François Ruffin, Le Monde, 10 juillet 2024
Cela fait désormais plus de 15 ans qu’au lendemain de chaque échéance électorale de fins stratèges de gauche et d’extrême-gauche (nous ne reviendrons pas ici sur la différence ténue entre ces deux variantes de la social-démocratie) reprennent à leur compte le concept de “France périphérique” pour expliquer ce qu’il aurait fallu faire pour gagner – que ce soit pour construire le parti ou rafler une poignée de sièges supplémentaires dans une chambre parlementaire quelconque. De “l’alliance des beaufs et des barbares” de Bouteldja au “Front de la Somme” de Ruffin, tout le monde semble s’accorder sur le fait que la société française est scindée en deux, entre la “France périphérique” et les villes. Cette division a priori géographique est censée recouper par ailleurs une division sociale, politique, idéologique – et, surtout, raciale.
Mais alors que ce cadre de réflexion ne semble pas vouloir disparaître, il nous a semblé nécessaire de remettre à plat les certitudes qui le sous-tendent et surtout comprendre ce que peut bien signifier sa popularité. Notre critique n’enlève pas tout intérêt au concept en tant qu’idéologie pouvant effectivement s’incarner dans les luttes, mais invite à en finir avec cette grille d’analyse erronée de la segmentation sociologique du prolétariat et ses usages politiciens.
On pourrait commencer par une banalité surannée mais répétée ad nauseam : la gauche ne connaît rien aux mondes ruraux. Si cette “évidence” est souvent mise en avant pour justifier les projections que tel ou tel se plaît à calquer sur les agriculteurs ou les Gilets Jaunes – qu’on regroupe opportunément dans un même grand sac – elle n’en reste pas moins partiellement vraie. Oui, l’essentiel des organisations et collectifs de gauche (le “maillage militant”) se développent dans des milieux urbains1, conséquence directe de ce que l’organisation spatiale du capitalisme génère comme modes de sociabilité – et aucun cadre supérieur en réorientation professionnelle dans une ferme bio-équitable ne suffira à transformer cela.
Mais une fois que l’on a dit ça, on n’a guère avancé car s’ouvrent alors inévitablement des débats inépuisables pour savoir quelle grille idéologique va être calquée sur ce fameux clivage ville/campagne. De fait, la lecture de ce dernier est moins déterminée par une analyse de la réalité socio-économique de ces milieux que par une concordance avec telle ou telle théorie plus globale défendue par l’auteur·ice. En effet, l’un des problèmes majeurs de cette analyse du rural est l’absence de remise en cause de l’existence même de ce bloc homogène. Bien sûr, il ne s’agit pas ici de développer une critique sociologisante appelant au culte de la complexité pour justifier une absence de prise de position, ni de gommer les différences entre la vie dans un village de 1 500 habitant·es et celui dans une zone urbaine de 10 000 km². Toutefois, il est nécessaire d’abandonner un paradigme absolutiste, l’opposition ville/campagne, notamment sous sa forme contemporaine de “France périphérique”. Le succès d’une notion aussi inconsistante ne peut provoquer que des incompréhensions, méprises, et toute une panoplie d’analyses au mieux médiocres, le tout encastré dans des catégories intrinsèquement réactionnaires.