Médias, politiciens, la grande bataille de l’opinion

Ce printemps 2016 sera définitivement celui de la discorde et de la crispation. Au centre de l’actualité, cette fameuse Loi Travail qui n’en finit plus de faire parler d’elle. Le traitement de l’information, lui, depuis quelques années, est entré dans une nouvelle ère. De « punchlines » politiques sans aucune retenue en débats dont la neutralité est sérieusement à remettre en question, c’est une véritable bataille qui se mène dans les médias. Celle de l’opinion publique.

Des politiques prêts à tout pour capter l’attention

L’apparition des chaînes de télévision d’information « en boucle », les fils d’actualités des réseaux sociaux, et les journaux « en ligne » ont provoqué une mutation profonde des modes de communication des hommes et femmes politiques. Dans ce flot continu et incessant de données, la question de la visibilité pour les politiciens est devenue cruciale. Et ils sont de plus en plus nombreux à tenter de faire parler d’eux en misant sur des techniques modernes de communication qui se sont démocratisées ces dernières années.

Dans la première partie de la Ve République, les politiciens français firent part de retenue, et tentèrent -tant que faire se peut- de distancier leurs propos. Avec le début des années 2000, une nouvelle rhétorique médiatique s’est développée : elle ne vise plus à persuader quiconque grâce à des débats d’idées, ni même à mener une réflexion globale. Elle vise plus sournoisement à toucher le pathos, l’affect. Ces techniques, utilisées depuis les années 80 par l’extrême droite, ont fait leurs preuves. Aujourd’hui, on n’utilise guère plus de vocabulaire technique, mais des formes de langage plus simplifiées qui permettent de capter l’attention des diffuseurs, autant que du public.

Et ils sont nombreux, ceux qui utilisent ces nouvelles méthodes populistes : si Nadine Morano, Nicolas Sarkozy ou la famille Le Pen en étaient hier les figures de proue, aujourd’hui, c’est tout l’échiquier politique qui semble basculer.

Dès les premières occupations de places par le mouvement Nuit Debout, les hommes politiques du pays n’ont pas lésiné sur les superlatifs afin de s’octroyer leur part d’audimat.

Christian Estrosi, maire de Nice, qui est par ailleurs bien connu pour ses sorties de pistes déclarera « Vingt-quatre millions d’euros de dégâts place de la République, 400 policiers blessés, mais quel est le Français qui peut admettre cela ? » Avant d’ajouter  : « Vous ne pensez pas que les services de sécurité ont plus à faire pour protéger les Français que de devoir contenir des casseurs ? Il faut que cela cesse. Un plan Vigipirate doit avoir une signification. »

Suite à une contre-enquête du journal l’Express, il s’avérera que les 24 millions d’euros évoqués ne correspondent pas à des dégradations, mais au montant du réaménagement complet de la place entre 2012 et 2013. De la même manière, le chiffre de 400 policiers blessés est représentatif d’une réalité… multipliée par quatre. Quoi qu’il en soit, Estrosi sait très bien que la proportion de personnes à qui parviendra le rectificatif sera largement inférieure à celle qui prendra les chiffres énoncés lors de son discours comme une vérité absolue. On parle donc là de mensonges délibérés, qui jouent avec « la prise de risque » à des fins de propagande.

Nadia Hamour, secrétaire nationale à l’intégration des Républicains et invitée par France 24 le 12 Avril dernier, avec un sourire moqueur et méprisant, lâche en plein direct : « Je remarque que la France majoritaire ne fait pas partie de ces Nuit Debout, parce que ce qui se lèvent tôt le matin ne peuvent pas débattre toute la nuit pour être frais le lendemain au travail. Nous sommes en état d’urgence, comment peut-on autoriser ce genre de manifestations ». Encore une fois, l’état d’urgence en cours est brandi comme solution, sans aucune retenue, pour mettre fin à un mouvement qui n’a aucun rapport intrinsèque avec les faits qui l’ont vu être instauré. Dans d’autres pays, sous d’autres formes, on appellerait cela du « fascisme ».

L’extrême droite, elle, ne s’embarrasse pas de superlatifs comparant Nuit Debout à « une trentaine ou une quarantaine de crasseux ». Les termes « écervelés » et « fumeurs de joints » auront aussi trouvé écho dans les médias, qu’ils soient l’œuvre de Philippot ou de Marion Maréchal Le Pen.

Nicolas Sarkozy, expert en la matière lâchera laconiquement : « Nous ne pouvons plus accepter que des gens qui n’ont rien dans le cerveau viennent place de la République donner des leçons à la démocratie française ».

Toutes ces déclarations, dont la liste n’est évidemment pas exhaustive, ont des conséquences variables sur l’opinion publique.

D’une part, elle renforcent chez les participants de Nuit Debout et chez les manifestants le sentiment d’être méprisés par le gouvernement, ce qui renforce leur détermination. Ces déclarations violentes sont aussi une passerelle vers d’autres formes de contestation, beaucoup moins pacifiques, tel un effet miroir.

D’autre part, chez des individus qui ne connaissent ce conflit qu’à travers les médias, ces déclarations « élitistes » décrédibilisent totalement les acteurs de ces mouvements sociaux, les faisant passer pour des utopistes sans emploi, loin des réalités et des souffrances des travailleurs.

En ce qui concerne le Parti Socialiste au pouvoir, ils ne sont pas en reste.

« D’une certaine manière, ça suffit. C’est insupportable de voir des choses ainsi. » » Nous sommes le 24 Mai, et Manuel Valls lâche ces mots depuis Tel-Aviv. La rhétorique utilisée est autoritaire. Elle est infantilisante, aussi. Le premier Ministre, après un recours très contesté à l’article 49.3 (que son président F.Hollande taxait de « déni de démocratie » en 2006) affirme avec un cynisme glaçant :

« Nous sommes en démocratie. Prendre ainsi en otage des consommateurs, notre économie, notre industrie, continuer des actions qui visent à faire retirer le texte, ce n’est pas démocratique »

Ces déclarations ne sont pas faites à la légère, et aucun mot n’est prononcé au hasard. Volontairement provoquant, Manuel Valls joue ici un jeu dangereux mais ô combien habile : retourner ce qui lui est reproché contre ceux qui lui reprochent.

Myriam El Khomri, elle, reprend la même sémantique, celle de la prise d’otage métaphorisée. Pas sûr qu’après les événements du 13 Novembre, cela soit très judicieux, ni de très bon goût. Mais quand il s’agit de jouer le jeu de la confrontation sociale et de victimisation de celui que l’on appelle « le citoyen lambda », on ne recule devant rien. « J’ai du mal à supporter que des salariés soient pris en otage, alors même que nous avons beaucoup avancé »

Le « citoyen Lambda », parlons-en. Il est tellement évoqué dans les médias, utilisé par les politiques qu’il est presque facile d’établir son portrait-robot. Il a la quarantaine. Il est salarié d’une petite entreprise, c’est un laborieux. Il vote tous les 5 ans car c’est son devoir de citoyen. Il a des fins de mois difficiles, mais il est vaillant et est récompensé pour son dur labeur, car il ne compte pas les heures. La réglementation du travail, ça lui est égal, car pour subvenir à ses besoins, il est prêt à tout. Il a besoin de son véhicule pour pouvoir aller travailler, mais aussi des transports en commun. Une pénurie d’essence, c’est comme une grève de la SNCF ou de la RATP : c’est un coup fatal porté par des privilégiés qui l’empêcheront de nourrir sa famille.

Des médias gardiens de l’ordre moral.

Nous sommes le 1er Mai 2016. Les manifestations parisiennes ont largement dégénéré. Sur le plateau de BFM TV, Olivier Besancenot répond aux questions d’une jeune journaliste, Apolline de Malherbe. Elle lui demande une première fois s’il condamne les violences. L’ancien candidat du NPA répond par une argumentation avant d’être coupé par la journaliste, qui, sur un ton très agressif, lui repose la même question. Devant son obstination à ne pas répondre, ni par oui, ni par non, la journaliste de BFM coupe l’homme politique afin de lui reposer la question. Cette scène est très représentative de la France post Charlie-Hebdo.

Apolline de Malherbe est moins intéressée par l’argumentation et le débat de fond sur la raison de ces violences que par ce besoin primaire d’une réponse non-argumentée, mais plus conforme à cette nouvelle norme sociale de la « condamnation ».

Depuis les attentats de Charlie Hebdo, on assiste à toutes sortes d’injonctions : la première fut « Je suis Charlie », jetant le discrédit le plus total et le soupçon sur toute personne qui refuserait de se prétendre comme tel, quelles que soient ses raisons, et surtout, sans même les écouter. Une autre injonction, plus patriotique, vit le jour après les attentats du 13 Novembre. Le drapeau français devait envahir tous les profils des réseaux sociaux, la « marseillaise » devait retentir partout, un véritable marketing émotionnel envahissait alors la France. Les personnes qui tentaient de comprendre ces événements, d’analyser là où la France avait pu pêcher pour qu’elle soit frappée par ses propres enfants déracinés, étaient alors marginalisées. Ce devoir moral est précisément de la même nature que celui qui impose à la société bien-pensante et moralisatrice de condamner les violences des manifestations.

Les médias ont un rôle déterminant dans la bataille de l’opinion. La radio RMC, qui a fait de ses débats enflammés son fonds de commerce, multiplie les prises de position. Pour Laurent Neumann, dans l’émission Bourdin&Co : « la CGT ne dit pas la vérité  ». En ligne de mire, une rivalité syndicale entre la CGT et la CFDT pour un leadership syndical. « Est-ce que pour des raisons propres à la CGT, on peut bloquer le pays ? »

Les médias, depuis le début du blocage des raffineries, répondent à une volonté du gouvernement de binariser le conflit, en le résumant à une opposition frontale entre la CGT d’un côté, et le gouvernement de l’autre. Ce qui permet d’éluder les problématiques du conflit, et de jeter l’opprobre sur une CGT manipulatrice.

C’est oublier que la CGT n’a pas le monopole de la contestation, très loin s’en faut. D’autres syndicats sont très actifs (FO, Solidaires…), les lycéens et étudiants également, et les mouvements d’occupation ont également échappé totalement au contrôle de la centrale syndicale.

La CGT a été très fortement décriée ces dernières semaines, d’une part devant sa frilosité à partir en grève reconductible, notamment à la SNCF, et d’autre part par toute une partie de la jeunesse qui a eu maille à partir avec son service d’ordre. Il y a quelques jours, une quarantaine de militants CGT, casqués et armés de bâtons, frappaient et gazaient des manifestants « autonomes », les taxant de « casseurs ». Ces derniers répondirent aux cris de « syndicats chiens de l’état » et le pugilat fut évité de peu. Beaucoup gardent en souvenir ces militants cégétistes qui trouvèrent protection derrière les forces de l’ordre, sous les invectives.

La puissance du syndicat majoritaire n’est pas pour autant à remettre en question. Oui, la centrale a le pouvoir de bloquer, de paralyser, ou de passer la vitesse supérieure dans un mouvement qui s’enlise. Nous pouvons même dire qu’elle est indispensable à cela. Mais la lecture médiatique d’un conflit frontal CGT/gouvernement est une insulte à tous ceux qui luttent depuis des semaines contre la Loi Travail, ainsi qu’aux militants CGT eux-mêmes, puisque cette idée tend à montrer qu’ils sont instrumentalisés par leur direction.

Nous sommes le 25 Mai 2016, et aujourd’hui le débat qui tourne en boucle sur nos écrans, sur nos ondes radios et dans nos journaux, est celui de la « radicalisation » de la CGT et de « la prise d’otage ». Une rhétorique directement empruntée à une terminologie qui nous hante depuis des mois. Il apparaît clair que les médias jouent un jeu politique, et surtout qu’ils ne s’en cachent plus. C’est à se demander si ce ne sont pas eux qui ont pris le journalisme et son devoir d’objectivité en otage.

L.Perpigna Iban
www.folkloreduquotidien.org

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