23 juin 2016 – Quand cesserons-nous d’être ingénus ?
Il est 13h, je tente de rejoindre des amis sur la place de la Bastille. Le départ de la place est prévu pour 14h. Enfin, « départ », le mot est fort, il s’agit de faire le tour du canal de l’Arsenal, un petit tour et puis s’en vont, comme dirait l’autre.
Les appels et messages font état de plusieurs contrôles avant de pouvoir « entrer » sur la place, je sens l’angoisse qui monte. J’ai une batterie de masques anti-poussière et deux paires de lunettes de piscine dans mon sac à dos. En arrivant à 500 m du centre névralgique du rassemblement, j’aperçois une file de camions de CRS stationnés le long du boulevard Voltaire.
Je m’arrête un instant, me demande que faire. Je passe un ou deux coups de fil : j’ai la confirmation que le dispositif policier est énorme, et les fouilles systématiques.
Je me surprends à me sentir presque « coupable ».
A quelques mètres, devant un bar, trois individus en tenue anti-émeute sont en train de contrôler un homme.
Je raccroche, fais quelques pas devant le bar, je me dis vaguement qu’il faudrait que je fasse demi-tour, que je trouve un autre moyen de rejoindre Bastille.
Les trois hommes s’approchent de moi. C’est pour ma pomme, je le sens. J’aurais dû réfléchir un poil plus rapidement.
Et ça ne loupe pas.
« Bonjour madame, vous pouvez nous montrer votre sac s’il vous plaît ? ».
Ils me demandent de le poser sur la table du bar. Je sais déjà ce qu’ils vont trouver, mais je me dis que peut-être ils n’iront pas jusqu’au fond du sac, alors je les laisse chercher.
L’un d’entre eux plonge sa main dedans, en ressort les masques anti-poussière. Petite mine de satisfaction.
L’un - « Ah bah voilà, ça se prépare pour la manifestation ».
L’autre - « Bon, vous me sortez tout ce que vous avez ».
Le troisième - « Vous avez une pièce d’identité s’il vous plaît ? ».
Et hop, le piège vient de se refermer sur moi. On a attrapé le loup. Je les observe du coin de l’œil, intéressée par leur façon de gérer leur victoire : ils ont presque du mal à dissimuler leur excitation.
Je commence à sortir mes affaires une par une – je me dis que c’est presque une démarche humaine de leur part, de me laisser le soin de le faire. Vêtements, gourde, lunettes de piscine, portefeuille, lunettes de vue, mouchoirs, et... le k-way noir.
Là, il y a quelque chose qui s’allume dans leurs yeux.
Zut, celui-là, je l’avais oublié. Enfin, je l’ai sans doute pris très consciemment, mais sans me dire que ça pouvait m’incriminer.
Bon, je suis pleine de naïveté aujourd’hui.
Et je m’en félicite, quelque part. Je veux encore être étonnée de la violence, de l’injustice ou de l’absurdité des choses quand les choses sont violentes, injustes ou absurdes. Je ne veux pas y être habituée.
Mais quand même, je me dis qu’il me manque encore un peu d’audace et de méfiance.
Bref, le k-way noir, là ça les excite carrément.
« Ah, on veut se cacher le visage aussi ? »
« Et ça, c’est une cagoule ? » dit un autre en sortant un t-shirt de randonnée (noir...).
« Euh, non, c’est un t-shirt de rando ».
« Du noir, du noir, pourquoi vous vous habillez tous en noir ? Il faut mettre des couleurs, c’est plus gai quand même ! » plaisante l’un d’eux.
Bon, il aura tenté une petite blague, je salue la tentative mais je n’ai pas forcément envie de partager mon rire avec eux.
« Pourquoi vous vous protégez ? »
Moi : « Parce que je sais comment ça se passe, et que je préfère prendre mes précautions ».
Eux : « Bah, si vous vous mettez pas avec les casseurs, vous aurez pas de problèmes logiquement ».
Moi : « Par expérience, je sais que ce n’est pas le cas ».
J’ai presque envie d’ajouter « et vous aussi », mais je me retiens. Ah, l’audace !
L’un continue à fouiller les autres poches de mon sac.
Ah, l’autre a saisi ma gourde, commence à l’ouvrir. Il met carrément son nez dedans, en disant à ses collègues : « des fois, ça peut être une bombe artisanale ». Dommage, ça sent juste l’eau de Paris.
Le troisième revient avec ma carte d’identité.
« Bon, qu’est-ce qu’on fait, on l’embarque ? ».
Euh, je veux bien me prêter au jeu de la fouille et vous voir faire les yeux ronds cinq minutes autour d’une gourde et de lunettes de piscine, mais ça s’arrête là, je n’ai pas forcément envie de faire plus ample connaissance.
Ça s’agite un peu dans ma tête, et puis je me dis qu’ils font sans doute ça pour m’intimider.
(oui, parfois, rester naïve permet de rester calme !).
« Non, c’est bon », répond un autre.
Ahah, je savais que c’était une blague.
« Bon alors, vous êtes une manifestante pacifique vous ? »
Petit sourire en coin. Dis donc, ça pue la condescendance tout d’un coup.
Ils ramassent les lunettes et les masques.
« Bon, ça et ça, on prend ».
L’autre a toujours le k-way dans la main.
« Et on prend ça aussi ».
Moi : « Vous allez quand même pas prendre aussi le k-way ? », air faussement outré (on met l’audace là où on peut...).
« Non, c’est bon, laisse le », dit un autre.
Le troisième revient avec ma carte d’identité.
« C’est bon, vous pouvez tout ranger ».
Sans dire au revoir, ils repartent vers de nouveaux horizons.
Je range mes affaires, repars vers la rue de la Roquette, sans aucune protection si la manif dégénère.
A l’entrée de la place, j’aperçois des camions bleus, et une file de personnes qui attend devant des gendarmes. Deuxième contrôle.
J’ouvre mon sac, le gendarme regarde à peine dedans, me laisse passer.
Sur la place, ça sent la merguez autour du génie.
Des syndicats, de la musique, des journalistes.
Et du soleil.
Vers 14h, comme prévu, on démarre le tour du bassin. Je me dis que c’est ridicule, et si la mascarade des fouilles systématiques a déjà émoussé mon envie de participer à cette manifestation, le fait de tourner en rond l’achève complètement.
Quand j’aperçois, au bout de cinq minutes, le bout du bassin, je me dis que vraiment, on a touché le fond.
« Une manifestation, c’est pas tourner en rond », « tout le monde déteste tourner en rond », les slogans s’inventent timidement, la révolte s’invite timidement : arrivés au bout du canal, nous sommes gentiment priés de continuer notre tour, mais le cortège de tête n’a pas envie de tourner, et continue tout droit.
On a dû faire une vingtaine de mètres, à peine.
Un joli cordon de gendarmes, accompagnés de quelques camions et (clou du spectacle !) d’un canon à eau, bloquent la rue. Photographes et cameramen s’agglutinent immédiatement autour du char immaculé.
Nous autres, derrière : « laissez-nous passer ! ».
Même si nous sommes nombreux, il paraît clairement suicidaire de foncer dans le tas, ou tout du moins inutile. Les cortèges syndicaux arrivent, et tournent vers l’autre quai, suivant tranquillement le chemin prévu. Ils sont immédiatement hués par ceux qui sont restés devant la ligne de gendarmes.
Nous restons là un moment, attendant de voir si d’autres morceaux de cortège vont nous rejoindre.
Finalement, ça se vide plus que ça ne se remplit. Tout le monde semble jouer le jeu de la cour de prison.
Ça fait comme un goût bizarre dans la bouche. Comme un arrière-goût de farine dans laquelle on s’est fait rouler. Les visages sont peu ouverts, l’envie n’est pas vraiment là, l’amertume est grande et partagée.
Les véhicules des syndicats chantonnent « une manifestation, c’est pas tourner en rond », et tournent en rond.
Que se passe-t-il, exactement ?
Plusieurs personnes me rapportent un comportement agressif de la part des services d’ordre des syndicats. L’un d’eux me dit même s’être fait pousser et traiter de « bobo » et d’ « anarchiste » par le SO.
Après avoir compris qu’il ne se passerait sans doute rien ici (même les journalistes ont quitté le canon à eau), j’avance... dans le sens de la marche.
Je croise une file de personnes à contre-sens, entonnant des slogans qui nous invitent à les rejoindre.
« Un petit tour gratuit ! », « Le bon sens est à contre-sens ! ».
Je les suis. Nous ne sommes pas bien nombreux et les personnes que nous croisons (dans le « bon sens ») nous regardent avec un air amusé.
Alors c’est ça, le symbole de cette journée ? « Un air amusé » ? Une ambiance « bon enfant » ? (mais nom de nom, ce que je déteste cette expression !).
Après un petit moment de contre-sens, nous reprenons la passerelle pour repartir en face.
Je me remets dans le sens de la marche. Retour sur la place de la Bastille. Le génie a dû se fendre la poire.
Moi, un peu moins.
Je quitte Bastille, le ventre enragé et la peau brûlée.
J’avais pensé à me protéger des lacrymo et des coups de matraque, pas des coups de soleil... après avoir tourné autour d’un bassin, je me suis donc transformée (en toute logique) en écrevisse.