En février 2021, nous avons publié une brochure intitulée Origines et variantes du fascisme : Une analyse du fascisme historique, dans laquelle nous avons proposions une chronologie des processus de fascisation dans l’Italie et l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. Chronologies depuis publiées sur notre site sous la forme de deux articles : L’avènement du fascisme en Italie (1914-1932) et Hitler et les cendres de Weimar (1919-1934). Cet article, consacré à la fascisation de l’État grec sous Metaxas, les complète.
Le spectre de Metaxas (1935-1974)
Ioannis Metaxas était un monarchiste convaincu. Au tournant du siècle, après avoir intégré l’état-major de l’armée grecque, il prit la tête du mouvement de modernisation de cette dernière en s’inspirant de la discipline militaire allemande, pour laquelle il nourrissait une franche admiration. L’avènement du régime fasciste en Italie poussa Metaxas à fonder, en 1923, le Parti de la Libre Opinion, un mouvement d’extrême droite assez peu influant. En 1935, la restauration monarchique le fait Ministre de la guerre, avant de le faire Premier ministre l’année suivante.
« Depuis le 4 août, la Grèce est devenue un État anticommuniste, un État antiparlementaire, un État totalitaire. Un État fondé sur ses paysans et ses travailleurs, et donc antiploutocratique. Il n’y a plus, bien sûr, de parti particulier pour gouverner. Ce parti, c’est l’ensemble du Peuple, à l’exception des communistes incorrigibles et des politiciens réactionnaires des vieux partis. »
Ioannis Metaxas [1]
L’auto-coup d’État intervient dans une situation économique et politique marquée par l’instabilité. Entre 1922 et 1936, la Grèce a connu sept tentatives de coup d’État, dont quatre réussies. Des putschs favorisés par un parlementarisme enrayé, ne parvenant pas à dégager de majorité pour gouverner. Le pays était également en proie à des révoltes agraires depuis le mois de mai 1936. Enfin, le Parti communiste grec (KKE), qui ne cessait de développer son l’influence, avait appelé à une grève générale le 5 août. L’action de Metaxas coupe l’herbe sous le pied de la contestation sociale et populaire : l’état d’urgence et la loi martiale sont décrétés, la constitution est suspendue, les grèves, les syndicats et les partis politiques (considérés comme responsables des divisions et de la déchéance de la nation) sont interdits, la censure est décrétée, près de 15 000 opposants sont arrêtés [2], le gouvernement est congédié. Metaxas s’entoure d’hommes de confiance et annonce l’instauration d’un État anticommuniste, antiparlementaire et totalitaire. Le « ministre de l’Ordre public », Konstantinos Maniadakis, fabrique de toutes pièces un faux parti communiste et diffuse une fausse version de son journal, Rizospastis (Le Radical), afin d’accélérer la désintégration des structures du parti. Malgré ces mesures, le régime ne survivra pas à Metaxas : le 29 janvier 1941, après avoir résisté à l’invasion italienne pendant la Seconde guerre mondiale, et même occupé une partie de l’Albanie alors occupée par l’Italie, Metaxas s’éteint. Le pouvoir repasse au roi Georges II, jusqu’à l’invasion allemande au mois d’avril. Toutefois, le « régime du 4-Août » continuera de hanter l’histoire grecque, jusqu’à la dictature des colonels (1967-1974) et au-delà. Aujourd’hui encore, le processus de fascisation porté par la droite parlementaire ne saurait être comprise indépendamment de cette expérience metaxiste.
Sans traiter la période post-metaxiste [3], plusieurs faits méritent d’être mis en avant afin de se faire une idée sur la place du régime et de son souvenir dans l’histoire politique du pays après la Seconde guerre mondiale. En 1946, les autorités britanniques organisent des élections législatives et laissent les anciens collaborateurs et miliciens monarchistes se constituer en forces politiques – qui ne manquèrent pas de fonder leurs milices paramilitaires et de faire régner la terreur blanche dans les territoires auparavant contrôlés par l’armée de libération communiste grecque. Mis face au fait accompli, le KKE se retira de la course en appelant à l’abstention. Le Parlement et le gouvernement ainsi élus firent la part belle à l’extrême droite, aux collaborateurs et aux politiciens metaxistes mis à l’ombre par l’occupation. Rapidement, le régime se mit à contrôler les cartes électorales afin de traquer les abstentionnistes, considérés comme potentiels communistes et subversifs. Les hésitations du KKE à reprendre les armes conduisent à l’arrestation de la majorité de ses cadres, et de la plupart des anciens officiers de son armée de libération. En 1967, la dictature des colonels verra arriver au pouvoir des officiers de haut rang formés sous le régime de Metaxas, et fleurir les escadrons de la mort nostalgique de ce dernier. Un « parti du 4-Août », fondé en 1965, sera largement actif durant cette dictature.
De quoi le metaxisme est-il le nom ? (1936-1938)
On désigne par « metaxisme » l’idéologie du régime du 4-Août, et le régime lui-même par extension. À mi-chemin entre dictature militaire et régime fasciste, le metaxisme interroge la frontière entre ces deux modes de gouvernance capitaliste en temps de crise. Bien que Ioannis Metaxas ait fait preuve d’admiration à l’égard du régime de Benito Mussolini, ce dernier n’en représentait pas moins une menace pour lui – le projet expansionniste du fascisme italien, la refondation d’un nouvel empire romain, incluait la soumission d’Athènes à Rome. Le régime de Salazar, autre régime trop souvent relégué au second plan par la théorie antifasciste et dont nous aurons l’occasion de parler plus tard, fut sans doute l’inspiration principale du régime du 4-Août. Plus qu’une adaptation grecque du mussolinisme ou du nazisme, le metaxisme a pu être considéré comme une préfiguration du nationalisme et de l’étatisme franquistes [4], et a pu être défini comme un « État autoritaire avec des penchants fascistes », une « expérience fasciste incomplète », ou encore un « régime autoritaire paternaliste » [5]. Et pour cause : il semble que le metaxisme fasse preuve d’une faiblesse théorique et idéologique qui interdise certains historiens et théoriciens du fascisme de le rattacher à cette famille politique. Ces qualificatifs s’ajoutent à ceux utilisés par Metaxas lui-même, cités plus haut, pour désigner le « Nouvel État » grec, dont il s’agit désormais d’étudier les particularités.
Le régime du 4-Août a pour devise : « Pays, Loyauté, Famille et Religion ». Sa propagande présente Metaxas comme le « Premier Paysan », le « Premier Ouvrier » et le « Père de la Nation ». Sur le plan idéologique, le metaxisme se caractérise par son rejet du parlementarisme et du libéralisme politique, par son exaltation d’un nationalisme identitaire et religieux, et par son état d’exception permanent permettant la suppression de l’état de droit. Là où le mussolinisme promet le retour de l’empire romain et le nazisme l’empire de mille ans, le metaxisme puise dans la grandeur antique pour annoncer l’avènement d’un nouvel âge d’or pour la « race grecque », dont Metaxas se veut « Archigos » [6] (« chef » en grec). Cet idéal metaxiste, c’est la « Troisième Civilisation Hellénique » [7], censée « synthétiser les valeurs païennes de l’ancienne Grèce, particulièrement celles de Sparte, avec les valeurs chrétiennes de l’empire médiéval de Byzance » [8].
Contrairement au mussolinisme et au nazisme, le metaxisme ne s’est appuyé sur aucun mouvement de masse pour accéder au pouvoir. Pour diffuser son idéologie au sein de la population et accroître son emprise sur la société grecque, le régime fonde en 1937 l’Organisation Nationale de la Jeunesse (EON), qui présente des traits typiquement fascistes, et dont l’hymne était par ailleurs une version grecque de l’hymne du parti fasciste italien. L’EON a vocation à rassembler en un seul corps les jeunes de tous les groupes sociaux et de toutes les classes. Les garçons y apprennent la discipline militaire, et les filles à devenir des mères. Le symbolisme est imprégné de fascisme : l’uniforme est noir, le salut est romain et l’emblème est un labrys, une double hache de la Crète minoenne. Le régime se dote également d’une police politique, l’Asfaleia, inspirée des méthodes d’Himmler.
Le programme du 4-Août (1938-1941)
Le programme du régime du 4-Août se présente comme autoritaire et solidariste. Metaxas a entrepris de refonder les rapports sociaux et d’étendre le contrôle de l’État sur la société et sur la vie quotidienne de la population. Ce contrôle s’est exercé sur l’économie, la politique, le langage et la culture. Pour comprendre ce phénomène, certaines mesures économiques et culturelles doivent être mises en avant. En 1939, par exemple, le régime commande une grammaire pour la langue vernaculaire, le grec démotique, définitivement formalisé en 1941 et qui deviendra la forme standard du grec moderne en 1976. Dans la sphère culturelle, on retient l’interdiction du mouvement rebetiko, jugé décadent et antinational, au profit de la musique folklorique traditionnelle. Plusieurs instruments, ainsi que des styles de jeu « à la manière orientale », ont été supprimés dans le but d’homogénéiser la culture grecque. Ce processus, qui n’est pas sans rappeler le mouvement völkisch en Allemagne, s’est accompagné d’une persécution des minorités ethniques et religieuses, déjà malmenées par la propagande nationaliste-identitaire du régime. Le metaxisme diffère néanmoins « radicalement » du national-socialisme sur le sujet de l’antisémitisme : en effet, le régime grec a rapidement interdit les groupes ultranationalistes antisémites, et censuré l’antisémitisme dans la presse. Plus généralement, il s’est opposé aux factions irrédentistes présentes dans le nord du pays, et a généralement cherché à freiner les velléités d’invasion en Asie mineure, se distinguant de la rhétorique et des campagnes expansionnistes typiques des régimes fascistes. Sur le plan diplomatique, enfin, la Grèce de Metaxas s’est immédiatement rapprochée de la France et de la Grande-Bretagne, et a fait preuve d’hostilité envers l’Allemagne nazie [9] et l’Italie fasciste, qui menaçait directement son intégrité territoriale.
Du point de vue du programme économique et social du metaxisme, on retrouve un attachement typiquement fasciste au corporatisme. Certaines spécificités tendent toutefois à l’écarter de certaines caractéristiques fondamentales du mussolinisme : là où le second a imposé plusieurs réductions des salaires, le premier s’est démarqué par une politique « sociale », cherchant l’approbation populaire, marquée par une augmentation des salaires et l’instauration d’un revenu minimum, ou encore par la limitation de la durée de travail (instaurant la semaine de 5 jours et de 40h, avec deux semaines de congé), par l’amélioration des normes de sécurité au travail, l’instauration de prix minimums sur certains produits agricoles visant à améliorer le niveau de vie des paysans, ou encore la création d’une assurance chômage et d’un congé maternité. Ces mesures sont permises par la stabilisation du cours de la drachme, après une période de forte inflation, et s’accompagnent d’importants travaux publics (drainage, développement du chemin de fer, modernisation des routes et des télécommunications, création de la Fondation de la Radiodiffusion hellénique [10], création des premiers parcs nationaux protégés aux monts Olympe et Parnasse). Toutefois, l’économie grecque connaît un ralentissement et une récession dès 1938, avec pour effet une explosion du chômage jusqu’ici résorbé. Pour certains historiens, cette récession marque le début de la mutation fasciste du régime [11]. Des mesures qui ne sont pas sans rappeler les aspects « plébéiens » des programmes fascistes ou pour le congé maternité, la fête vichyste des mères – toujours réduite à leur ventre et à leur « instinct maternel ». Certaines mesures « sociales » du metaxisme lui ont survécu, à l’instar de certaines constructions vichystes en France. En Grèce comme partout ailleurs, le fascisme a été une étape dans la modernisation de l’appareil d’État [12].
L’héritage du régime (1946-2021)
Aucune épuration n’a été menée en Grèce au sortir de la Seconde guerre mondiale. L’ensemble des forces réactionnaires ont été recyclées, avec le soutien direct du pouvoir britannique, afin de mater l’insurrection communiste [13]. Après la guerre civile, dans les années 1950, la normalité du régime « semi-démocratique » grec consistait à emprisonner les résistants et à garantir l’impunité aux collaborateurs. La Grèce était alors revenue à la monarchie parlementaire. Le KKE, toujours interdit, participe à la fondation de l’Union de la gauche démocratique (EDA, gauche modérée) en 1951. Les groupes d’extrême droite font pression sur la gauche et opèrent comme des squadristes pour briser les efforts de reconstruction et le progrès électoral de la formation. Au sein des forces armées, les éléments fascistes tiennent des postes clés. En 1963, le député de gauche Georges Lambrakis est assassiné par des groupes fascistes dans les rues de Thessalonique [14]. Une foule immense participe à ses obsèques : un cortège de 6km de long s’élance dans ce qui constitue alors une des plus grandes manifestations anti-gouvernementales de l’époque. Un accord conclu entre l’EDA et le gouvernement garantit la dimension pacifique du cortège, encadré par une importante présence policière. L’année suivante, l’EDA se rapproche du centre, qui parvient à obtenir la majorité avant d’être torpillé par les efforts du roi, en 1965.
Le 12 avril 1967, le coup d’État des colonels vient conjurer une nouvelle défaite électorale annoncée. La junte est d’abord plus proche de la droite monarchiste que de l’extrême droite néofasciste, dont l’influence va grandir au fil du temps. En novembre 1973, alors que le régime amorce une phase dite de « libéralisation », la révolte des étudiantes et des étudiants de l’École Polytechnique d’Athènes est écrasée. Un char d’assaut enfonce les grilles du campus, et la répression se déchaîne, marquant un durcissement fascisant du régime, qui s’appuie de plus en plus sur ses éléments ultranationalistes. Mais en juillet 1974, la crise économique conduit la junte à réaliser un coup d’État dans le coup d’État pour se maintenir : à Chypre Dimitrios Ioannidis s’impose face à Georgios Papadopoulos, qu’il considère comme trop modéré, entraînant une intervention militaire turque. La débandade de l’armée grecque précipite la fin du régime, qui tombe le 24 juillet. La période de « transition démocratique », le Metapolitefsi, voit l’établissement d’un gouvernement par intérim, dit « gouvernement d’union nationale », dirigé par Konstantinos Karamanlís (ministre de l’Emploi en 1947 et Premier ministre en 1955). La monarchie est abolie, la République proclamée, le KKE autorisé, une nouvelle constitution est rédigée et, en 1975, les anciens dictateurs sont condamnés à la peine de mort pour haute trahison et mutinerie, commuée en prison à perpétuité.
Le parti de Karamanlis, Nouvelle Démocratie (ND), gouverne le pays jusqu’en 1981, puis de 1989 à 1993, de 2004 à 2007, de 2012 à 2015, et a remporté les élections législatives en 2019. Dans les années 1990, des figures centrales de ND comme Antonis Samaras [15] se rapprochent du camp nationaliste, s’opposant à la reconnaissance de l’indépendance de la Macédoine du Nord, que la droite espérait pouvoir intégrer à l’État grec après la dissolution de la Yougoslavie. Plus récemment, en août 2019, le gouvernement de Kyriakos Mitsotakis (ND) a aboli la loi interdisant aux forces de l’ordre d’intervenir dans les campus étudiants, instaurée du fait du souvenir traumatisant de l’intervention militaire de 1973 à l’École Polytechnique d’Athènes. Puis, en 2020, le gouvernement a ordonné l’interdiction et la répression des manifestations de commémoration. Ce même gouvernement a intensifié les campagnes de diffamation et de répression contre le quartier d’Exarcheia, espace central de la lutte politique et révolutionnaire dans la capitale. Enfin, en février 2021, le Parlement grec a voté une loi instaurant une police spéciale pour patrouiller dans les universités. On aurait donc tort de considérer que l’héritage du metaxisme et des juntes se cantonne aux formations néofascistes comme Aube Dorée, qui se revendique explicitement de la dictature des colonels et prône le retour de l’État antiparlementaire. Le metaxisme et la nostalgie des dictatures ont la peau dure, et les processus fascisants ne se cantonnent pas à l’extrême droite. Loin de là.