De quoi hier sera fait

Extrait de la première partie de la pièce « De quoi hier sera fait » , de Barbara Métais-Chastannier, mise en scène par Marie Lamachère (Cie Interstices) créée le 15 janvier 2020 au Centre dramatique de Montpellier.

En 2050, d’après les pronostics, deux tiers de la population mondiale habiteront les villes. Dans un contexte de crise écologique et d’aggravation des inégalités, l’avenir des mégalopoles et autres centres urbains se réduit-il à la certitude du pire ? Construite comme une fiction d’anticipation, la pièce suit le trajet de sept personnages, autant de vies possibles, envoyées dans l’avenir comme pour le sonder et nous tendre en miroir l’image, inédite, de futurs qui s’inventeraient ailleurs que dans la catastrophe.

compagnie interstices

Sacha : Et tout ça, ça a commencé parce que (…) j’avais essayé de lui expliquer le projet de friche culturelle qu’on voulait ouvrir sur le canal, parce qu’avec les copains ont essayé de faire en sorte que le développement de la Seine-Saint-Denis ce soit pas que Kiabi, Macdo ou Carrefour Market et que ça nous semblait plutôt un chouette objectif de sensibiliser au jardinage, au recyclage et à la production locale, vu le contexte de la crise écologique, et que ça nous semblait pas qu’un truc de gros dominants de proposer des ateliers d’initiation aux semis, d’essayer de défendre la mixité des usages contre les banlieues dortoir, mais j’avais même pas eu le temps de développer ce que je pensais qu’iel avait explosé de rire en me disant Mais mec tu as bien vu ce qui c’est passé à Pantin depuis dix ans non ? T’as vu comme moi comment la culture populaire, l’ambiance indus, les graffitis et la culture populaire ça a servi à lessiver la ville des pauvres, ça à servi à faire monter les loyers et à nettoyer le canal, alors oui ils sont sympas vos barbecues, vos concerts de musique indé, vos ateliers d’artistes, vos fêtes guinguettes sur les anciens parkings d’usines, vos bars électro sur terrain vague, mais vos cités fertiles, elles fertilisent principalement l’exclusion des classes populaires, elles font pousser du bio-c’est-bon avec du l’upcycling et une esthétique DIY, et le pire c’est que vous êtes en short rose et jaune à petits pois, avec vos armées de marmottes blondes, vos pacs à l’eau et vos espadrilles, que vous jouez au Molkky et que vous aussi vous voulez changer la vie, changer la ville pour aller vers du plus vert, du plus citoyen, du plus vivant et du plus beau, c’est difficile à vous faire comprendre pourquoi on peut être en colère contre vous, et pourquoi on peut vous en vouloir, et pourquoi on parle de violence, parce que tu en vois même pas que tout ça participe à la grande mascarade de la récupération marchande de l’imaginaire politique et à un vaste tournant antisocial de l’écologie qui n’est intéressante que quand elle touche les riches, alors oui Sacha, oui tu es sensible aux droits de l’homme aux droits de la femme aux droits des animaux des arbres des papillons mais tu joues classe contre classe sans même t’en rendre compte. C’est à ce moment-là que je me suis planté au milieu de la pièce avec un air très entre-deux-guerres-genre Mélenchon de salon- et je lui ai dit Mais la question Camille, la question c’est aussi dans quelle société on veut vivre, alors moi je te la pose cette question : Est ce que tu veux vivre dans un monde de ghettos ? Et est-ce que le bobo est la pire espèce sur laquelle taper ? Si tu regardes bien dans certains arrondissements de Paris on est déjà sur des minis villes privés, des espèces d’enclaves pour riches, des nids de fortunes supra privilégiés protégés par des milices et moi ça, ça me pose problème, et ça c’est beaucoup plus ghetto que n’importe quel autre quartier, et c’est beaucoup plus violent que la permaculture qui s’invite à Bondy, parce qu’au moins la permaculture ou la friche ça cherche à produire du divers, de la rencontre, et moi, personnellement, j’ai pas envie de vivre dans une société parcellisée ou segmentée, avec les riches d’un côté, les pauvres de l’autre, les classes moyennes le cul entre deux rues, moi j’ai pas envie de vivre dans un monde avec les Blancs d’un côté, les Noirs, les Arabes, les Asiatiques de l’autre, j’ai pas envie de voir d’un côté les cathos, d’un côté les juifs, d’un côté les musulmans, d’un côté les bouddhistes, les indous, les athées, les agnostiques et d’un autre tous ceux qu’on sait pas où ranger, moi j’aimerais bien que tout le monde puisse vivre partout, qu’on puisse vivre ensemble, je me dis qu’il faut bien inventer et qu’avec mes moyens, je crois que c’est ce que j’essaie de faire, alors je veux bien être un gros connard de privilégié parce que je propose de l’agriculture urbaine et de l’écodéveloppement mais je pense pas non plus être le plus grand suppôt du cis-hétéropatriarcat, non ? Iel ne m’a même pas laissé finir et iel a relancé aussitôt Sacha pardon mais j’en ai ras la casquette de t’entendre dire que tu es pour la mixité sociale, que tu veux que tout le monde puisse vivre ici, habiter ici, que tu regardes pas qui est pauvre et qui ne l’est pas à l’entrée de tes ateliers permaculture, c’est très beau tout ça, mais dans les faits, quand tu dis que tu veux de la mixité sociale, ce qui se passe c’est quoi ? C’est un mouvement de gentrification qui fait monter les prix, je trouve ça très bien que tu t’investisses dans ta commune, que tu milites pour l’ouverture de tiers-lieux, que tu cherches à créer des espaces alternatifs pour faire changer l’image du quartier, mais je crois pas que le problème de Bobigny ce soit l’effet ghetto, je crois pas que les pauvres aient besoin des riches ou de la classe moyenne pour vivre mieux, je crois pas que du CSP+ qui habite ton pallier ça te fait illico voir la vie en rose ce rose qu’on nous propose, le problème c’est pas ton voisin pauvre comme toi, ton problème c’est l’ascenseur qui marche pas alors que t’habites au dix-huitième étage, ton problème c’est les rats qui courent dans les ruelles et qui sont gros comme des chats, ton problème c’est les incendies dans les apparts parce que c’est pas rénové depuis Babel, ton problème c’est le bus qui s’arrête à 20 heures et qui passe seulement toutes les quarante minutes et surtout pas le dimanche ou les jours fériés, ton problème c’est l’absence de taf, ton problème c’est les flics qui stationnent dans le quartier et qui jouent aux cowboys en toute impunité, ton problème c’est que t’as pas de papiers, pas de logement, pas de résidence, ton problème c’est les médias qui disent qu’ici ce n’est pas bon pas vivable pas désirable, donc le problème du pauvre c’est la pauvreté, mais toi, et le pire c’est que tu t’en rends même pas compte, toi tu luttes contre les pauvres, et même ton mode de vie il participe à un sentiment de dépossession des classes populaires dans leur propre quartier, franchement quand je vois ton pote Aurélien se promener avec son manteau Agnès B à 500 euros dans une ville où le revenu moyen est d’à peine trois fois ça, oui c’est une violence, une violence symbolique monstrueuse, Mais qu’est-ce que je peux faire alors Camille ? J’ai répondu C’est quoi ne pas participer à ça ? M’habiller avec un survet’ acheté à Guerrisol ? Iel a tout de suite répliqué Tu te fous de ma gueule Sacha ? Tu t’entends parler, j’ai honte, j’ai vraiment honte de toi, on va mettre ça sur le coup du pétard, pour se dire qu’on en reparlera ou juste qu’on oubliera mais moi là je suis usé de faire de la pédagogie avec toi, je suis usé de faire de la pédagogie avec à peu près tout le monde en fait, la pédagogie je pense que ça doit être le rôle des alliés, donc de toi en fait, ça devrait être ton rôle, sur pleins de sujets, parce que justement tu es moins directement violenté, donc ton travail à toi ça devrait principalement d’abord, te renseigner, comprendre, chercher à te remettre en question, toi, comme un grand, parce que les minorités elles en ont marre de devoir rendre des comptes, d’expliquer, d’accompagner, on peut pas être fort tous les jours, et moi là j’ai vraiment besoin qu’on se donne des forces, qu’on se donne de la douceur et qu’on y aille ensemble mais vraiment ensemble, en sachant respecter les places des premiers concernés et les places des alliés, j’ai besoin qu’on soit plus nombreux à lutter parce que on est tant à crever, j’ai besoin qu’on soit plus à lutter contre les suprématistes de tous poils, et toi là pour l’instant tu m’aides pas du tout, bon. Iel s’est levé, (…) et iel est parti comme ça et j’ai passé une bonne partie de la nuit allongé sur le parquet de son salon à me demander comment faire, je ne savais pas que cette discussion allait faire un coude dans ma vie qu’elle allait m’éjecter de la petite planète où je crevais à petit feu, que ça prendrait du temps, mais que dans les années à venir j’allais trouver comment faire exploser cette petite capsule de confort préfabriqué.

À lire également...