La mondialisation et le prolétariat (Partie 1) : une restructuration du capitalisme.

A la fin du XXe siècle, le capitalisme se restructure en étendant le libre-échange à une échelle jusqu’ici inconnue : celle du monde entier. Alors que nous baignons dans une économie d’export globalisé, regardons de plus près pourquoi et comment la mondialisation s’est mise en place.

Un système d’exploitation mondial

Dans les années 1970, la fin des trente glorieuses commence sérieusement à se faire sentir. Alors que le compromis fordiste garantissait aux travailleurs un niveau de vie qui suivait les gains de productivité de leur travail, ce modèle devient alors obsolète. C’est la crise : les taux de profits sont en berne, l’énergie coûte plus cher, bref, la croissance illimitée du capitalisme durant les trente glorieuses s’essouffle dans les pays industrialisés.

Or à la fin des années 1980, la chute du bloc soviétique met fin à la division du monde en deux aires d’accumulation séparées (capitaliste Vs « socialiste »). C’est une aubaine pour les capitalistes des pays du centre : alors qu’il était moins rentable pour eux de continuer à produire et vendre entre pays riches (USA, Europe de l’Ouest et Japon) depuis la crise, ils réorganisent le processus de travail pour l’étendre à une échelle jusqu’ici inconnue, celle du globe.

Avec la chute de l’URSS, l’économie de marché conquiert les derniers terrains qui lui résistaient, le mode de production capitaliste devient alors un système d’exploitation mondial. C’est ce que l’on appelle couramment la mondialisation.

Les années 1990 sont une contre-révolution libérale  : elles sonnent alors le glas des marchés nationaux et protégés : dans le monde entier, on travaille et on vend désormais d’abord pour l’export. Entre 1990 et 2010 le nombre de prolos directement intégrés à ce circuit d’accumulation mondialisé (c’est-à-dire qui taffent dans un secteur qui exporte) augmente de 190% dans les pays émergents et de 46% dans les pays les plus développés [1]. La France multiplie ses importations de produits manufacturés en provenance des pays en développement par 2,5 entre 1989 et 2003. [2]

L’émergence d’un prolétariat et d’un marché mondial s’accompagne d’une progression de la salarisation. Le taux de salariés dans la population mondiale passe de 33% à 42% de 1992 à 2012 [3]. En parallèle le taux d’investissement direct à l’étranger (IDE) explose à la fin des années 1980. Selon la CNUCED ils auraient pratiquement doublé de 1986 à 2000.

La restructuration de l’économie, par son extension à l’échelle mondiale, se réorganise en plusieurs points. D’une part les capitalistes augmentent les capacités de production en s’armant de machines performantes : c’est la concentration du capital. Ensuite, ils fusionnent les entreprises pour en faire des méga-multinationales : c’est la centralisation du capital. Enfin, ils organisent le travail à l’échelle planétaire : c’est la division internationale du travail. Regardons tout cela d’un peu plus près :

La concentration et la centralisation des capitaux

Depuis le compromis fordiste, les patrons utilisent la forte concentration du capital : ils investissent davantage dans des machines performantes, ce qui permet à leurs employés de produire plus pour le même temps de travail. Cette tendance est encore accentuée dans les pays riches durant la mondialisation [4].

À cette concentration du capital il faut ajouter la centralisation du capital : En 2007 les fusions-acquisitions, les fusions et OPA atteignent 4500 milliards de dollars dans le monde dont 3400 milliards aux USA et en Europe. Ces centralisations des entreprises entraînent la concentration de leurs capitaux humains et matériels : ces fusions éliminent le surplus (c’est-à-dire des prolos : la plupart du temps pas besoin de deux personnes pour 1 seule tache après la fusion de deux entreprises). Plus le capital est concentré, plus ils peuvent faire de profits avec moins d’employé-es. La même année 2007 la croissance était de 5,2% dans le monde et celle des salarié-es seulement de 1,6% [5].

Concentration de capital, fusion des multinationales, mais surtout, une division planétaire du travail : L’opposition Centre/Périphérie

Après la décolonisation, les pays pauvres empruntent pour s’industrialiser et mettre en place leurs projets de développement économique : ils achètent des machines (moyen de production) aux pays industrialisés [6]. Ce système mis en place dans la période postcoloniale entre en crise fin des années 1970 : accorder des prêts aux pays périphériques pour sponsoriser les importations de Moyen de Production de l’OCDE devient impossible. Le prix des machines va croissant et les pays qui contractent des dettes pour en importer deviennent insolvables. Ils sont contraints d’accepter des programmes de libre-échanges avec les pays développés. Or la production industrielle de ces derniers est largement plus compétitive que celle de la périphérie, ce qui liquide les marchés locaux de ces pays. Trois zones dessinent la nouvelle carte mondiale : Centre, Périphéries et Zones de crise.

Dans la mondialisation qui suit cette période, outre les gains de productivité c’est l’allongement de la durée de la journée de travail qui est de plus en plus visée pour accroitre le profit, la détérioration des conditions de vie et de taf, l’abaissement de l’âge du travail… bref ce sont les méthodes liées à la plus-value absolue qui sont privilégiées.

La constitution d’armées de prolos à bas salaires dans le tiers-monde accompagne des grandes délocalisations du centre vers la périphérie dans les années 1980 – 1990. Elle est permise par la liquidation d’une partie de la paysannerie et l’exode rural.

Ainsi l’échange produit manufacturés/matières premières entre le centre et la périphérie laisse place à un échange de marchandises plus diversifiées, et une partie de l’atelier du monde se déplace du centre vers la périphérie.

La production industrielle mondiale n’est plus circonscrite au centre, elle s’étend (surtout en Asie) mais en conservant des spécificités de production selon les anciennes zones. Dans cette aire multipolaire de production, les pays du centre conservent la haute technologie et l’essentiel des industries à haut rendement, tandis que les pays émergents exportent des produits manufacturés à plus faible valeur ajoutée.

Les firmes multinationales développent alors des stratégies de segmentation de la production pour bénéficier des avantages de chaque pays où elles s’installent. C’est-à-dire en général la recherche et le savoir-faire au centre et les bas coûts de la main d’œuvre en périphérie.

Si la division internationale du travail s’étend dans le monde, elle se structure dans un échange inégal :

Par exemple, L’Union Européenne grâce à son suréquipement en technologie de pointe et en infrastructures performantes produit plus que la Chine, bien que les chinois soient 6 fois plus nombreux que les européens [7]. Malgré l’important investissement étranger la Chine garde une très faible productivité. C’est le bas coût de la main d’œuvre en Chine qui devient un frein à la machinisation. Les capitalistes font vite le calcul : une armée de prolos sous-payés leur est plus rentable que de coûteuses machines [8].

Les pays du centre restent alors toujours compétitifs. L’Allemagne par exemple exporte du haut de gamme à hauteur de 53,8% de ses exportations totales et contre seulement 39,2% de ses importations, alors qu’au sein même de l’UE dans un pays périphérique comme la Grèce ce rapport est de 23,2% d’exportation contre 36,9% d’importation. [9]}

La mondialisation est une contre-révolution libérale : faisant face à la chute des taux de profits, les capitalistes restructurent mondialement le procès de production en leur faveur. L’abolition des frontières douanières leur permet d’augmenter leur masse de produits vendus, en même temps qu’ils étendent le salariat. L’intégration à la chaîne d’accumulation capitaliste des masses de travailleurs-euses du tiers-monde se traduit par la généralisation d’un salariat sous-payé, destiné à produire pour l’export.

Ainsi, la fin du fordisme dans les pays industrialisés inaugure la fin du modèle de développement autocentré dans les pays en développement. La division internationale du travail transforme le monde en différentes zones du procès de production et de vente : centre, périphérie, et à la périphérie de la périphérie, les zones de crise.

Nous verrons plus en détail dans le prochain article comment les pays pauvres ont été contraints de se développer via l’ultralibéralisme, et comment la dette structure l’échange inégal entre les pays.

Un peu de vocabulaire :

Comme nous l’avons vu plus haut, la restructuration du capital passe par une concentration et une centralisation des capitaux dans les pays du centre, alors que les pays périphériques ne peuvent s’équiper. Ces concentrations de capital sont centrales dans l’extrême polarisation mondiale entre plus-value absolue (en périphérie) et plus-value relative (au centre). Regardons cela de plus près :

La prédominance de la plus-value relative…

C’est le travail seul qui fait que les marchandises ont une valeur qui permet de les échanger. Mais il devient plus productif s’il utilise des machines plus productives. Le travailleur pourra alors produire plus dans le même temps de travail et surtout pour le même salaire.

Par exemple, si Sandra produit pour 30€ de Coca en une heure de taf avec une machine de merde et pour un salaire de 10€, son patron enregistrera une plus-value de 30-10=20€. Avec une machine plus performante Sandra pourra produire jusqu’à 100€ de Coca mais son salaire restera à 10€ par heure. Ainsi son patron aura augmenté sa plus-value de 20€ à 90€. On parlera de plus-value relative.

On comprend bien que de tels gains de productivité sont obtenus grâce aux machines et nécessitent donc de moins en moins de travailleurs-euses. Ainsi la production industrielle augmente de 1994 à 2004 de 25% en zone euro de 40% aux USA alors que les pertes d’emplois industriels sont de 15% en Allemagne et aux USA et de 7,5% en France [10].

…intègre la plus-value absolue

Si l’exploitation sur le mode de la plus-value relative s’intensifie dans les pays les plus développés, la mondialisation intègre aussi des formes de plus-value absolue. Elle est dû à l’augmentation du temps de travail sans augmentation de salaire.

Sandra payée 10€ de l’heure pour une production de 30€ de coca sera payée 10€ pour deux heures pour une production de 2 fois 30 = 60€ de coca. Soit une plus-value absolue de 60-10=50€.

Selon l’OCDE en 2009 près de 60% de la population mondiale travaille au black [11]. C’est-à-dire à des formes de travail qui s’effectuent surtout dans des situations où l’exploitation se base sur la plus-value absolue. Dans ce cas-là les capitalistes jouent sur la durée du temps de travail plus que sur les gains de productivité. Un autre symptôme de la plus-value absolue est l’exploitation de 168 millions d’enfants dans le monde [12].

Dans la plus-value relative l’écrasement du travail humain par la technologie mène à la baisse du taux de profit, puisque seul le travail ajoute aux marchandises une plus-value (c’est à dire une valeur supplémentaire à celle des coûts de production investis par le capitaliste). L’intégration d’une part de plus-value absolue permet de compenser en partie cette baisse.

B. Westphalen


Paru sur Swaggcoco

Note

Pour aller plus loin :

« La classe productrice de Plus-Value à l’échelle mondiale », Gérard Bad, Echange n°146 et n°148, 2014. Articles à retrouver au format web ici et la.

Notes

[1selon le FMI.

[2C. Mathieu et H. Sterdyniak, « Délocalisation en France, Que faire ? », l’économie française 2007, FNSP/OFCE, La Découverte, 2006

[3chiffres de l’OIT.

[4Ainsi, ils compensent la chute des taux de profit en augmentant le volume de marchandises produites et vendues (la masse du profit) : l’atténuation de la chute des taux de profit passe par l’augmentation de la production. Le patron n’a pas amplifié son taux de profit (puisque le gain sur une bouteille vendue n’est pas plus grand) mais a augmenté la masse du profit (le nombre de bouteilles vendues).

[5Les chiffres sont tirés d’une étude publiée dans Le Figaro du 24 janvier 2008

[6Il y a là un échange inégal car le Centre exporte à l’aide de ses Moyens de Production développés une canette de coca que Sandra à faite en 5 minutes aux pays périphériques, qui lui exportent « en retour » un coca manufacturé fabriqué en 2h au Centre, et cela au même prix que le coca de Sandra. De plus l’exportation des pays qui bénéficient de la technologie du Centre est essentiellement consacrée à éponger les dettes contractées envers des créanciers de ces mêmes pays du centre.

[7La population active de la zone euro est de 159 millions contre 919 millions pour la Chine.

[8Ce n’est pas là la seule raison à la faible productivité de la Chine. La machinisation même développée peut être à faible productivité si les produits ne peuvent être écoulés. C’est une situation de sous-consommation sur laquelle nous reviendrons dans le dernier épisode « La crise de la mondialisation ».

[9M. Freudenberg et L. Fontagne, Frontière de recherche dans le commerce de l’intra-industrie, Palgrave, 2002.

[10P. Artus et M-P. Virard, Le capitalisme est en train de s’autodétruire, Paris, La découverte, 2005, pp 22 et 27.

[11Le rapport de l’OCDE cité dans un article de La Croix.

[12Le rapport de l’OIT 2013 cité par Le Figaro.

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