Le 27 juin dernier, la vidéo d’un meurtre policier à l’occasion d’un contrôle routier faisait le tour des réseaux sociaux. On y voyait deux flics abattre le conducteur d’une voiture à l’arrêt à Nanterre. Si l’évènement en lui-même ne sortait malheureusement en rien de l’ordinaire du prolétariat racisé des banlieues françaises, l’existence d’une vidéo exhibant aux yeux de tou·tes la barbarie criante du meurtre d’un adolescent de 17 ans a conféré une spécificité à ce qui n’aurait pu rester qu’un fait divers local – à l’image d’un récent assassinat du même genre à Cherbourg. La large circulation de la vidéo a rapidement provoqué une explosion de colère menant – entre autres – à une vague d’émeutes dès le soir du crime.
Si l’irruption d’émeutes en réaction à un meurtre policier n’a en soi rien d’exceptionnel, celles suivant la mort de Nahel ont toutefois singulièrement marqué l’année 2023 – si ce n’est au-delà. Leur intensité, leur dynamique, leur contenu, mais aussi leur répression ont marqué un moment particulier de la lutte des classes en général. Sitôt les premiers affrontements engagés, l’événement fit définitivement taire les dernières psalmodies du mouvement social et augura une offensivité politique inédite en France depuis les plus glorieux actes des Gilets Jaunes. De ce fait, les émeutes bénéficièrent d’un large soutien, y compris dans les rangs de l’extrême-gauche, alors qu’elles avaient été unanimement réprouvées en 2005, après la mort de Zyed et Bouna. Paradoxalement, la plupart de ce qui a été produit à leur sujet dans nos milieux se résume à d’inaudibles manifestations de solidarité – sous forme de slogans exaltés – à destination des émeutiers. Si elles n’ont duré qu’une poignée de jours, nous pensons que ces émeutes ont constitué un moment important du cycle de lutte actuel dont il s’agit de faire vivre le récit et l’héritage.
Dès le 27 juin, des émeutes éclatent, restant alors circonscrites à certains quartiers de Nanterre, et quelques incendies se propagent, principalement dans le 92, dans quelques quartiers de la région parisienne et dans une poignée d’autres grandes villes. Le lendemain, les émeutes s’étendent à de nombreuses villes partout en France. Le 29 juin a lieu une marche blanche à Nanterre rassemblant aussi bien député·es du PS que militant·es autonomes, au milieu des habitant·es des cités environnantes. Fait pas si anecdotique que ça : la mère de Nahel refuse d’appeler au calme. Attaques de prisons, de transports publics, de CAF, d’écoles, de bibliothèques, de garderies, de commissariats, de bureaux de tabac et de supermarchés seront la normalité des jours qui suivirent, jusqu’aux zones résidentielles réputées “tranquilles”. Des journalistes sont tabassés et leur matériel dérobé avant que le contenu de leur pellicule ne finisse dans les bureaux de la police judiciaire.
Le Sénat a fait les comptes : 2.500 bâtiments touchés, 12.000 voitures brûlées et 782 flics blessés dans 672 communes et 95 des 101 départements. En une seule semaine, ces chiffres dépassent ceux de 2005 qui en a pourtant duré trois, et les émeutes se propagent à une vitesse sans précédent, notamment en ce qui concerne les villes moyennes.
L’État se décide alors à déployer des troupes d’élite (RAID, BRI, GIGN) en supplément des 40.000 flics et gendarmes envoyés réprimer les émeutes. Le préfet de Guyane annonce qu’un fonctionnaire territorial est mort d’une balle perdue prétendument[4] tirée par des émeutiers. Le 30, les émeutes continuent de se diffuser et de s’intensifier, des mairies sont crâmées et un train de fret est attaqué. Le lendemain, à Marseille, le centre-ville est hors de contrôle pendant plusieurs heures et des policiers du RAID assassinent Mohamed Bendriss d’un tir de LBD en pleine poitrine. Son cousin s’était fait éborgner par la même arme “non-létale” la veille[5]. Les émeutes se poursuivent les jours suivants en perdant graduellement de l’ampleur jusqu’au 5 juillet où les violences baissent suffisamment pour que les médias sautent sur l’occasion pour annoncer la séquence terminée. Si quelques échauffourées perdurent, il faut bien reconnaître que les émeutes n’auront tenu que 9 jours, le retour à l’ordre s’avérant aussi rapide que l’a été l’éruption de la révolte. Près de 4.000 personnes sont interpellées, et le tiers d’entre elles seront condamnées à des peines de prison ferme, soit trois fois plus qu’en 2005. Le bilan matériel des émeutes atteint un niveau inédit, les assureurs chiffrant les dégâts à plus d’un milliard d’euros.
Quelques semaines après le mouvement contre la réforme des retraites, les émeutes ont ouvert une brèche dans le cours quotidien de la lutte de classes que les cortèges du mois de mars n’avaient même pas pu entrevoir. Mais si la comparaison rend évidentes les différences qualitatives entre les deux mouvements – et criantes les limites du premier – peu d’analyses ont été produites à propos de ces nuits d’été dont l’intensité n’a pu être contenue que par la brutalité de la répression. Les traces de bitume fondu sous l’incendie de voitures furent les seules cicatrices d’un épisode trop vite rendu à l’histoire. Sans fantasmer un mouvement qui n’a pas enfanté le communisme, il nous semble primordial de rouvrir la discussion à propos de ces émeutes. Nous entendons les considérer pour ce qu’elles sont, ni purement raciales, ni purement prolétariennes : des émeutes de prolétaires racisés – racisés en tant que prolétaires et prolétaires en tant que racisés.