« Individu dangereux » : ce qu’un passage à l’aéroport apprend sur le fichage des militants

Quand un militant anarchiste passe devant la police de l’air et des frontières, c’est l’occasion de découvrir comment il est fiché. Petit récit de voyage d’une personne « fichée S ».

A bientôt 30 ans j’ai enfin cédé à l’injonction du voyage : j’ai pris l’avion pour la première fois de ma vie. C’est vrai que j’avais mis du temps, tant par convictions écologistes, par manque d’envie de voyager, que par attachement au plancher des vaches. Direction le Maroc pour une pure ballade touristique. Je me retrouve donc à l’aéroport de Beauvais devant le box de la Police de l’air et des frontières. Bon j’appréhendais un petit peu déjà. Il faut dire que je suis au courant depuis quelques années que je suis « fiché S » comme on dit. Pour mon appartenance au mouvement anarchiste. J’avais déjà publié un article sur Paris luttes info il y a 3 ans à ce sujet qui vous permettra de connaître les raisons de ce fichage et de savoir comment je m’en étais aperçu. Pour rappel j’avais découvert ma fiche S en 2010, soit à 21 ans, date de ma dernière garde à vue. Entre temps j’ai du être contrôlé 2 fois en manif. La dernière fois devant dater de 2014.

« Je fais bugger la matrice »

Donc me voila devant la PAF. Je leur file mon passeport, ils me le rendent. Pas de soucis. Je passe sur le coté de la petite cage en verre dans laquelle les flics sont confinés. Derrière, les autres voyageurs continuent à passer. Et là la personne avec qui je prend l’avion me dit :

— Tiens c’est bizarre, y’a encore ta tête sur l’ordi du flic

Je me retourne et je vois en effet mon visage. Une photo assez récente : celle de mon passeport tout neuf (il a un mois). Accolé à mon nom, en gros et en rouge, une signalétique anxiogène : « Individu dangereux ». Juste à côté, une indication pour le flic : « Ne pas attirer l’attention ».

Tous les codes sont là : je suis bien conforme aux caractéristiques de la fiche S.

L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais c’est sans compter sur la fierté minable du flic qui suivait mon dossier. Celui-ci sort de sa cage en verre et vient me voir. La suite est surréaliste. Il se met à me parler devant tout le monde. J’essaie de retranscrire la conversation mot pour mot :


— Bonjour monsieur. Bon alors on a une petite fiche ?

— Oui je suis au courant...

— Mouvance anarcho je sais pas quoi… (prononcé anarsho) Vous avez des problèmes avec nous non ? Vous nous aimez pas trop ?

— Euh j’ai été condamné par la justice en 2011 oui. Mais sinon rien depuis.

— Vous êtes sûr ?

— Bah oui.

— Mouais… En tout cas vous avez une fiche hein. Bon ceci dit, on va pas vous empêcher de partir pour ça hein (avec un air de flic sympa, comme si il avait le pouvoir de m’empêcher de partir…). Et puis bon, c’est pas vous les plus dangereux hein vous le savez comme moi ! (autrement dit, on vous fiche gratos)

— Et puis-je savoir comment je pourrais la perdre cette fiche ?

— Ah faut faire des démarches hein ! Mais vous vu votre dossier ça va pas passer. Allez bon voyage !

On peut donc noter plusieurs choses déjà :

  • le flic n’a pas respecté les consignes, fier de montrer que l’État est tout puissant, il s’est laissé aller à me refiler des informations qui me permettent de faire cet article. Et il y a pris du plaisir. Comme quoi la connerie congénitale de la maréchaussée et la confiance en soi des fonctionnaires de police pose vraiment des problèmes à la bureaucratie.
  • Ma fiche a l’air bien à jour. J’ai pu voir cette photo dernier cri. Mais si on lit entre les lignes, le flic a été suffisamment insistant sur mes activités présentes pour imaginer que ma fiche est un peu informée. Probablement mes présences en manif, mais on peut aussi imaginer mes conversations téléphoniques, mes contacts avec des membres de « la mouvance anarcho-autonome ». [1]
    Brazil, film de Terry Gilliam, 1985

    Après une semaine de répit au Maroc (quoi qu’il y ait encore plus de flics qu’en France), des tajines à profusions et de jolis paysages, je me retrouve de retour à l’aéroport de Beauvais devant cette même PAF. Autre flic mêmes emmerdements.

Le flic passe mon passeport. Rictus en regardant l’écran qui indique ma fiche. Visiblement il ne sait pas comment faire. Il appelle un technicien à grand renfort de « mais qu’est ce que c’est que cette merde bordel de merde putain ! » (amis poètes…). Après trois coups de téléphone il sort de sa cage pendant 5 minutes. Il revient et me fait patienter sur le côté pendant que je vois la moité des gens de mon vol passer devant moi. Un daron rebeu du style qui en a vu d’autres passe devant moi et me dit :
— Ca va mon frère t’as un souci avec eux ? Un problème de passeport ? Ils te connaissent bien ?
— Ouais je fais bugger la matrice.
— Ah bah bon courage cousin !
Ça a le mérite de me faire sourire et de me dire qu’un certain nombre de gens captent ce qui se passe.

Au final je passerai dernier de l’avion. Tout seul face à la PAF. J’ai eu franchement peur de me taper une fouille à minuit à Beauvais mais le flic m’a juste regardé droit dans les yeux avec un sourire en coin en me tendant mon passeport. Sa virilité en est sans doute sortie grandie.

Les raisons d’un fichage

Je dois avouer ne pas avoir trop apprécié cet exercice de fichage. Il est certes gratifiant qu’un ennemi tel que l’État considère les révolutionnaires comme des individus dangereux. Peut-être nous voit-il comme des ennemis dignes d’intérêt. Mais néanmoins, d’un point de vue strictement individuel, ce fichage est très pesant à plus d’un titre. Il conditionne déjà des contrôles policiers plus tendus. À l’heure où les flics ont la gâchette facile, où la paranoïa est à l’oeuvre dans toutes les strates de l’appareil d’État, ce n’est pas une bonne nouvelle pour moi d’être mis sur le même plan que le dernier des djihadistes au moment d’un contrôle de police.
Le deuxième point qui m’inquiète, c’est bien sûr la question du changement de régime. Nous sommes dans une période compliquée où l’extrême-droite est à l’offensive partout en Europe. La France ne fait pas exception. Or, il est clair que si un régime plus réactionnaire (qu’il vienne directement d’un changement de gouvernement ou d’un durcissement du régime actuel) venait à s’implanter, je serai parmi les premiers à vivre dans la peur de l’arrestation. Je pense même avant les djihadistes, qui sont bien utiles pour les forces réactionnaires.
Et, même si je le savais déjà, j’ai eu confirmation que des gens que je ne connais pas, eux, me connaissent et sont payés à voir ma tronche dans divers endroits. Et ça c’est quand même particulièrement désagréable.

Mais ce qui me rend le plus perplexe, c’est surtout les raisons du fichage. Ceux qui me connaissent et me fréquentent savent qui je suis : un militant public, qui assume des positions publiques. Mes pratiques politiques ont été diverses ces dernières années mais toujours dans des cadres très formels et sans grand secret. Les actions de sabotage, même si je les soutiens (et soutiens évidemment toutes les personnes inquiétées par la justice à ce niveau-là [2]), ça a jamais été mon truc. De même que la participation active à l’action directe en manifestation. Et ça, les flics le savent.
Alors même si je suis pas dans la tête d’un flic (et j’ai pas trop envie d’y être) je peux formuler plusieurs hypothèses :

  • La première c’est qu’ils s’en foutent de tout ça. Ils s’en foutent que je sois véritablement susceptible de créer un groupe armé ou pas. Ce qu’ils veulent c’est un quota de fiches. Ce qu’ils veulent c’est garder sous la main un maximum de personnes du mouvement anarchiste pour pouvoir effectuer une rafle ou des intimidations en temps voulu. J’avais d’ailleurs sur cette base là été convoqué en 2015 au lendemain des attentats du 13 novembre dans le cadre d’une très belle manifestation non déclarée. Dans son cerveau malade, l’État ne fait pas de distingo. Si ce n’est toi c’est donc ton frère. Et on sait que taper très fort sur une personne pèse sur tout un mouvement.
  • Autre hypothèse, les flics m’ont mis le grappin dessus justement parce que je suis un militant public. Justement parce que je suis une personne qui connaît beaucoup de monde, qui est à cheval à la fois sur le mouvement libertaire classique et sur l’autonomie, justement parce que j’ouvre ma gueule en AG. Pour foutre la trouille à ceux qui sont à l’aise, qui assument leurs positions politiques. Ceux qui sont sans cagoules et qui applaudissent les cagoulés en tête de cortège.
  • Enfin, dernière hypothèse : l’État est feignant. Il a eu une fiche il y a 10 ans. Il s’y accroche. Je suis juste dans le sale œil du bureaucrate zélé qui est incapable de contextualiser quoique ce soit et qui m’a vu à 20 ans comme un danger pour la société. Pour lui je le serai toujours, même si je devais un jour rentrer dans le rang… Être dans l’engrenage n’a pas forcément de rationalité. On l’a vu durant la COP 21 ou plus récemment avec la mise en examen et l’extradition de Loic Citation. Alors à quoi bon rentrer dans le rang ?

Ne rien renier

Une demande de retrait de fiche S est une procédure administrative. On peut en avoir un aperçu ici dans le cas du journaliste Gaspard Glanz. Cette demande de retrait est néanmoins soumise à enquète. Une enquète sur tes pratiques politique (j’en ai encore) et tes contacts avec la "mouvance" (j’en ai encore).
Alors je pourrai évidement demander de retirer cette fiche de mon dossier. Il serait nécessaire pour cela de passer par plusieurs phases de reniement. Renier tous mes engagements, renier toutes ces journées passées à travailler sur un rapport de force, renier toutes ces soirées et tout ce qui me tenait. Renier aussi toutes les amitiés que je me suis faites lors de ces années de luttes, toutes ces solidarités qui désormais composent ma vie. Tous ces reniements, je ne les ferai évidemment pas. Je préfère être fiché toute ma vie.

J’en appelle à tous mes camarades à témoigner le plus publiquement possible sur les procédures de fichage de l’État qu’ils subissent afin de dévoiler ces sales pratiques.

Manou.
Anarchiste, mais gentil malgré tout (pour toi monsieur de la PAF)

Notes

[1Légalement, la fiche S doit être renouvelée tous les ans, « Elle peut être renouvelée si la poursuite de la surveillance paraît nécessaire. » selon le site gouvernemental Stop-Djihadisme.

[2En avril 2018, suite à une enquête délirante, deux personnes se font arrêter dans le cadre d’une enquête sur des sabotages contre des biens appartenant à la police nationale. Les deux personnes sont sorties de prison.

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