« Prends soin de toi ! »
« La prison, une protection sociale ? Quel esprit monstrueux pourrait concevoir une idée pareille ? Ce serait comme prétendre que la santé pourrait se répandre par contagion »
Dans la société capitaliste, le « soin de soi » est conçu comme une injonction permanente. Injonction institutionnelle. Injonction au quotidien. On intime à chacun.e de gérer sa santé comme un bien privé. Comme un placement. Comme un investissement. Mais surtout : on nous intime de le faire seul.e.
On considère les personnes en « mauvaise » santé, malades, ou encore ayant un handicap quelconque comme responsables de leur sort. Et surtout livrées à leur sort. En outre, on les considère comme « diminuées », comme inaptes, comme moins capables, comme « invalides » (selon l’expression consacrée), mais invalides à quoi ? Improductives, inexploitables ?
L’accès au soin est tout entier monopolisé par l’État et l’offre capitaliste. Même lorsqu’on bénéficie d’une mutuelle pas trop pauvre, ou de la Couverture Médicale Universelle, les dépassements d’honoraires sont fréquents. Les déplacements pour avoir accès aux soins aussi. Pour peu qu’on soit atteint d’une maladie ou d’une affection qui en nécessitent beaucoup, autant dire que ça va coûter cher. Et le coût n’est pas que financier. Il est aussi humain. La « maltraitance thérapeutique » dans les hôpitaux, auprès des médecins, des praticien.ne.s de soin est une réalité générale.
En Mai 68, à l’appel d’étudiant.e.s en faculté de médecine, 3000 occupent leur faculté à Lyon. Leur tract parle du « paternalisme et de la féodalité hospitalières ». Y sont dénoncés pêle-mêle la conception capitaliste du soin et de la médecine comme activité séparée. Le traitement misérable des patient.e.s. La vision du corps comme une machine, un objet à « réparer », à rafistoler. Comme un garagiste pas très honnête rafistolerait une voiture au prix fort, en attendant le prochain couac. Leur critique radicale de la santé est encore très globalement valable aujourd’hui.
Elle répond en miroir à la biopolitique capitaliste et étatique du corps. À l’injonction faite à chacun.e d’être et de rester « en bonne santé » et « se soigner » ou « se faire soigner ». Afin que personne n’ait à s’en occuper.
De plus en plus, certains médecins accompagnent cette rationalisation capitaliste en encourageant (à la télé, dans les journaux) chaque individu à se « soigner soi-même » et à ne « pas toujours dépendre de l’État » (dans une rhétorique purement libérale), allant à l’inverse de leur dogme contre l’auto-médication. Ce mouvement accompagne en fait bien évidemment la casse du peu d’accès gratuit aux soins qui existe, et le divorce entamé d’une perspective de la santé comme un bien commun et qui devrait être gratuit, État ou pas (... ou pas en fait). En effet, lorsque les mutuelles abordables ne couvrent plus grand chose et que l’accès aux soins se raréfie : mieux vaut être « en bonne santé » !
Cette logique et cette rationalité du corps, de la « validité » et de la santé se retrouvent malheureusement reproduite un peu partout, et jusque chez les camarades et dans la lutte. Et avec elle la hiérarchisation des tâches qui y correspond : celles ingrates et dévalorisées d’un côté, et celles prestigieuses et valorisantes de l’autre. Elle se surajoute aux hiérarchisations de classe, sexistes, racistes, etc. Ceux ou celles qui sont en « meilleure forme » ou « en bonne santé » sont vu.e.s comme plus aptes à aller manifester, courir et/ou se battre, ou de manière générale à s’adonner aux tâches réservées aux « hommes forts ».
Aussi, l’habitude prise de voir les « streets médics » comme des prestataires de service en manif reconduit cette vision de la santé comme activité séparée. Ce que nous rejetons.
Alors voilà où nous en sommes, et voilà ce que nous disons : avec ces quelques mots, nous voulons ouvrir une brèche. Ceux ou celles d’entre nous qui choisissent de prodiguer les premiers secours, de distribuer des pansements et du maalox ou de faire un bandage en manif, ne le font pas (uniquement) pour faire de la « para-médicine », pour pallier l’absence de l’État là où on s’affronte contre lui, ou encore pour reproduire une version « autonome » et ambulante de la « croix rouge ». Nous le faisons aussi pour partager des savoirs, et pour inciter le plus de monde possible à apprendre à faire, à prendre le réflexe de faire, pour soi et pour les autres.
En ce qui nous concerne donc, nous le faisons parce que nous croyons à la force révolutionnaire de l’entraide, et à notre capacité à prendre soin les un.e.s des autres. À la manière dont nous reconnaître vulnérables et nous soutenir mutuellement nous rend plus fort.e.s.
Nous voulons aussi dire que c’est à chacun.e et à tou.te.s de s’occuper de ses camarades dans son binôme, dans son groupe, etc. Dans les gens qui nous entourent au moment où ça se passe. De penser à prendre (...récupérer ou voler) de quoi se protéger (casque de vélo, ou moto, protèges tibias, etc), et soigner soi et les autres le jour où on va en manif, où on prend des risques, où on se met en jeu.
Créer un climat où on sait que presque tout le monde essaie de se protéger, est prêt.e à nous aider, ou soigner si nécessaire, en cas de blessure bénigne, ou à prodiguer les premiers soins en cas de choc ou de blessure grave : c’est s’attaquer à la peur de prendre ces risques. C’est permettre au maximum d’individus de prendre part à des manifestations ou actions vues comme « dangereuses » ou « menaçantes ». Voilà aussi en quoi l’inclusivité est un enjeu radical.
Pour pouvoir redevenir nous-même un danger et une menace pour l’ordre.
Des anarchistes pas très soigné.e.s
Premier communiqué, 12/09/2017