Gail Pheterson a rassemblé « A vindication in the rights of whores » (une revendication des droits des putes), indisponible en français, qui compile beaucoup de textes de travailleuses du sexe en lutte. Elle a surtout écrit Le Prisme de la prostitution (édité à l’Harmattan) qui devrait aussi faire partie des lectures obligatoires mais est pourtant resté trop inaperçu. Dans ce livre, Pheterson pense l’identité et la place des femmes à partir de la prostitution : son regard part de là, des prostituées (d’où le titre).
De fait, bien que la prostitution soit le sujet central de livre, et bien que la perspective théorique soit fonction de la réalité sociale des femmes qu’on appelle des prostituées, la problématique envisagée n’est ni le commerce du sexe ni l’oppression d’une catégorie de femmes, mais les concepts même de « prostitution » et de « prostituée ». Je soutiendrai que ces concepts sont des instruments sexistes de contrôle social, inscrits de façon rigide et envahissante dans les pratiques légales discriminatoires, les biais de la recherche scientifique, les défenses psychiques, les préjugés et au niveau le plus fondamental, dans les rapports entre les sexes.
Extrait du Prisme de la prostitution, p.11.
Le stigmate de putain : déshonneur féminin et indignité masculine
Elle montre que si le mépris, les condamnations sociales et symboliques (et les condamnations pénales) contre les travailleuses du sexe servent à attaquer toutes celles qui exercent ce travail, cela vise surtout à produire et installer l’image de ce que doivent être les « bonnes » femmes. La chasse aux putes sert en ce sens avant tout à produire une belle figure de la femme qui n’existe qu’en se distinguant des prostituées.
La norme sociale ce n’est pas l’énoncé explicite des bonnes conduites à adopter mais l’installation d’une façon de se définir par rapport aux conduites qu’il s’agit d’exclure et de refuser. À travers la figure de la pute, dans les insultes les plus courantes, c’est la femme indépendante, ni mariée ni en couple et qui fait ce qu’elle veut, qui est attaquée :
Le stigmate de putain, bien que visant explicitement les femmes prostituées, contrôle implicitement toutes les femmes. Alors qu’une prostituée incarne par définition le stigmate de putain et est donc coupable, les autres femmes sont soupçonnées (« Où étais-tu ? ») et accusées (« Espèce de pute ! ») –. Ce qu’implique l’accusation de putain est le crime d’impudicité. (...)
Le stigmate de putain est un instrument tout prêt d’attaque sexiste contre les femmes jugées trop autonomes, qu’il s’agisse de se défendre ou simplement de s’exprimer : telles les femmes qui s’élèvent ouvertement contre les hommes qui les maltraitent, les lesbiennes visibles, les femmes qui manifestent pour le droit à l’avortement, les résistantes aux régimes de dictature, les prostituées de rues, les femmes non ou mal voilées, ou mêmes les femmes dont la poitrine ou les pieds sont jugés trop grands ; ce stigmate convient aussi pour tenir en suspicion les veuves, les femmes battues, les mères célibataires, les femmes qui voyagent - ou rentrent chez elles - seules, les femmes riches indépendantes, (...) Le stigmate de putain peut être utilisé contre n’importe quel individue (ou groupe de femmes) qui suit ou bien conteste le modèle du bon droit des hommes (quoiqu’elle fasse, elle est condamnable).
Extrait du Prisme de la prostitution, p.17.
Le stigmate de putain est impitoyable contre celle qui dispose de son corps comme elle le souhaite. Difficile d’ignorer, par exemple, ce léger mépris qui traîne sur toute fille qui drague ouvertement et prend les devants, aussitôt taxée de "fille facile", ou encore la division (qui a la vie longue) entre la gloire d’un homme qui, tel un Don Juan, multiplie les conquêtes, et les insultes destinées à toute femme qui s’y essaierait.
C’est la répartition des rôles et, par là, des places et des désirs en fonction du genre qu’attaque Pheterson par le prisme de la prostitution. Elle montre le contrôle des comportements que ce stigmate exerce. Le mépris des putes sert à dire aux femmes : vous pouvez être libres, avoir une sexualité libérée ou tout ce que vous voulez, mais vous devez garder une sexualité contrôlable, désirer les hommes, rester bonnes à marier et pour cela toujours respectables. Les hommes, par contre, gardent droit à tout.
C’est une part massive de l’érotisme masculin qui s’appuie sur cet imaginaire de la femme respectable et de la pute. Dans certains classiques de la littérature française, on peut trouver nombre d’histoires où le narrateur s’évertue à séduire une jeune fille prude, honnête et sincère qui se refuse à lui. Il la décrit jeune fille parfaite, en fleurs, rêveuse et noble, et toute sa jouissance masculine consiste à la faire céder, à parvenir à lui faire lâcher sa retenue et ses barrières.
Quand il y parvient, il jouit de sa victoire, de la maîtrise nouvellement acquise qu’il a sur la jeune fille, et de la voir quitter la morale et ses robes pour être à sa merci et s’offrir à lui implorante. Dans la plupart des histoires alors, le narrateur victorieux change souvent d’avis et ne veux plus l’épouser, il se met à la mépriser d’être aussi faible ou si bassement sexuelle...
Autre cas classique, celui du bon mari qui veut une femme fidèle avec laquelle avoir des relations sexuelles cordiales (selon son bon vouloir à lui) et qui prend une maitresse avec qui assouvir ses fantasmes sexuels mais qu’il ne saurait épouser puisque ces activités sexuelles sont dégradantes et qu’il méprise tout autant qu’il désire sa maitresse. L’érotisme masculin fait de la relation amoureuse un rapport de pouvoir où la jouissance s’obtient par la maîtrise que l’on acquiert sur l’autre.
De fait, le désir masculin (toujours un peu pervers) compose avec un certain mépris pour la femme : il désire celles qu’il n’a pas sous sa coupe, et les méprise en même temps pour les raisons qui attisent son désir : l’indépendance, le cran, etc. Pour autant, son orgueil ne peut supporter que sa femme soit prise pour une traînée, une pute, une salope. Une fois la femme acquise et soumise au régime de respectabilité, elle participe du prestige et de l’honneur de l’homme, mais en contrepartie le désir qu’il avait pour elle s’en trouve diminué. Tout se passe comme si l’érotisme masculin était intrinsèquement lié à la jouissance de dégrader l’objet de son désir. Le tout mélangé de formes de culpabilité et de mépris, qui rejouent tous les vieux modèles oedipien et les dichotomies mère/pute.
Tant dans les films [1] que dans les représentations courantes, il est souvent plus acceptable que l’homme trompe sa femme que l’inverse. C’est comme si les femmes n’étaient pas supposées désirer le sexe pour le sexe. Il est implicitement admis qu’elles « s’offrent » par amour (dans l’espoir d’une relation amoureuse stable, en échange d’une forme d’engagement de la part de l’homme), ce sur quoi repose tout le chantage sexuel qui s’effectue à l’intérieur des relations conjugales. Aucune femme ne peut par exemple prétendre à une sexualité comparable à celles des hommes qui peuvent coucher avec de nombreuses femmes, avoir des relations sexuelles pour leur plaisir sans être responsables ou tenu de quoi que ce soit.
C’est toute cette division et partition des pouvoirs et des puissances que montre Pheterson, et par le prisme de la prostitution que « le sens et les conséquences de la transgression des codes de domination masculine ne sont en rien équivalents à la transgression des codes de soumission féminine ». Il ne s’agit pas ensuite d’espérer que les femmes reprennent les codes érotiques et la sexualité perverse des hommes mais d’exploser l’ensemble et de prêter attention à qui édicte les règles et s’arroge le pouvoir dominant d’énoncer la vérité et de décider des bons ou des mauvais comportements en ne laissant aux autres que le choix de s’y plier ou d’être stigmatisé, voire détruit.
Le contrôle des femmes par bienveillance suspecte
Le travail de Pheterson (que cite et reprend Virgine Despentes dans King Kong Theorie) montre que toutes les lois contre les agressions sexuelles et la prostitution ne font que réduire l’autonomie des femmes. Ces lois se présentent comme une protection bienveillante de l’État en traitant les femmes comme des victimes qu’il s’agit de protéger. Par exemple, en avril 2011, suite à un viol sur un campus universitaire de Toronto, la police déconseille aux femmes de sortir seules le soir et surtout précise explicitement que les femmes devraient éviter de sortir habillées comme des salopes afin d’éviter de potentielles agressions.
Contre les viols, il faudrait que les femmes restent chez elles le soir (ou sortent avec des hommes) et qu’elles s’habillent d’une certaine façon comme si elles étaient en partie responsables des pulsions incontrôlables des hommes et toujours un peu coupables de l’avoir bien cherché... Ces remarques de la police avaient déclenché alors une série de grandes marches de salopes, en anglais « slut walk », des manifs de nuit où pouvait venir qui voulait et surtout habillé-e comme il ou elle le souhaitait (très sexy ou non, "salopes" ou autre chose), comme une contre-attaque à la victimisation et au soupçon (le « vous l’avez bien cherché ») ou encore à la solution du maintien des bonnes mœurs par le « restez tranquille avec vos maris ou copains et habillez-vous mieux » (comme si s’habiller "sexy" autorisait les hommes à tous les droits).
On peut lire actuellement des textes et tribunes autour du débat sur la pénalisation des clients de prostitué-e-s, où les arguments en faveur de la loi sont avant tout d’ordre moral au nom de toutes les victimes des proxénètes et du système prostitutionnel (victimes à qui on ne donne pas non plus vraiment la parole) sans qu’il soit jamais question des batailles des prostituées ou de politique plus que de bonne conscience pour les bonnes âmes qui défendent la pénalisation. Pheterson invite à poser autrement les problèmes en évitant de poser moralement la question du pour ou contre la prostitution :
En contraste avec les droits aux services sociaux ou aux compensations pour cause d’abus, les droits politiques s’attachent, par définition, au statut d’adulte autonome et à la participation active dans la société. La catégorie sociale des « femmes et-enfants » est incompatible avec cette conception car elle implique et fige la dépendance des femmes. Comme nous le verrons, les stratégies qui isolent, exceptionnalisent et essentialisent la maltraitance que les hommes exercent contre les femmes confortent cette dépendance. Cela nous amène aux controverses féministes sur les thèmes de la violence et de la prostitution au cours des dernières décennies. (…)
Dans le cadre des relations légalisées, en particulier le mariage, la violence des hommes contre les femmes, comme je le démontre dans le premier essai, est attribuée à la pathologie masculine, tandis que la souffrance des femmes est attribuée à l’expérience traumatique (certes réelle) plutôt qu’à l’oppression politique. (…)
Les hommes et les femmes qui vendent des services sexuels n’enfreignent pas les mêmes injonctions. Le crime des hommes est (homo-)sexuel et travesti de genre, ce qui implique le renoncement à leur droit sexuel d’homme sur les femmes ; le crime des femmes est d’ordre économique, ce qui dénote la négociation explicite d’un tarif à payer pour un service sexuel. Puisque les clients de l’industrie du sexe sont – en grande majorité – des hommes, les prostitués, eux-mêmes des hommes, sont dans la transgression des lois anti-homosexualité dans de nombreux pays (lois anti-sodomie) et dans la transgression des normes hétérosexistes partout dans le monde.
Les travailleuses du sexe en raison de leur sexe sont, au contraire, en conformité avec l’obligation pour les femmes de servir les hommes sexuellement ; leur crime n’est donc pas sexuel (puisque les femmes ne sont pas considérées comme des agents sexuels à part entière), mais relève plutôt de l’initiative économique (lois anti-sollicitation). La meilleure défense des femmes [2] contre le crime consistant à fixer les conditions financières et comportementales pour des services sexuels est la victimisation : « Non, je n’ai pas demandé de l’argent pour moi-même, j’ai été contrainte et dupée –passive et vulnérable– et par conséquent, je ne suis pas en faute ». Le sens et les conséquences de la transgression des codes de domination masculine ne sont en rien équivalents à la transgression des codes de soumission féminine. »
Pheterson déplace les manières de poser les questions et leurs réponses autour de la prostitution et des législations morales et légales qui en encadrent les formes. Pour ne pas discuter de ses textes, certaines critiques la réduisent vite à une apologue de la prostitution alors que ce n’est jamais son propos. Ses textes invitent à défaire les partitions du respectable et de l’indécent et attaquent ainsi les manières dont les normes et leurs stigmates déterminent les comportements. La putain a le dos large et sert en silence à une détermination par les hommes du comportement des femmes dans la rue autant que dans des espaces plus « personnels ».
bleutomate