Réseaux technocratiques et casse sociale : le réseau discret des canetons du Châtelet

Formée au cabinet Aubry au début des années 1990, une poignée de technocrates alternent les plus hauts postes du privé à ceux du public, et mènent systématiquement une politique libérale.

Formée au cabinet Aubry au début des années 1990, une poignée de technocrates alternent les plus hauts postes du privé à ceux du public, et mènent systématiquement une politique libérale. Ainsi, sous le surnom de « canetons du Châtelet », ces réseaux personnels et idéologiques au sommet jouent pour les mêmes intérêts, au prix de la casse sociale.

Quand Jean-François Cirelli est décoré de la Légion d’honneur en pleines manifestations contre la réforme des retraites, la presse s’intéresse à son parcours : cabinets de Chirac et Raffarin, patron de Gaz de France, n°2 de Suez GDF, puis la tête de la branche française de Black Rock, gestionnaire d’actifs qui pousse à la retraite par capitalisation. Des trajets où l’on passe des cabinets politiques aux établissements publics puis au privé qui concurrence le service public, tout en étant récompensé par l’État.

Dans certains secteurs comme le transport, l’énergie ou la régulation du travail, les CV se croisent et les gens se ressemblent, notamment par leur art de tenir un discours social-démocrate et de défendre une politique libérale. Ces convergences peuvent s’expliquer par un passé commun voire une association plus ou moins formelle. Elle est souvent présentée comme un innocent club de réflexion désintéressée ou une amicale de copains.

Quand, entre 1991 et 1993, Martine Aubry est ministre du Travail (de Cresson puis de Bérégovoy), elle s’entoure de jeunes talents. Elle a aussi recueilli des canards dans le bassin de l’hôtel particulier du Châtelet — celui qui occupe le ministère. Le surnom est tout trouvé : la bande de collaborateurs s’appellera les « canetons du Châtelet », titre innocent s’il en est. Tout le mal qu’ils feront, promis juré, ce sera de se retrouver au fil des trente dernières années pour évoquer des souvenirs de la patronne et ses anecdotes drôles. Leurs noms : Guillaume Pépy, Murielle Pénicaud, David Azéma, Jean-Christophe Sciberras, Jean-Pierre Clamadieu, Jean-Marie Marx, etc. Tous spécialistes des relations sociales, tous promis à un bel avenir en entreprise ou au cœur du pouvoir politique.

Au cours des trente années suivantes, ces noms ne cesseront de se croiser. Souvent en se succédant aux têtes des mêmes sociétés. Ainsi, Jean-Christophe Sciberras, auteur de force rapports sur le travail en France et les discriminations, un moment directeur général adjoint de Pôle emploi se retrouvera aux relations humaines de Rhodia, du belge Solvay qui rachète Rhodia, puis d’Axa. Pareillement, pour J.-P. Clamadieu : passage par les cases ministère du Travail, Rhodia (Tiens, comme son camarade…), Solvay (encore, comme son copain, copinage ?), tout en étant administrateur d’Axa. Il est surnommé « Monsieur Valeur Ajoutée ». De même, la SNCF, outre son président Guillaume Pépy, verra passer notamment Jean-Pierre Clamadieu et David Azéma. Le monde est petit…

Pourtant les politiques des canetons semblent répondre à une même logique et pas seulement aux rencontres au hasard des conseils d’administration et des cabinets ministériels.

Ainsi la politique de Guillaume Pépy, président de la SNCF jusqu’en octobre dernier a correspondu à la casse de l’entreprise publique datant de 1937 en trois établissements publics à caractère industriel et commercial, EPIC, (un pour le pilotage, un « réseau » pour l’infrastructure ferrée nationale et un « mobilités » pour l’exploitation). Depuis le 1er janvier 2020, elle est devenue une société anonyme avec filiales : SNCF Réseau, Logistics, Geodis, Voyageurs, etc.). Il est au premier plan dans toutes les controverses, notamment sur le déclin des infrastructures locales du quotidien au profit du TGV. C’est aussi lui qui supprime l’embauche au statut, prépare la SNCF à l’arrivée de la concurrence, prend le contrôle de Geodis et Keolis pour mener une stratégie internationale et qui devra affronter un malaise social qui se manifeste à l’occasion d’accidents tragiques qui remettent en cause la sécurité et, bien sûr, dans les longues grèves des dernières années. Bref, le bilan Pépy c’est la fin d’une entreprise publique et le début de l’entrée des logiques de profit.

Tout aussi significatif le cas de l’actuelle ministre du Travail (qui a appelé le caneton Jean-Marie Marx comme haut-commissaire aux compétences et à l’inclusion). Après être passée par Dassault, Danone, Aéroports de Paris, Orange, la SNCF ou encore Business France, Murielle Pénicaud se charge de la réforme du Code du travail, de l’apprentissage et la formation, de l’assurance chômage, avant de soutenir le projet macronien de réforme des retraites… tout en se disant « pour un capitalisme plus responsable » (au forum de Davos dont elle est — ô surprise — membre du conseil d’administration).

Jean Pierre Clamadieu a été nommé président d’Engie. Il a réussi à convaincre le conseil d’administration à abandonner tout un pan traditionnel de l’activité du géant de l’énergie. Le but : faire remonter l’action pour verser plus de dividendes à ses copains des fonds de pension. Mais pour faire cela rapidement, il faudra se séparer en urgence de certains actifs, certains liés à l’activité historique de l’ex-GDF. Or à la tête d’Engie, il y a encore un président, Jean-Pierre Clamadieu, et une directrice adjointe, opposée à la « vente par appartements » d’un fleuron de l’énergie, par ailleurs énormément « verdi » ces dernières années sous sa direction. Logiquement, le conseil d’administration envisage donc désormais de ne pas renouveler le mandat de la seconde qui se termine en mai 2020. Encore un caneton qui briserait une entreprise pour la sacrifier sur l’autel du libéralisme financier.

Chaque fois que l’on suit le parcours d’un ancien caneton, on le retrouve engagé dans le démantèlement du service public (même et surtout sous couvert de rhétorique progressiste) et au service des intérêts financiers. Le passage du socialisme de Martine Aubry au macronisme sans faille n’a posé de problème à personne (à part à Martine !). Mais c’est précisément à cela que servent de tels réseaux : créer des solidarités et des prédispositions chez les décideurs et à les rentabiliser en termes d’influence et d’intérêts. Ne serions-nous pas tentés de penser que le club des Canetons a un agenda discret visant à démanteler les grandes entreprises françaises de service public et à privatiser précisément ce qui reste des services publics ? Les puissances financières et la libéralisation à l’extrême ont déjà fait bien des victimes pour le plus grand profit de quelques-uns. Doit-on accepter qu’Engie soit le prochain domino à tomber sans réagir ?

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