Première contribution à la critique de l’impérialisme et de la restructuration autoritaire de l’État.
La crise permanente, stade suprême de l’impérialisme
La sortie de la Seconde guerre mondiale a vu l’avènement d’une dynamique d’exportation massive des capitaux américains vers les pays en situation d’excédent commercial, et d’importation massive de cet excédent commercial vers les États-Unis sous la forme de profits d’entreprises, d’intérêts et d’investissements en retour des capitalistes locaux. C’est le point de départ de l’hégémonie inédite des États-Unis, qui prend sur le continent européen une forme particulière, non-coloniale : les bourgeoisies européennes consentent à la pénétration de capitaux américains, et les profits de ces derniers sont réinvestis en Europe à travers des filiales de multinationales plutôt qu’être rapatriés aux États-Unis. Ce phénomène mûrit pendant les « Trente Glorieuses », particulièrement en France, en Italie et en Allemagne de l’Ouest pour l’Europe, mais aussi au Japon pour l’Asie. C’est l’époque des « miracles économiques », de l’industrialisation et du basculement urbain des « grandes puissances » actuelles. En outre, les investissements directs à l’étranger permettent l’exportation du surplus de biens et de capitaux difficilement valorisables dans leur pays d’origine aussi bien du fait du prix de la force de travail, du retard technologique des infrastructures de recherche et de développement, du coût du transport des matières premières et de la possibilité de les transformer directement sur place, de la recherche de normes environnementales moins contraignantes, ou encore d’un marché intérieur saturé. Ils sont aussi un remède à l’enlisement des monopoles : la baisse tendancielle du taux de profit commande de créer de la demande ailleurs en étirant le marché là où il n’est pas encore développé, typiquement dans les périphéries impérialistes où le marché capitaliste n’est pas encore hégémonique et où subsistent des formes sociales précapitalistes – on préférera alors un pays accueillant une de ses bases militaires ou à portée de ses porte-avions, dont les dirigeants sont susceptibles d’être renversés et remplacés par des coups d’État en cas de litige.
En 1973, le premier choc pétrolier précipite un ralentissement dont la « stagflation » (inflation et stagnation de la croissance) britannique du milieu des années 1960 était un signe avant-coureur. La hausse du prix du pétrole se répercute dans les coûts de production à l’échelle globale, les prix grimpent aux dépens des profits des entreprises, le pouvoir d’achat et la demande diminuent. Outre le développement du secteur nucléaire, qui s’impose alors comme l’alternative énergétique aux énergies fossiles, on retient la substitution du fioul par le gaz et l’électricité pour le chauffage des bâtiments, et l’apparition de mix énergétiques articulant charbon, gaz naturel et électricité. Le deuxième choc pétrolier accélère cette évolution dans les pays du Nord, creusant encore l’écart avec les pays du Sud global encore trop dépendants du pétrole. Progressivement, les bourgeoisies des pays émergents placent leur épargne dans les secteurs porteurs des puissances occidentales pour les faire fructifier – l’Arabie Saoudite, membre de l’OPEP, investit notamment dans le tourisme et la finance. C’est une des lois du développement inégal impérialiste.
Enfin, les années 1980 voient l’émergence d’un nouvel acteur régional plus mondial et la relégation temporaire d’un autre : la Chine est à l’heure du « rattrapage », tandis que la Russie (bientôt post-soviétique) s’apprête à être intégrée à la mondialisation par le biais d’une thérapie de choc dévastatrice. Les années 1980 sont aussi le moment du dégel des relations entre ces deux puissances, dégradées depuis le milieu des années 1950 (déstalinisation, rupture sino-soviétique), qui trouvent un intérêt à s’allier devant la pression de l’OTAN dans l’ancienne sphère soviétique et l’appui américain à Taïwan. La crise de 2008 a également contribué à la dégradation des relations sino-américaines, les États-Unis n’ayant pas intégré la Chine aux bénéficiaires de leurs efforts pour stabiliser le secteur bancaire, concentrés dans l’aire euro-atlantique. En 2013, la Chine cesse d’acheter des Bons du Trésor (dette américaine) et développe des mégaprojets afin d’attirer des investissements directs : infrastructures, télécommunications, banques de crédit, banque des BRICS. Le krach de la Bourse de Shanghai en 2015 est venu tempérer les ambitions de la Chine, dont le rattrapage se conjugue toujours au présent, malgré la volonté de dépasser les États-Unis dans un futur le plus proche possible.
La matrice multinationale
La reconfiguration des rapports de force internationaux au sortir de la Seconde guerre mondiale s’accompagne d’une évolution dans l’organisation de l’entreprise capitaliste vers la forme de la firme multinationale. Lieu de production de la plus-value, elle joue désormais aussi un rôle central dans l’exportation et l’importation des capitaux : exportation par l’investissement direct à l’étranger, importation par le placement et l’investissement de portefeuille (prise de participation minoritaire dans le capital d’une société). Cette transformation formelle historique de l’entreprise capitaliste s’accélère pendant les années 1980 avec l’explosion des investissements directs à l’étranger, liée à des politiques conjointes de dérégulation des marchés intérieurs entraînant une profonde restructuration des prérogatives et de la conception de l’État dans les centres impérialistes. La mondialisation et la révolution néolibérale sont un moment de cette accélération au niveau mondial, qui s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui à travers les ajustements imposés par le FMI ou les politiques des gouvernements libéraux-autoritaires.
La mondialisation a reposé sur une déréglementation des investissements directs à l’étranger, et sur une restructuration de l’État-nation en vue d’internationaliser les firmes de son capitalisme national et d’attirer les investisseurs étrangers. Au milieu des années 1980, les États ont révisé les différents accords sur les mesures concernant les investissements et liées au commerce, initialement pensées pour protéger les marchés intérieurs des investissements directs étrangers. Ces accords obligeaient les firmes étrangères à choisir des fournisseurs nationaux, à compenser les importations par des exportations et à respecter des exigences en matière de formation de main d’œuvre et de transfert de technologies. Ce processus culmine avec la création de l’Organisation Mondiale du Commerce en 1994, scellant la victoire de la sainte alliance impérialiste qui a vu l’extension hégémonique américaine et le redressement des bourgeoisies européennes après la Seconde guerre mondiale, dans un contexte de bipolarisation des rapports inter-étatiques et d’intensification des luttes de libération nationale. La deuxième moitié des années 1980 voit également l’essor des investissements directs étrangers européens (ouest-allemands, britanniques et français) et japonais suite aux accords du Plaza de 1985, qui portent sur les taux de change du dollar, et qui voient ces puissances entamer leur « rattrapage » technologique vis-à-vis des États-Unis. Les délocalisations vers les pays émergents, qui connaissent un flux croissant d’investissements étrangers, se multiplient avec la tertiarisation des économies européennes. La dissolution de l’URSS et la construction européenne incluent progressivement les pays de l’Est de l’Europe au processus, qui passe alors par une liquidation pure et simple des réglementations protectionnistes et redistributives héritées de la période soviétique.
Pour rester rentables, les investissements directs à l’étranger doivent s’ancrer dans des relations d’interdépendance avec les acteurs économiques nationaux et étrangers. Les États ont donc tout intérêt à favoriser l’émergence de firmes multinationales et de partenariats entre les entreprises étrangères et les entreprises locales. Globalement, les investissements directs suppriment des emplois dans les pays émetteurs et créent de la surexploitation dans les pays receveurs. Du côté des entreprises, on retrouve la stratégie de la fusion-acquisition, qui permet à un groupe d’accélérer sa croissance économique externe en absorbant les profits d’une entreprise locale (ou en la filialisant) et en s’implantant dans son marché national. Les firmes multinationales ont également recours aux prêts intragroupes pour optimiser leurs profits et balader leurs capitaux d’un marché à l’autre, et de la maison-mère à ses filiales dans des paradis fiscaux. S’arrêter un instant sur cette dimension macroéconomique est fastidieux mais indispensable dans des temps où la critique radicale recule au profit d’une critique abstraite, flirtant souvent avec le développement personnel, du « rouleau compresseur néolibéral » qui justifie tous les renoncements et toutes les compromissions avec le réformisme et le souverainisme. De même, mettre en lumière la centralité de l’entreprise sous sa forme multinationale permet d’envisager les mutations des bourgeoisies européennes liées à la fusion croissante des intérêts de leur capital – national puis européanisé – et des intérêts du capital américain. Ces mutations sont celles de la « construction européenne », libérale et sous hégémonie américaine. Elles concernent aussi bien les cadres juridiques des États, leur fiscalité, leur politique de l’emploi, leurs niveaux de répression, leurs modèles de gestion de l’entreprise et du « dialogue social », etc.
L’ère de la bourgeoisie impérialiste
Nous ne pensons pas que la substance du capitalisme ait changé lors de son passage au stade impérialiste, ni dans sa phase de mondialisation. Ce qui a changé, c’est la forme prise par ses contradictions dans leurs manifestations historiques – passage du capitalisme privé au capitalisme monopolistique d’État, de la libre concurrence à la concurrence entre les monopoles. L’ère capitaliste est mondialisée et multinationale : nous vivons l’époque des grands trusts, qui possèdent des entreprises dans différents pays et des investissements dans différents secteurs de la production, dont l’activité économique structure l’essentiel des mouvements de capitaux, et dont la conséquence politique est la transformation des espaces économiques nationaux en autant de maillons d’une chaîne qui pend au cou de l’humanité. L’internalisation du marché capitaliste a été indissociable et constitutif de l’internationalisation du capital dans sa totalité. Ce processus a vu s’imposer une nouvelle fraction de la bourgeoisie au niveau national – la bourgeoisie impérialiste – et de nouveaux instruments de médiation et de domination au niveau supranational – OTAN, FMI, Banque mondiale, CEE, etc. D’autres acteurs économiques, dominés par cette fraction de la bourgeoisie, ont également vu leur influence politique se renforcer au fil de son ascension. C’est notamment le cas des GAFAM ou de la « Mafia Paypal », qui dominent le marché du numérique et des données digitales et qui représentent les fleurons de la contre-révolution cybernétique occidentale.
Toute forme capitaliste autre que celle multinationale ou monopolistique peut être analysée dans un rapport de dépendance organique avec elles. Et les multinationales, pour internationalisées qu’elles soient, se trouvent toujours en position de force quasi-incontestée dans leur espace national d’origine. Les différents capitalismes nationaux se présentent comme des articulations organiques du système de domination globale, et les aires nationales comme les expressions géographiques de la division internationale du travail. Pour cette raison, on peut affirmer que toute lutte de classe revêt d’emblée un caractère anti-impérialiste. Bien entendu, cette lutte se présente différemment, avec des formes spécifiques et des temporalités propres selon les différentes aires nationales, malgré une certaine homogénéité stratégique de contenu et de perspectives. Le développement inégal de la chaîne impérialiste produit en effet des maillons plus ou moins forts ou faibles, avec chacun leur formation économico-sociale spécifique – rapport entre capital multinational dominant et capital multinational du pôle national, entre capital monopolistique et non monopolistique, entre bourgeoisie impérialiste interne et prolétariat.
La nature de la bourgeoisie impérialiste est déterminée par l’intrication des capitaux américains et européens, par la dépendance des seconds vis-à-vis des premiers, par la fusion continue des intérêts propres aux différentes fractions de la bourgeoisie impliquées dans le mouvement de mondialisation de l’économie et de la division du travail. Cette bourgeoisie n’est plus seulement celle de Marx ou de Lénine : son intérêt excède la nation et son autonomie a diminué face au capital américain, qui se reproduit désormais au sein même de sa formation étatique et nationale. Elle a pour ainsi dire intériorisé les intérêts du capital étranger, multinational, dans son propre calcul économico-politique, et joue de tout son poids dans la restructuration autoritaire, semi-autonome de l’État consubstantielle à celle du capital.
La sainte alliance impérialiste sous égide américaine est dictée par la conjoncture, et les processus de restructuration évoqués plus haut ne sont ni consommés ni définitifs. Il suffit pour s’en convaincre de constater les tensions intra-européennes et les frictions au sein de l’OTAN vis-à-vis de la guerre en Ukraine et des relations avec la Russie et la Chine. En outre, les secteurs du numérique et de la cybernétique posent des impératifs spécifiques en termes d’accès aux ressources minières et aux terres rares, mais aussi de financement de la recherche et de l’innovation dans l’aérospatial, qui permettent de comprendre les revirements au-delà de la simple psychologisation des acteurs politiques – on pense ici par exemple aux relations entre l’Union Européenne et les États-Unis.
L’impérialisme, c’est la guerre
L’impérialisme, c’est toujours la violence armée, qu’elle se dévoile explicitement sous la forme de compagnies de mercenaires et de pillages, qu’elle se présente comme une coopération à base de présence militaire antiterroriste et d’ingérence, ou qu’elle parvienne à faire oublier le bâton par la carotte du « développement ». Nous vivons toujours une ère d’affrontements interposés, de proxy wars et de contre-insurrection généralisée. La lutte de l’impérialisme occidental pour l’élargissement de son aire d’influence et de sa base productive, qui se heurtait hier au social-impérialisme soviétique, semble désormais mis à mal par les impérialismes régionaux des puissances dites émergentes d’une part, et par l’impérialisme de leurs chaperons chinois et russes, chefs de file du projet de monde multipolaire. Le spectre de la guerre hante à nouveau le monde. Congo, Ukraine, Palestine, Liban, Irak, Libye, Sahel, Soudan, Syrie : la guerre est toujours là. L’heure est aux prévisions morbides : où s’ouvriront les nouveaux conflits pour le repartage impérialiste du globe, et quels conflits « régionaux » sont susceptibles de s’internationaliser ? La guerre est par essence la voie privilégiée par laquelle l’impérialisme résout ses crises. Elle permet aux vainqueurs d’élargir leur base productive aux dépens des vaincus, et garantit une destruction de capitaux, de marchandises et de force de travail autorisant une reprise ultérieure du cycle économique. Elle permet également à chaque puissance impérialiste de retarder la lutte des classes dans sa propre aire nationale, où les contradictions s’accumulent à un rythme menaçant : concentration des capitaux, hausse inexorable du chômage, médiocrité des phases de reprise systématiquement suivies de nouveaux ralentissements, radicalisation du mouvement social, étatisation de la société, etc.
Pour entrer sereinement en guerre, une puissance doit au préalable pacifier et unifier son arrière – l’entrée en guerre représente généralement le point culminant de ce processus de longue haleine. Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’antagonisme inter-impérialiste s’estompe aussitôt que semble advenir la révolution. Qu’on se souvienne des circonstances de l’anéantissement de la Commune de Paris. Toute crise précédant l’aventure guerrière portant la perspective d’un durcissement du conflit de classe et de l’affirmation de formes antagonistes de la lutte, c’est bien en temps de paix que naissent les unions sacrées. Et c’est bien dans la paix que mûrit la guerre et son cortège de barbaries. Si l’affrontement de classe devait gagner en intensité, si la crise devait menacer de devenir irréversible, les forces réactionnaires et les forces révolutionnaires se retrouveraient face à l’impératif suivant : pour les forces réactionnaires, assurer le passage à la guerre impérialiste en laminant toute force potentiellement hostile à son déclenchement ; pour les forces révolutionnaires, partisanes de la paix entre les peuples et de la guerre de classe, transformer la guerre impérialiste naissante en guerre civile. Il ne faudra alors pas s’étonner de voir les derniers masques tomber, et des franges entières de la gauche réformiste se muer en défenseurs acharnés de la patrie, des valeurs républicaines, de l’ordre public et de la croissance. La rhétorique du réarmement – de l’Europe face à la Russie, de Frontex face aux « passeurs », des démographies nationales face au vieillissement et au délire fasciste de « submersion migratoire » – remplace le fiasco du SNU, et n’est qu’une étape supplémentaire dans la préparation psychologique du passage d’une économie de crise à une économie de guerre. Ces offensives idéologiques nationalistes et militaristes doivent être considérées et combattues comme autant de pas en avant vers le prochain massacre de masse.
Les tensions inter-impérialistes se répercutent dans le débat public et se manifestent par une politisation, parfois obsessionnelle, des rapports commerciaux entre les États. On pense aux déclarations tapageuses de Donald Trump sur la Chine pendant sa campagne électorale de 2016, et aux mesures tarifaires ciblant les produits importés en provenance de Chine renforcées par l’administration démocrate Biden-Harris. Au-delà des dénonciations habituelles de concurrence déloyale (exportation massive de marchandises à bas prix) et de vol de propriété intellectuelle dans le domaine technologique, il y a le cas des semi-conducteurs : la Chine lorgne sur la production de semi-conducteurs taïwanaise, qui représente 68% du marché mondial, et cherche à recruter des ingénieurs Taïwanais en leur proposant des postes sur-rémunérés pour les éloigner de la sphère d’influence américaine dans le cadre de la course à l’intelligence artificielle. La Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), qui travaille étroitement avec plusieurs géants américains et produit 90% des conducteurs de pointe utilisés dans ce domaine, cherche pour sa part à développer ses capacités productives aux États-Unis (en Arizona), tandis que des firmes américaines s’implantent désormais à Taïwan. La crise des semi-conducteurs haut de gamme dépasse donc largement une simple question douanière ; elle recouvre évidemment la concurrence dans l’Océan Pacifique et sur le continent africain, et met le développement capitaliste chinois devant un dilemme : faire primer l’exportation de marchandises ou de capitaux d’investissement. La dimension commerciale et culturelle des conflits économiques inter-impérialistes fait elle aussi partie intégrante de la marche vers la guerre, déjà bien avancée sur le plan numérique et cybernétique. Elle s’intègre aux discours sur l’expansionnisme russe, l’ascension chinoise ou encore la menace nucléaire iranienne, essentiels dans la fabrique de l’ennemi extérieur et du syndrome de la citadelle démocratique assiégée. Mais c’est bien la rhétorique de l’ennemi intérieur qui reste motrice dans la restructuration autoritaire des États et ses grandes inversions : le progressisme est rebaptisé « wokisme » pour pouvoir être fustigé sans état d’âme ni autocensure, l’humanisme est dénoncé comme une idéologie totalitaire menaçant les libertés individuelles et l’égalité des chances, les projets de déstabilisation et de mise au pas dictatoriale des institutions se font passer pour des tentatives de défendre la démocratie.