceux qui se sont fait attraper à Aulnay leurs collègues doivent les regarder en se foutant d’eux et en disant ’vous êtes trop cons de vous être faits prendre’ [...]
L’autre fois j’étais avec des potes dans un hall, et les flics viennent nous contrôler. Nous on fait les beaux gosses, on sort les pièces d’identité, mais notre pote il ne voulait pas se faire fouiller, donc il a commencé à s’embrouiller avec le flic. Et là le flic normal il sort la gazeuse et il commence à gazer, sauf qu’il a dérapé et il a gazé tout le monde, y compris ses collègues et nous. Donc tout le monde s’est mis à courir et ils ont lâché l’affaire. Mais imagine s’il nous avait gazé juste nous et pas ses collègues ? Ils nous aurait fait la misère. Parce que la gazeuse, c’est une vraie arme, c’est une vraie arme. Ils appuient, tu vois plus rien pendant 30 secondes, tu vois pas ce qu’il se passe. [...]
Ce qui me choque, en plus [par rapport à Aulnay], c’est que n’importe qui pour une affaire comme ça il serait déjà au shtar. Je connais des mecs ils sont en mandat de dépôt à Villepinte depuis 4 ans pour une affaire pour laquelle on n’a pas de preuve que c’est eux, mais on n’a pas de preuve que c’est pas eux. Donc en attendant ils sont au shtar. Et là il y a les caméras, il y a une victime qui témoigne, il y a les médecins qui ont vu les blessures, et pourtant les keufs ils sont toujours libres »
A nouveau, Derka marque une pause comme pour exprimer à quel point il est choqué. Il attend peut-être des réponses de notre part, mais que dire ? La période de la chasse a réouvert, car les bourgeois se disputent leur trône. On chasse le prolétaire, on chasse le Noir, on chasse les voix des réactionnaires et des collabos en puissance dans ce pays maudit. Comme en 2005, on chasse la "racaille" comme dit l’ancien Ministre de l’Intérieur, on chasse la "racaille" comme dit la mère Le Pen dans sa dernière conférence de presse devant un commissariat. Quand la nuit a commencé à tomber j’étais encore en rendez-vous au bureau, avec un jeune sans un rond à qui Pôle Emploi réclame 700€, sans qu’il sache trop pourquoi. J’ai alors reçu un appel de ma collègue : "C’était pour te prévenir les bus sont encore déviés, je crois qu’ils ne passent pas par Clichy. Par contre il y a... 4... 5... 6... 7... 8... Oui, huit cars de C.R.S stationnés sur le quartier". Je me dis qu’on va avoir besoin de beaucoup d’alliés sur place, pour aider les émeutiers à s’organiser et échanger mutuellement les savoirs et les expériences de vie. Sinon ça va être une putain de boucherie.