À la suite de l’annonce surprise faite par Donald Trump du retrait de ses troupes en Syrie, nous avons reçu le message suivant d’un anarchiste au Rojava, nous expliquant ce que cela signifiait pour la région et quels étaient les enjeux à l’échelle mondiale. Pour plus de contexte, vous pouvez lire nos articles précédents (en anglais) : « Comprendre la résistance kurde » et « Il ne s’agit pas d’une lutte pour mourir en martyr, mais pour rester en vie ».
"J’écris depuis le Rojava. Soyons francs : je n’ai pas grandi ici et je n’ai pas accès à toutes les informations dont j’aurais besoin pour vous dire avec certitude ce qu’il va se passer maintenant dans cette partie du monde.
J’écris parce qu’il est urgent que vous entendiez des gens en Syrie du Nord vous dire ce que le « retrait des troupes » de Trump signifie vraiment pour nous – et qu’on ne sait pas trop combien de temps il nous reste pour en parler. Je m’attelle à cette tâche avec toute l’humilité dont je peux faire preuve.
Je n’appartiens formellement à aucun groupe présent ici. Cela me permet de parler librement, mais je dois insister sur le fait que mon point de vue ne représente aucune position institutionnelle. Dans le pire des cas, cela devrait être utile comme document historique indiquant comment certaines personnes percevaient la situation, ici et en ce moment, au cas où il deviendrait impossible de nous le demander plus tard.
La décision de Trump de retirer ses troupes de Syrie n’est ni « anti-guerre », ni « anti-impérialiste ». Elle ne mettra pas fin au conflit syrien. Au contraire, Trump donne en pratique le feu vert au président turc Tayyip Erdoğan pour envahir le Rojava et procéder à un nettoyage ethnique du peuple qui s’est le plus battu et le plus sacrifié pour stopper l’ascension de l’État Islamique (ISIS). C’est un arrangement entre hommes de pouvoir pour éradiquer l’expérience sociale du Rojava et consolider les politiques nationalistes et autoritaires de Washington, à Istanbul et Kobane. Trump a l’intention de laisser à Israël le projet en apparence le plus libéral et démocratique de tout le Moyen-Orient, fermant la porte aux opportunités que la révolution au Rojava avait ouverte dans cette partie du monde.
Tout cela se fera à un coût terrible. Aussi sanglante et tragique que la guerre civile en Syrie a déjà pu être, cela pourrait mener, non pas à un simple nouveau chapître du conflit, mais bien à une suite.
Ce n’est pas une question d’où les troupes US sont stationnées. Les deux mille soldats US en jeu ici sont une goutte d’eau en terme de nombre de combattants armés en Syrie aujourd’hui. Ils n’étaient pas présents sur la ligne de front comme l’était l’armée américaine en Irak. Le retrait de ces troupes n’est pas la chose importante ici. Ce qui importe est que l’annonce de Trump est un message pour Erdoğan lui signalant qu’il n’y aurait aucune conséquence si l’État turc envahissait le Rojava.
Il y a beaucoup de confusion à ce sujet, lorsque des activistes supposément pacifistes et « anti-impérialistes » comme Medea Benjamin soutiennent la décision de Donald Trump, apposant joyeusement un tampon « Paix » sur un bain de sang imminent et expliquant aux futures victimes qu’elles auraient dû s’y attendre.
Cela n’a aucun sens de reprocher aux gens ici, au Rojava, d’avoir dépendu des États-Unis quand ni Medea Benjamin, ni personne comme elle n’a rien fait pour leur procurer aucune autre forme d’alternative.
Même si les autoritaristes, quel que soit le drapeau qu’ils saluent, cherchent à brouiller les pistes, donner à un membre de l’OTAN le feu vert pour envahir la Syrie est bien « pro-guerre » et « impérialiste ». En tant qu’anarchiste, mon objectif n’est pas de dire ce que l’armée américaine devrait faire. Il est de traiter de comment la politique de l’armée américaine affecte les gens ici et comment nous devrions réagir. Les anarchistes visent l’abolition de tous les gouvernements étatiques et la démobilisation de toutes armées étatiques au profit de formes horizontales et volontaires d’organisation ; mais, lorsque nous nous organisons en soutien de populations spécifiques comme celles qui subissent la violence d’ISIS et des différents acteurs étatiques de la région, nous rencontrons souvent des dilemmes cornéliens comme ceux que j’expose plus loin.
Le pire scénario maintenant serait que l’Armée syrienne libre (ASL), supportée par la Turquie, avec l’aide de l’armée turque elle-même, envahisse le Rojava et y réalise un nettoyage ethnique à un niveau que vous ne pouvez probablement pas imaginer. C’est ce qu’elles ont déjà fait, à une plus petite échelle, à Afrin. Au Rojava, cela prendrait des proportions historiques. Cela pourrait ressembler à la Nakba palestienne ou au génocide arménien.
Je vais essayer d’expliquer pourquoi tout cela arrive, pourquoi vous devriez vous en soucier, et ce que nous pouvons faire ensemble à ce propos.