Au-delà du fait que les méchants anarchistes sont anti-beaucoup-de-choses, il peut être utile de rappeler qu’en termes de construction collective, ils n’ont pas de leçons à recevoir du reste du monde.
Tout d’abord, l’anarchisme n’est pas né de la dernière pluie et existe depuis au moins 160 ans, sans compter que des sociétés fonctionnant sans autorité politique existent depuis la nuit des temps. Je renvoie ici lâchement à la fiche Wikipedia, car lire avant de parler peut être utile. Et sans chercher dans l’histoire, quelques expérimentations sociales de type « municipalisme libertaire » existent actuellement au Chiapas ou au Rojava, si tant est qu’on accepte de s’y intéresser et qu’on ne s’arrête pas aux kalachnikovs que les combattants de ces régions tiennent dans les mains ou aux cagoules qu’ils portent sur la tête.
Et comme l’anarchiste ne se revendique pas d’une seule pensée et qu’il a son libre arbitre, il s’interroge sur le monde sans cesse et produit de la réflexion politique en continu, diffusée sous forme de livres et de journaux certes, mais également sous forme de brochures dites « samizdat » (le « do it yourself » russe) qu’on peut voir traîner partout dans le monde si l’on veut bien se donner un peu la peine de chercher : voir par exemple sur Infokiosques.net et Couteau entre les dents…
À partir de cet instant, l’anarchisme lui-même se décline en tellement de courants différents, qu’on va immédiatement cesser de le nommer toujours anarchiste. Comme l’anti-autoritarisme reste pour tous les avatars de l’anarchisme l’une des valeurs fondamentales, on va ici et pour simplifier appeler toute notre engeance les « libertaires ». Il semblerait que c’est moins connoté…
Et parce que les libertaires c’est pas que des mecs, on va à partir d’ici « dégenrer » ce texte. Oui, les libertaires sont relou·e·s et se soucient aussi des oppressions de genre.
C’est bien gentil l’histoire, mais qu’est-ce qu’il·elle·s glandent les libertaires aujourd’hui ?
En termes d’espaces de vie et d’organisation, les libertaires tiennent les murs depuis des décennies malgré la volonté de la société capitaliste de les voir disparaître. Pour commencer, dans la plupart des grandes villes, mais aussi parfois dans des bleds paumés, vous trouverez des cafés, lieux de concerts et librairies anarchistes. Et dans nombre de ces lieux, vous trouverez une programmation de débats, autour de thématiques ou de livres. Ça réfléchit un·e libertaire, en plus de casser des vitres.
Pour se tenir informé·e·s de ce qu’il se passe autour d’eux·elles, les libertaires refusent généralement de se fier à la télévision, mais utilisent internet comme tout le monde, où les sites d’information mutualistes foisonnent. En France, un réseau de « média mutu » couvre tout le territoire : Mars Info (Marseille), Rebellyon (Lyon), Disjoncter (Dijon), Manif-est (Nancy), Paris Luttes Info (Paris), Expansive(Rennes), Bourrasque Info (Brest), Basse-Chaîne (Angers), La Rotative (Tours), A l’Ouest (Rouen), IATAA (Toulouse), Le Pressoir (Montpellier), Le Cric (Grenoble), Reims Media Libres (Reims), La Bogue (Limoges), Numéro Zéro (Saint-Étienne)… Et dans certaines villes françaises subsistent encore des sites du vieux réseau international Indymedia, mis en place à l’occasion du contre-sommet de Seattle en 1999 : Nantes, Lille, Grenoble… La spécificité de ces médias, c’est qu’ils fonctionnent en « open publishing » (publication ouverte, collaborative), ce qui permet à chacun·e de se réapproprier l’information.
Sans compter les centaines de sites, blogs et pages Facebook qui relaient sur les ondes les idées et actions des réseaux libertaires. Pour ne citer que quelques pages Facebook : Lille insurgée, Nantes révoltée, Cerveaux non disponibles, ACTA…
En termes de structures numériques, ces réseaux s’appuient sur des hébergeurs et fournisseurs de services numériques sympathisants, tels que Riseup, Immerda, Autistici/Inventati, Noblogs, Nadir, Globenet/No-log, etc.
On dit aussi que les libertaires squattent des maisons vides, parce qu’il·elle·s pensent qu’une baraque habitée vaut mieux qu’une baraque vide, et qu’à défaut de loger tous les pauvres la société doit bien accepter ce petit désagrément pour rester viable. Sans parler de la spéculation, qui n’est pas vraiment un principe très cool et solidaire. Pour s’informer sur la vie des squats, il existe aussi plusieurs sites : Squat.net ; Radar.squat.net ; Planet.squat.net
C’est pas couchsurfing ni airbnb, mais quand on est libertaire et qu’on « a un contact », c’est un bon moyen d’arriver dans une nouvelle ville et d’y rencontrer les personnes avec qui l’on a des affinités politiques. Dans un certain nombre de squats, dont certains font office de centres sociaux autogérés, vivent également des personnes sans papiers ou sans logement (oui, les libertaires vivent avec des pauvres, pour répondre à l’insupportable répartie du réac-de-la-rue : « vous n’avez qu’à les prendre chez vous ! ». Et il·elle·s s’organisent avec eux·elles, en plus de juste leur prêter un matelas). On peut appeler ça la solidarité si l’on veut. D’ailleurs, les pauvres en question peuvent être libertaires et les libertaires peuvent être pauvres, c’est pas incompatible.
Depuis ces espaces de vie collective, les groupes libertaires se réapproprient la mécanique, les travaux, l’électricité, la plomberie, la couture, la menuiserie, l’informatique, la médecine, dans la perspective de s’autonomiser face aux « spécialistes », qui souvent se font de la thune sur notre dos, sous prétexte que dans cette société on ne sait souvent pas quoi faire de ses dix doigts et l’on est souvent coincé·e·s dans des rapports de dépendance. Il y a même moyen de passer son permis de façon autogérée…
Et comme on continue de vivre en système capitaliste, il faut bien que les libertaires bossent pour ne pas mourir la gueule ouverte, alors il·elle·s ont créé plusieurs associations et syndicats pour défendre les droits et libertés des travailleur·euse·s, tels que la Confédération générale du travail (CGT) en 1895 (avant qu’elle ne soit reprise par les communistes autoritaires dans les années 1920), l’Industrial Workers of the World (IWW) à Chicago en 1905, l’Association internationale des travailleurs (AIT) à Berlin en 1922, la Confédération nationale du travail (CNT) à Barcelone en 1910, puis sa version française à Paris en 1946. Le syndicalisme révolutionnaire, même s’il fait aujourd’hui bien pâle figure, est essentiel pour faire front face aux patron·ne·s et ne pas négocier des miettes comme le font d’autres « partenaires sociaux ».
Précisons par ailleurs qu’il est très rare que les libertaires, individuellement, bossent directement pour les banques, l’immobilier, la vente automobile, les forces de l’ordre, la justice et ses huissiers, le commerce international, l’industrie de l’armement ou encore l’exploitation des ressources minières. C’est une question d’éthique. A contrario, on retrouve pas mal de libertaires employé·e·s dans les secteurs du social, de la santé, de l’éducation, de la culture, sans compter les milliers de boulots précaires et flexibles qui n’impliquent pas de détenir un pouvoir sur les autres. On ne peut rien généraliser, mais la tendance lourde dit quelque chose des aspirations des milieux libertaires à œuvrer pour un monde de solidarité et de partage, y compris sous la contrainte du salariat. Alors c’est vrai, les libertaires sont des fainéant·e·s, mais pas plus que tou·te·s les autres (CQFD). C’est donc plutôt aux rentiers de la bourgeoisie qu’il faudrait dire « va travailler ! ».
Et puisqu’on parle de solidarité matérielle, rappelons que le principe du mutuellisme, volé et déformé par le capitalisme par la suite pour donner le mutualisme, fut l’invention de libertaires comme Proudhon, mise en place à large échelle par les caisses de secours mutuel à partir de 1848. Jusqu’à aujourd’hui, des centaines de collectifs libertaires fonctionnent sur le principe équitable du mutuellisme, y compris pour se solidariser face aux taxes et amendes, comme pour les « mutuelles de fraudeurs ».
Par ailleurs, les libertaires s’alimentent comme tout être humain et mettent sur pieds un peu partout des cantines autogérées, qui pensent le ravitaillement des réseaux de lutte et la convivialité dans les quartiers : Nourrir la grève (Rennes), Cantine des Pyrénées (Paris), Cantine Graine Pop (Montreuil), La Pagaille (Ivry), Graille Cantine (Grenoble), Carroterie du Canton et Couteau entre les dents (Dijon), Ravitaillement alimentaire autonome réseaux d’entraide (Angers), etc. Sans compter le réseau international « Food not bombs » et d’autres cantines qui se déplacent régulièrement depuis d’autres pays lors d’événements politiques, comme Le Sabot ou Kokerellen…
Dans le cadre de ces cantines, mais aussi dans leur vie de tous les jours, les libertaires n’ont pas attendu les injonctions des acteurs du greenwashing pour lutter contre le gaspillage : la pratique de la récup est très répandue dans les milieux libertaires depuis des décennies, au point qu’il existe même un courant « freegan » qui revendique le fait de ne s’alimenter que de façon gratuite, en récupérant les invendus et les déchets encore comestibles de la grande distribution. En termes d’antispécisme, les grands rendez-vous libertaires respectent en général le principe de ne pas préparer de la viande, une grande partie des libertaires ayant choisi d’être véganes, même si ce n’est pas unanime. En tout cas, les repas distribués par les cantines sont végétaliens par défaut.
Dans le domaine de la santé, l’autonomie des soins est une préoccupation centrale dans les espaces d’organisation et de vie libertaires, tant la médecine est réservée aux riches et dominée par l’industrie pharmaceutique. On s’y interroge beaucoup sur la psychiatrie, sur les drogues, la contraception, le bien-être, la place du corps… Et malgré ce qui est dit dans la presse depuis trois ans, cela fait des décennies que les libertaires ont adopté la pratique des « street medics » consistant à prendre en charge le secours aux blessé·e·s durant les manifestations. Les secouristes bénévoles qui inondent les manifestations depuis la révolte des Gilets jaunes n’ont rien inventé, ne faisant que reproduire pour beaucoup les schémas institutionnels de la sécurité civile, sans prendre en considération la dimension politique et révolutionnaire de la pratique des street medics.
Touché·e·s de près par la répression, les libertaires constituent également, depuis belle lurette, des collectifs de soutien et d’autodéfense juridique, ainsi que des caisses de solidarité pour subvenir aux frais de justice des personnes poursuivies, qu’on retrouve aussi dans un certain nombre de villes et de lieux : Lille, Paris, Rennes, Caen, Rouen, Nantes, Le Mans, Lyon, Grenoble, Toulouse, Saint-Étienne, Marseille, Dijon, Bure, Bayonne, Calais…
Au-delà, de nombreux collectifs s’emploient à soutenir les prisonnier·ère·s, comme l’Anarchist Black Cross (réseau international qui existe depuis 1905), l’Envolée ou Kalimero.
Et ce qui est notable, c’est qu’a contrario du capitalisme, qui se propose d’exaucer l’individualisme de chacun·e, et des fascistes, qui n’ont rien à offrir et sont juste laid·e·s et mesquin·e·s comme des hyènes, les libertaires préfèrent au repli sur soi identitaire et à l’égoïsme la solidarité internationale, ce qui les amène régulièrement à mener des actions directes ou symboliques en solidarité avec des personnes qui luttent pour leur liberté à l’autre bout du monde.
Alors oui, évidemment, on peut dire que tout ça ne sent pas trop le « respect de la loi », mais au regard de la décrépitude du monde et du néant moral proposé par le système capitaliste, enfreindre un certain nombre de lois iniques pour vivre libre et se donner les moyens de combattre le totalitarisme partout où il nous empêche de vivre, c’est que tchi ! La révolution ne se fait pas dans les salons.
Et à ceux·elles· qui pensent que l’absence d’autorité c’est le chaos et le consensus c’est l’immobilisme, merci de comparer objectivement les expérimentations anarchistes avec les modes de gouvernance du système capitaliste. Nos modes d’organisation ont survécu suffisamment longtemps au désastre capitaliste et à sa violence, y compris dans la répression à notre égard, qu’il serait peut-être temps de se dire que ça ne coûte rien d’essayer de les reproduire partout. Le système capitaliste quant à lui, a bien démontré à quel point il n’était pas viable. Et s’il n’a pas encore implosé, ce n’est désormais qu’une question d’années, puisqu’il a commencé à épuiser toutes les ressources que le globe terrestre pouvait bien nous offrir. #JeVendsLAirQueJeRespire
On l’admet malgré tout, il n’est pas rare que les libertaires détestent la police, cassent des vitrines et brûlent les infrastructures qui les oppressent, mais avouez que cette « violence » apparaît tout à coup bien relative. Leur rage est à la hauteur de leur sincérité et de leurs soucis quotidiens de vivre dans une société meilleure. On ne peut juger une personne sur l’acte qu’elle pose à un moment t et sans le mettre en perspective avec tout ce qu’elle vit et fait le reste de sa vie.
Qu’on se le dise, donc, les milieux libertaires ne ressemblent en rien à la caricature qui en est faite. Le modèle de société qui nous est imposé, ainsi que le fascisme qu’il entretient, n’ont rien d’autre à offrir que l’austérité et l’individualisme, l’autoritarisme et la violence, la haine de l’autre et une morale patriarcale étouffante et misogyne. Il est tout bonnement mortifère.
Ah, juste encore une chose : on ne peut pas être nationaliste et libertaire, n’essayez même pas ;)
Vivre sans État et sans nations, ce n’est pas juste une lubie, c’est un besoin vital. Alors là tout de suite, il faut commencer par s’organiser dans son quartier, puis dans sa commune. Et quand on aura réussi à libérer quelques communes de l’autoritarisme et de la connerie capitaliste, alors peut-être on pourra les fédérer les unes aux autres pour créer un ensemble cohérent qu’on pourra appeler comme on veut : confédéralisme démocratique, municipalisme anarchiste, communalisme libertaire…
À l’heure où les peuples du monde entier se révoltent les uns après les autres, on ne va pas aller par quatre chemins : il est plus que temps d’arrêter de voter et de devenir anarchiste. On vous attend. Bises.