Traduction du texte « No “End” in Sight : On Cultivating Conflict With a World of Pandemics » par Ignatius, publié en anglais sur The Anarchist Library et Anarchist News
Ce qui Fut, Ce qui Est
On est actuellement en Septembre 2023. Selon à qui l’on demande, on est soit à la fin de la quatrième année de pandémie mondiale causée par le virus SARS-CoV-2, un an ou deux après la fin de cette pandémie mondiale, ou (pour ceux à l’esprit le plus complotiste) plus de trois ans après un grand complot qui a été si bien mené qu’il a réussi à tuer 1.14 millions (et plus à venir) de nos proches rien qu’aux États-Unis. Énormément a changé ces quatre dernières années, mais bien plus est resté identique.
J’écris parce que, croyant solidement à la position selon laquelle (au-delà des définitions les plus strictes) l’on existe encore à l’intérieur des relations qui ont amené cette pandémie la plus récente, j’ai développé un mélange de frustration et de découragement avec le nombre d’anarchistes et de compagnon.nes de voyage qui sont heureux.ses de déclarer la pandémie “terminée”, dans le but de justifier “l’arrêt” de toute prise de mesure de précaution contre la propagation du virus mentionné plus tôt. Plus particulièrement, je suis frustré.e de comment cette déclaration permet de normaliser la violence continue des maladies endémiques instaurée par les institutions de pouvoir.
Nous pouvons bien chipoter sur les définitions de ce qui constitue précisément une pandémie, et de si notre situation actuelle remplit ou non ces critères, mais quoi qu’il en soit, le Covid-19 est devenu endémique. Le nombre de cas augmente fortement ou disparaît tout au long de l’année, au fil que de nouveaux variants émergent apparemment avec les saisons. De nouvelles études démontrent les effets handicapants de masse des infections répétées, même après des cas légers ou asymptomatiques. Ces effets incluent un risque accru de maladies du cœur/rein/poumon, un risque accru d’embolies pulmonaires et de crises cardiaques, un risque accru de diabètes, etc. Chaque réinfection augmente la probabilité de développer la condition (à mon avis, mal-nommée) de “Covid long”, un amalgame de problèmes chroniques qui vont d’une fatigue constante et de douleurs généralisées (souvent aux articulations), à des difficultés à s’endormir, à se concentrer et à respirer, ainsi que de nombreuses autres conditions non listées ici.
Bien qu’il soit vrai que chaque personne attrapant le Covid ne développera pas ces risques accrus ou ces problèmes chroniques, leurs conséquences retombent le plus intensément sur les pauvres et les racisé.e.s (particulièrement les NoirEs et les non-blanchEs cibléEs). Cette différence est en grande partie due aux types de travail que des personnes différentes sont forcéEs de prendre (l’exposition au Covid associée avec le travail varie énormément sur les axes de race et de classe), au racisme et au classisme inhérents à l’industrie médicales (des hôpitaux aux pharmacies) qui limitent l’accès à des soins significatifs ; ainsi qu’à des taux disproportionnés de problèmes médicaux pré-existantes. D’une façon similaire, il doit être évident que les conséquences déjà mentionnées vont retomber le plus intensément sur les handiEs, les immunodépriméEs, et celleux qui possèdent déjà d’autres comorbidités potentiellement importantes.
Je n’écris pas pour être alarmiste à propos d’une nouvelle menace existentielle. Rien de tout cela n’est propre à cette pandémie, ou à ce moment, ou même aux pandémies en général. J’aurais pu écrire une introduction quasi identique à un texte sur la police et les prisons, ou sur le travail et la production. Je n’écris pas non plus dans une tentative de moraliser quelles actions l’on devrait effectuer pour être jugéE comme bon.ne, ou éviter pour ne pas être jugée comme mauvais.e. J’écris car je désire cultiver un antagonisme plus explicite contre les institutions de pouvoir qui utilisent la violence, et maintiennent les relations, qui donnent naissance à des moments tels que celui-ci, aux pandémies et à leurs conséquences. J’écris car je désire une réorientation loin des cadres d’obligation, et vers des cadres de conflictualité. J’écris car je refuse d’accepter la normalisation de la violence quotidienne de la vie sous le régime du capital racial, avec aujourd’hui un accent mis sur la violence des maladies endémiques. Il n’y a aucun sacrifice “acceptable” au service de la production.
Ce texte n’est à aucun moment destiné à être exhaustif. C’est une introduction, une façon de mettre un pied dans la porte. C’est une tentative de créer un espace. Si vous n’êtes pas d’accord avec les prémisses ou les désirs alors qu’il en soit ainsi, partagez vos critiques ou mettez le feu à ce zine (ou encore mieux, votre téléphone/ordinateur). Si vous y trouvez des points communs mais auriez désiré qu’il aille plus loin ou dans une direction différente, utilisez ce texte comme un point de départ pour vos propres critiques ou discussions. Il y aura toujours plus qui doit être dit et être fait.
Les Pandémies comme Catastrophes Naturelles
Les pandémies et les catastrophes naturelles ont beaucoup en commun, notamment le fait qu’elles ne sont pas naturelles du tout, mais sont plutôt des constructions sociales employées pour normaliser et justifier la violence inhérente au régime existant du capitalisme racial. Bien que les feux de forêts, les ouragans, les séismes, les éruptions volcaniques se produisent depuis aussi longtemps que la terre et les océans existent, ce sont seulement devenus des “catastrophes” lorsqu’elles ont été reconnues comme des menaces à l’ordre dominant en vigueur. Étant donné que l’ordre actuel de notre monde est celui du capital, c’est le fait d’être une menace au capital (ce qui inclus parfois les vies de personnes) qui devient la caractéristique définissant une “catastrophe”. Les nuages massifs tourbillonnant constamment à la surface de Jupiter constituent un phénomène à la même échelle que l’accumulation de tous les ouragans les plus destructeurs s’étant abattus sur la côte est au cours du siècle dernier combinés. Et pourtant, ce n’est pas une catastrophe. Puisque ce n’est pas une menace à quoique ce soit de valeur, au capital, on lui donne un nom mignon (la Grande Tache Rouge) et on la traite avec amusement.
Mais qu’en est-il de la partie “naturelle” de “catastrophes naturelles” ? “Naturelle” construit ici l’illusion que la destruction des habitations des gens, les pertes de vie massives, l’arrivée ultérieures d’assureurs comme des vautours qui picorent sur les cadavres de ce qui reste sur le sillon carbonisé d’un feu de forêt (ou d’un ouragan, ou d’un séisme), que tout cela est une part naturelle du fait d’être en vie et de prospérer dans ce beau grand paradigme social au sein duquel nous existons. “Naturelle” offre la rationalisation du fait de continuer à construire des immeubles à moindre coût (mais à loyer premium) sur des lignes de faille actives. “Naturelle” aide à rationaliser la destruction de plaines d’inondation au profit du développement de commerces. Cela couvre l’incursion continue et écocidaire du capital dans chaque centimètre de terre d’où une valeur pourrait être extraite. “Naturelle” est un écran de fumée qui nous empêche de questionner si l’état présent des choses est vraiment la seule façon qui puisse exister.
Nous en venons aux pandémies. De la même façon que le “naturelle” dans “catastrophe naturelle” sert à normaliser la violence de l’intersection entre société capitaliste et conditions météo, la construction sociale des pandémies sert à normaliser la violence de l’intersection de la société capitalisme, du colonialisme de peuplement, et des infections virales. Bien que les conséquences initiales les plus frappantes des pandémies (à savoir les morts massives) arrivent souvent à faire les gros titres et la une des chaînes d’information, la discussion de leurs causes (et de comment leurs violences sont utilisées) va rarement au-delà de personnalités d’extrême-droite étalant leurs opinions complotistes.
On ne voit pas de discussions et de critiques à l’égard de l’élevage industriel qui, par sa nécessité pour fournir les entreprises de fast-food avec une source bon marché de viande, réduit la barrière nécessaire aux maladies pour passer d’hôtes non-humainEs à des hôtes humainEs. On ne voit pas de discussion au sujet de la déforestation (souvent au profit de l’élevage industrielle), qui force les animaux à migrer plus fréquemment, augmentant la probabilité des maladies à passer d’un.e hôte à l’autre. On ne voit pas de vaste discussion concernant le changement climatique – et plus précisément le réchauffement de la Terre et la fréquence accrue d’ouragans et de feux de forêts plus destructeurs, qui aggrave la contagion de maladies en augmentant la dispersion de vecteurs de maladies (moustiques, rongeurs, tiques, etc.) et en augmentant la contamination des nappes phréatiques. On ne voit pas ces discussions émerger, car les traiter de façon honnête reviendrait à questionner les hypothèses fondamentales de l’ordre existant, l’économie a besoin de continuer à croître, et croître signifie extraire autant et aussi rapidement que possible. Peu importent les feux de forêts.
Au lieu de ça, on nous présente une construction des maladies endémiques que l’on appelle pandémie et que l’on comprend comme une condition naturelle de notre existence dans ce monde. Être naturel.le, c’est n’avoir aucune cause mutable, et donc n’exiger aucune justification pour sa violence. Si l’on est sérieux.se quant au fait d’adopter des positions d’antagonisme contre le monde existant, et contre l’imposition de ses maladies endémiques, alors on doit rejeter cette normalisation et naturalisation des pandémies. Ce rejet doit commencer par une réorientation de notre vie quotidiennes.
Comment les Individus réifient le Pouvoir
Même si nous préférons croire le contraire, la plupart d’entre nous passe la majorité de notre vie à reproduire exactement les systèmes qui nous tuent ou auxquels nous revendiquons nous opposer. À chaque fois que l’on va faire son travail de serveur.se, on participe à perpétuer l’exploitation inhérente aux restaurants. À chaque fois que l’on paie sa facture de carte de crédit, on participe à réifier l’emprise de la dette sur nos vies. À chaque fois que l’on voit un flic arrêter quelqu’unE et que l’on ne détruit pas sa voiture pendant qu’il a le dos tourné, on participe à réifier l’autorité de la police. À chaque fois que l’on passe devant une prison et que l’on ne fait pas tout ce qui est en notre pouvoir pour ouvrir les cages afin que celleux piégéEs à l’intérieur puissent être libres, on participe à réifier la capacité de l’État à emprisonner. Ce ne sont pas des jugements moraux mais des évaluations de relations. Je ne dis pas que l’on est une « mauvaise personne » quand l’on va travailler, mais qu’en allant travailler, on participe concrètement au renforcement du mode de production capitaliste.
Chaque jour, on prend des centaines de décisions (souvent par instinct et sans même les reconnaître comme telles) qui renforcent ou affaiblissent certains systèmes et rapports au monde, aux unEs aux autres, et à soi-même. Compte tenu de cette perspective, ce ne sera pas surprenant que je dise que les actions quotidiennes des individuEs jouent aussi un rôle dans la normalisation de maladies endémiques et la réification des systèmes de pouvoir qui exercent la violence des pandémies. Dans le contexte de la maladie endémique la plus récente (et plus largement la plus visible aux États-Unis), le Covid-19, je voudrais donner un aperçu d’un exemple de comment des actions individuelles normalisent et réifient ce qui est concrètement de la violence d’État par d’autres moyens. La raison pour laquelle je me focalise là-dessus est que, si nous avons une chance de changer significativement nos rapports au monde et les façons qui nous sont imposées d’exister dans celui-ci, nous devons d’abord être capables d’identifier les décisions que nous prenons et les actions que nous menons qui réifient ces relations.
Note : Je travaille à partir de la perspective que le validisme est un axe d’oppression profondément ancré (et dominant) dans notre monde, et que je désire affaiblir ses fondations, ses conséquences et sa réification à la fois dans notre monde en général et au sein des communautés plus intimes dans lesquelles j’existe. Si l’on ne pense pas à partir d’une perspective compatible, alors je suspecte que l’exemple suivant pourrait ne pas avoir beaucoup de sens, mais je vous encourage néanmoins à le considérer quand bien même.
Bien que nous puissions faire des allers-retours sur les différentes analyses des données sur les décès liés au Covid-19 (une analyse de plus en plus difficile étant donné que de nombreux hôpitaux ont arrêté de déclarer les données pertinentes), il reste qu’il y a toujours existé, et qu’il existera toujours, un groupe de personnes pour qui attraper le Covid-19 comporte un risque significativement plus élevé de développer des complications au long terme, et/ou de mourir d’une maladie aiguë. Ce groupe n’est pas une identité monolithe, mais beaucoup vont partager certains point communs comme le handicap, le fait d’être immunodépriméE, et/ou de posséder d’autres comorbidités potentiellement pertinentes. Depuis que le port du masque en public est devenu moins courant, un refrain a commencé à se faire entendre dans tous les espaces, anarchistes et au-delà, « il est de la responsabilité de chaque individuE d’évaluer leurs risques et de prendre les précautions qu’iels pensent nécessaires ».
Il s’agit d’une déclaration d’abandon, d’une déclaration qui légitime la violence dirigée vers une population vulnérable. Si elle était dite à propos d’une fuite de plomb des tuyaux de la ville dans l’eau potable, on appellerait cela une dissimulation du rôle de l’État dans notre empoisonnement. Si elle était dite à propos d’une réduction due financement de prestations alimentaires, on l’appellerait une mesure d’austérité (et si on s’inspirait des Grec.que.s on provoquerait des émeutes). Il est rare d’entendre le refrain ci-dessus dans des espaces anarchistes dans l’un ou l’autre de ces contextes. Mais ici et maintenant, dans le contexte du Covid-19, beaucoup d’anarchistes semblent marcher main dans la main avec l’État dans leur disposition à soutenir l’abandon d’un groupe particulièrement vulnérable, parmi lequel de nombreux.ses personnes qu’iels appelleraient camarades en même temps.
Mais comment cet abandon se manifeste-t-il dans l’(in)action quotidienne ? Le plus évident est le fait que se masquer ait été forcé dans le domaine de “l’évaluation individuelle d’un risque” comme si les décisions que l’on prenait n’avaient aucun effet sur les risques assumés par une autre personne. Quand l’on rentre dans un supermarché, ou d’autres endroits publics où les gens ont un besoin raisonnable de se rendre (particulièrement et incluant pour aller travailler), on ne connaît rien des autres personnes dans cet espace. On ne sait pas si le.a caissièrE a récemment eu une transplantation de rein et prend des immunosuppresseurs. On ne sait pas si la personne devant à la caisse souffre d’asthme grave qui s’aggrave même avec un léger rhume. L’évaluation du risque par chacunE, et de si l’on pense nécessaire ou non de porter un masque, affecte forcément toutes les autres personnes avec qui l’on partage un espace. Celleux qui se savent être à risque plus élevé pour des complications (qui est seulement une partie de toustes celleux qui sont à risque plus élevé) en sont bien conscientEs. Et, sachant cela, il ne leur reste que deux options : accepter un plus grand risque en étant dans des espaces publics à cause de l’inaction des autres autour d’elleux, ou être excluEs de ces espaces.
Dans le cas d’un supermarché, d’une pharmacie, d’un hôpital, et d’autres espaces publics, ce n’est pas vraiment un véritable choix. Nous avons tous besoin de courses, beaucoup d’entre nous ont besoin régulièrement de médicaments, et beaucoup d’entre nous souffrent d’urgences ou ont besoin de traitements qui ne peuvent être traités que par des soins urgents ou un hôpital. Dès lors, le simple choix de ne pas porter un masque dans ces environnements a, déjà, renforcé un manque d’attention systémique envers un groupe vulnérable spécifique. Mais la réification de l’abandon et de la violence devient encore plus évidente quand on regarde ce qui se passe dans les espaces de sociabilité et d’organisation, dans les endroits, événement, assemblées, etc “non-essentielles”.
C’est en lien avec ces espaces-ci que beaucoup diront que celleux qui pensent le risque trop haut, n’ont simplement pas besoin de participer à ces espaces. J’aimerais que vous preniez un moment pour considérer les conclusions logique de cette déclaration. Pensez-vous que ces personnes méritent moins d’avoir accès à des espaces de sociabilité ? Leur risque accru est-il simplement trop contraignant qu’il est préférable de complètement les exclure plutôt que de porter un masque en intérieur ? Si votre réponse est « oui » à n’importe laquelle de ces questions, je ne dirais pas que vous êtes une “mauvaise” personne (encore une fois, je ne crois pas à une dichotomie bon/mauvais, ni ne trouve pas utiles les cadres moraux) mais je dirais que vous et moi avons probablement des positionnements qui s’opposent.
Je trouve cet aspect encore plus poignant quand on considère le chevauchement entre les espaces de sociabilité et d’organisation. Je pense plus particulièrement aux bookfairs, ateliers, AGs, événements d’écritures de lettres, débriefings d’actions, etc. Si la responsabilité de réduction des risques retombe toujours uniquement sur celleux qui sont déjà à risque plus élevé, que pensez-vous que l’impact est sur leur participation dans ces espaces ? Est-ce que cela exclurait systématiquement des personnes spécifiques de ces espaces et milieux ? Comment cette exclusion potentielle reproduit-elle l’invisibilisation plus large des personnes vulnérables (dans ce cas, handiEs/immunodépriméEs) et légitime-t-elle leur exclusion systémique ? Vous vous fichez peut-être des réponses à ces questions, et je ne peux pas vous faire vous en soucier, mais je m’en soucie et je vous encourage à y penser.
Il semble important de noter ici qu’il y a de véritables préoccupations sur les effets que se masquer peut avoir sur la capacité de certaines personnes à naviguer dans des espaces publics, notamment celleux qui s’appuient plus fortement sur la communication non-verbale (particulièrement par des expressions faciales), celleux qui ont du mal à entendre, et celleux qui ont des troubles sensoriels. Je les nomme notamment parce que je trouve que celleux qui soutiennent un port du masque plus répandu (particulièrement celleux qui le font depuis un cadre de positions morales) effacent la possibilité qu’il existe des circonstances dans lesquelles se masquer est difficile ou nocif pour certaines/beaucoup de personnes.
Bien que je ne le discuterai pas en détails ici (encore une fois, c’est seulement une introduction à une conversation collaborative plus large), je pense qu’il existe des moyens d’atténuer les dommages qu’un port du masque plus répandu fait à la façon dont ces personnes existent dans les espaces publics, dans le cadre d’une lutte contre leur exclusion systématique. Par exemple, il existe des masques avec une partie transparente qui (bien que donnant souvent un look plutôt marrant) permettent de dégager une vue directe du visage d’une personne, rendant possible de lire plus clairement sur les lèvres et dans les expressions non-verbales. Ils pourraient potentiellement être distribués à des événements ou des distributions, selon le contexte de leur utilité désirée. Pour celleux avec des troubles sensoriels, se masquer pourrait bien ne pas être pratique du tout. Je ne suis pas intéressé.e par le fait de définir les frontières de cette praticité et je fais confiance aux gens (intentionnellement, par principe) pour agir de bonne foi pour évaluer la tension entre leurs propres besoins et ceux des autres. Dans le cas de nos propres événements/projets, quand c’est possible, nous pouvons prioriser l’utilisation d’espaces en extérieur (incluant des espaces couverts) et/ou des espaces en intérieur avec une bonne circulation de l’air ou ventilation, qui feraient du fait de se masquer à sens unique une véritable option.
La réification discutée plus tôt et la reproduction de violences systémiques est, dans le contexte où l’on considère une seule des décisions que l’on prend, si/comment/quand on porte un masque. On pourrait suivre le même raisonnement pour d’autres décisions à propos de mesures préventives et on n’aurait pas encore abordé l’handicapement de masse de millions de personnes au profit de la réification du mode de production capitaliste et de l’adoration de la marchandise. On n’aurait pas encore abordé comment notre disposition à « passer à autre chose que la pandémie » légitime et invisibilise la propagation totale du Covid dans les écoles et les prisons, renforçant la violence systématique contre les enfants et les prisonnièrEs respectivement (et, dans le cas de prisons pour mineurEs, une intersection horrible de ces systèmes de violence). On n’aurait pas encore abordé les disparités raciales dans l’accès aux vaccins et aux traitements, ayant pour conséquences des maladies graves et des décès (particulièrement dans les populations Noires, Hispaniques et Indigènes). Le Covid a mis en évidence et a davantage révélé de nombreuses cibles importantes pour celleux qui désirent ostensiblement le conflit avec le monde existant et sa richesse de relations oppressives. Pourtant, nombre de ces personnes se retrouvent à reproduire ces relations elles-mêmes, plutôt que les affaiblir dans ce contexte. Alors, il nous reste à considérer pourquoi il en est ainsi.
Traumatisme, Obligation, et Ressentiment
Comme mentionné au début, rien que dans les soi-disant États-Unis, plus d’1,14 millions de personnes ont été tuées par le Covid ces trois dernières années. Si on regarde plutôt le taux estimé de surmortalité, ce nombre atteint 1,36 millions. C’est un nombre de personnes plus élevé que celui de la population de 9 États. Avec un nombre si élevé, il est probable que la majorité d’entre nous ait perdu quelqu’un ces trois dernières années qui serait autrement encore parmi nous, beaucoup d’autres ont dû s’occuper de proches souffrant de grave maladies, et beaucoup souffrent encore de maladies graves elleux-mêmes (et évidemment, aucune de ces situations n’est mutuellement exclusive). Que nous voulions l’admettre ou non, beaucoup d’entre nous gardons un profond traumatisme de ces expériences. S’ajoute à cela le traumatisme de l’intensification des conflits interpersonnels dans une période de stress intense, et le trauma propre à un soulèvement social de masse : les inculpations, les proches qui finissent en prison, et le mal de cœur subséquent quand le monde ne change pas comme nous nous étions brièvement permis de le croire dans le moment.
Tous ces traumatismes sont liés à notre souvenir et notre conscience du Covid. Il n’y a aucun moyen de parler du Covid sans que ces traumatismes ne pointent leur bout de leur nez. Mais, si l’on peut mettre une certaine distance entre nous et la pandémie, nous convaincre qu’elle est “terminée” (souvent en se reposant sur une distinction linguistique pour nous y aider), alors on peut éviter la nécessité de faire face à ces traumatismes. Mais il y a un problème. Il est bien plus difficile d’essayer de mettre de la distance entre soi et les traumatismes qu’on essaie de faire disparaître quand, dans le rétroviseur, il y a d’autres personnes qui vous demandent de considérer si la pandémie est vraiment “terminée” pour tout le monde, vous forçant ainsi à reconnaître que, pour beaucoup, ces traumatismes sont toujours d’actualité, ne se sont jamais arrêtés. Cela ramène directement au premier plan ce que l’on pourrait essayer de fuir, ce qui est propice à ce que ressentiment prenne racine. Mais ce n’est pas la seule façon dont croît le ressentiment.
Pour beaucoup, si ce n’est la plupart, des personnes valides, la principale interaction qu’iels ont avec le handicap se fait du point de vue de témoin extérieur de l’expérience de l’autre. Certaines personnes valides ont une expérience d’aidantE auprès de quelqu’unE qui est handiE de façon chronique ou aiguë, mais même cela reste une expérience extérieure au handicap. En occupant ce rôle d’aidantE, il n’est pas rare que l’on agisse en suivant un certain sens de l’obligation. Au début de la pandémie du Covid-19, le vocabulaire utilisé pour motiver les gens à s’inquiéter pour les (ou à s’occuper des) autres reposait beaucoup sur un lexique relevant de l’obligation, qui était repris à la fois par les médias et dans les milieux radicaux. Ce lexique de l’obligation renforce le handicap-comme-construction-sociale, qui sous-tend que les valides et les handiEs sont toustes deux comprises comme des catégories immuables ; les handiEs existant selon le bon vouloir des valides, et les valides étant obligéEs (typiquement, dans un sens moral) de s’occuper des handiEs. Mais ce qui est propre à l’obligation, c’est sa proximité avec la culpabilité. Et ce qui est propre avec la culpabilité, c’est que, bien qu’elle puisse constituer une bonne source de motivation pour agir à court-terme, elle aboutit au long-terme au ressentiment ; quand bien même si la culpabilité au cœur de ce ressentiment est quasiment tout le temps auto-imposée par les valides à elleux-mêmes.
Reconnaissant que l’obligation est par nature sans issue, je suis bien plus intéressé.e par l’idée de cultiver des positions de conflictualité, parmi lesquelles la réorientation d’actions qui comprend le fait de se masquer au sein d’un cadre de conflit explicite avec les systèmes de souffrance à une échelle plus globale, que je cherche à détruire. C’est en cela que consiste mon interprétation de ce qu’est réellement la solidarité : une reconnaissance de souffrances liées les unes aux autres et de désirs compatibles qui mènent à des actions œuvrant à la destruction des institutions de ces souffrances interconnectées. Par sa capacité à témoigner explicitement d’un rejet de la normalisation de maladies endémiques de façon visible, je pense honnêtement que le fait de se masquer dans des espaces publics est un moyen simple (mais concret) de commencer à créer des espaces en conflit avec l’existant. Évidemment, il nous faut aller bien plus loin si l’on veut vraiment détruire le monde.
Sérieusement, Détruisons l’Économie
Il a toujours été question du capital. La raison principale de “passer à autre chose” après le Covid (ou n’importe quelle autre catastrophe “naturelle”), depuis la perspective de celleux au pouvoir, a toujours été de prioriser les bénéfices, la production et des chaînes d’approvisionnement. Les taux disproportionnés de décès dus au Covid chez les personnes racisées et pauvres constitue une des meilleures démonstrations que l’on peut faire que le travail nous tue littéralement. Pour beaucoup, même au plus haut des première et seconde vagues (durant lesquelles on a recensé le plus grand nombre de décès dans le Nord-Est que dans le reste du pays) il n’y avait aucune possibilité de télétravailler, aucune priorité donnée à la santé. La flambée du Covid était le lot quotidien dans les abattoirs et les usines de conditionnement de viande, dans les usines de Tesla et les entrepôts d’Amazon. Des centaines de milliers de personnes sont mortes de façon prévisible pour enrichir encore davantage Elon Musk, Jeff Bezos et tous les autres du genre. Beaucoup plus se retrouvent avec des complications au long terme et des conséquences préoccupantes pour leur santé à l’avenir. Le nombre de personnes rentrant dans cette dernière catégorie ne fait que croître chaque jour. Des audiences récentes aux cours suprêmes d’État ont laissé leur vrai visage apparaître encore plus explicitement, en protégeant les patrons des plaintes déposées par des employéEs victimes (ou, dans certains cas, les veufves d’employéEs désormais décédéEs) d’avoir sacrifié leur santé (voire leur vie) pour que la production continue de tourner.
Pour celleux d’entre nous intéresséEs par la destruction de ce monde, il est plus urgent que jamais que nous anarchistes gardions une (anti-)politique contre le travail inscrite sur le bout de nos langues et la courbe de nos pieds-de-biche. On doit être sur les piquets à pousser pour des grèves qui constitueraient une attaque contre le capital lui-même, et pas seulement une menace visant à obtenir un salaire de misère un tout petit peu plus élevé. On doit articuler (soit depuis l’intérieur, soit sans eux) une alternative aux syndicats pour lutter contre les patrons et s’organiser avec nos collègues de travail. On doit lutter contre la normalisation de la violence qui nous est infligée au travail, dont la violence des maladies endémiques. Une façon de faire tout cela est de continuer à prendre des précautions de façon visible contre la propagation du Covid, et de parler de ces actions en des termes conflictuels.
On peut s’organiser dans les lieux de travail avec lesquels on a une proximité pour mettre à jour les systèmes de filtration d’air, et considérer des utilisations créatives du sabotage qui pourraient être pertinentes à cette organisation. Celleux d’entre nous qui ont des projets d’infokiosques peuvent ajouter des masques et des autotests Covid à notre inventaire de brochures, stickers, et tout autre caillou cool qu’on a trouvé sur le sol ce jour-là. On peut les voler si/quand on le peut, et recruter d’autres personnes pour nous aider à le faire. Dans la mesure du possible, une distribution directe réduit les obstacles à l’utilisation et nous donne une opportunité, dans un environnement plus chaleureux et moins stressant, de parler aux gens de pourquoi on fait les choses de la façon dont les fait. Prioriser les événements en extérieur et expliciter pourquoi on le fait permet d’éviter l’exclusion de celleux qui ne peuvent pas, ou choisissent de ne pas, risquer une plus grande exposition au Covid.
Les dettes médicales continuent à être une préoccupation grandissantes pour des dizaines de millions de personnes dans ce pays, et un fardeau porté de façon disproportionné par les personnes pauvres et souffrant de maladies chroniques. Il y a des programmes d’annulation de dettes, mais ceux-ci sont avant tout axés sur la préservation de la structure globale d’une économie de dette puisque, si trop de personnes ne peuvent plus payer leurs dettes en même temps, tout s’écroule. Un phénomène similaire peut être observé avec les dettes de cartes de crédit et les prêts étudiants. Ces systèmes peuvent – et le font souvent – détruire des vies et agissent comme un bâton incroyablement efficace pour nous forcer à continuer à travailler là où on serait autrement plus disposéEs à démissionner. Je ne m’aventurerai pas à lister quelles actions spécifiques seraient intéressantes, mais il me semble urgent de trouver des moyens d’intervenir de façon significative dans ces systèmes, ou au moins d’aider à détruire l’illusion de nécessité de leur existence. Je ne serai jamais en mesure d’exprimer le sentiment de colère que l’on ressent en regardant quelqu’un que l’on aime se tordre de douleur pendant qu’un membre du personnel de facturation de l’hôpital [1] attend patiemment une pause pour s’approcher assez longtemps afin que votre proche signe qu’il reconnaît le coût de son traitement. C’est une cruauté qui n’a d’égale que les garages qui gardent votre voiture jusqu’à avoir payé les 13.50 dollars nécessaires pour avoir eu l’audace de passer la nuit aux urgences.
Je n’ai pas d’illusion quand au fait qu’il y ait une voie prescriptive que l’on pourrait suivre pour provoquer la fin du travail et du capitalisme et de toutes ses horribles tentacules. Mais je veux la fin de ce monde de capitalisme racial et des maladies endémiques qu’il exige. Je veux la fin de la normalisation de toute cette souffrance cruelle et inutile que l’on accepte comme si elle était le coût de la vie. Compte tenu de ce désir, je continuerai à chercher des points faibles dans lesquelles planter mon couteau, et je continuerai à chercher d’autres personnes pour m’aider.
Ça a toujours été une question de Care
Il y a un moment, j’ai eu une conversation avec un.e ami.e sur le conflit entre l’autonomie individuelle et le soin des autres (care), de si l’anarchie priorisait le premier sur le second, et de, si c’était le cas, ce que cela voulait dire. Plus je pense à cette conversation, plus je me dis qu’il n’y a pas d’autonomie sans soin, et moins je me soucie (care) de si je rentre dans la définition d’anarchiste que quelqu’unE d’autre aurait. AucunE d’entre nous ne peut vivre seulE. CertainEs d’être nous peuvent bien être capables de survivre seulEs pour un moment, peut-être même pendant très longtemps, mais pas de vivre. Vivre vraiment signifie prendre soin (care) des autres, et que les autres prennent soin de nous. C’est à travers notre connexion aux autres que l’on peut aller au-delà de nos propres limites. Je n’aurais jamais été assez courageux.se pour relancer une lacrymo sur une ligne de CRS si je ne m’étais pas fait un.e ami.e dans la foule quelques heures avant. Je n’aurais jamais appris à relier des livres (même avec des matériaux de fortune) si je n’avais pas eu un crush sur quelqu’unE. Je n’aurais jamais su retomber sur mes pieds après la mort soudaine d’un.e ami.e si je n’avais pas eu d’autres personnes pour m’aider à garder l’équilibre. Tout cela fait partie de mon autonomie, et nécessite le soin (care) d’autres personnes.
Toutes nos actions ont des conséquences, chaque décision que l’on prend renforces ou affaiblit un mode de relation (ou plusieurs), même si l’on ne le reconnaît pas toujours. Pour ramener tout cela au sujet du Covid et des maladies endémiques, de façon très simple, j’en attends plus des anarchistes. Je veux davantage de réflexion concernant les façons de résister à la normalisation de la mort et l’handicapement de masse. Je veux davantage de conflit avec les institutions de pouvoir existantes qui cultivent cette normalisation. Je veux davantage d’analyse critique concernant nos actions reproduisent le monde autour de nous. Et, par-dessus tout, je veux plus d’honnêteté. Comme je l’ai dit plus haut, je ne vois aucun intérêt à faire la morale. Je n’ai aucune envie de dicter ce qui est bon et ce qui est mauvais. Mais je veux plus d’honnêteté sur qui l’on peut accepter d’exclure et qui l’on peut accepter de sacrifier pour conserver sa façon de se rapporter au monde, et pour son propre confort. Comment pensez-vous que les excluEs et les sacrifiéEs devraient se rapporter à vous ? Comment se rapporteriez-vous à vous-mêmes si vous étiez à leur place ?
Je veux un monde qui attache plus de valeur à nos vies, et aux vies des autres, plutôt qu’un monde qui souhaite le retour d’une normalité qui était déjà en train de nous tuer. Je veux être davantage que le carburant pour la marche de mort écocidaire incessante du capitalisme racial. Je veux tout et je le veux pour tout le monde. Et vous, que voulez-vous ?