Contre la stratégie du full YOLO. À propos de l’article « Pourquoi Emmaüs ou pourquoi pas Emmaüs ? »

Un premier article publié sur Paris-Luttes.info, intitulé « Pourquoi Emmaüs ou pourquoi pas Emmaüs ? » revenait sur un épisode notable de la manifestation contre la loi Travail du jeudi 26 mai à Paris. Fait rare, des personnes inscrites dans des pratiques de casse ont constitué un cordon devant Emmaüs pour empêcher qu’il ne soit attaqué. Si ce premier texte condamne une attitude « autoritaire », il fait l’impasse sur des questions stratégiques centrales. Une autre analyse :

Tout d’abord, je tenais à saluer l’article « Pourquoi Emmaüs ou pourquoi pas Emmaüs » pour son travail de rappel détaillé de pourquoi Emmaüs est une multinationale qui exploite les travailleur-se-s, une institution caritative qui collabore activement avec la police et qui a besoin des pauvres pour exister. Sincèrement, c’est très bien foutu et salutaire, parce qu’effectivement beaucoup de gens en ont une vision biaisée et idéalisée.

C’est néanmoins dans la conclusion, à mon sens, que se situe l’écueil :

« Nous n’avons pas à protéger cette main-là même si les apparences en font une cible moins lisible qu’un concessionnaire auto ou une banque. Il nous appartient par contre de ne pas participer à sauvegarder ces apparences au nom du politiquement correct ou de la peur de ne pas être compris-es. »

Préconisant donc une non-intervention en cas d’attaque de cibles comme Emmaüs - on pourrait d’ailleurs en imaginer d’autres - la conclusion de cet article balaye d’un revers de main l’intérêt situationnel de cette attitude pour y substituer une stratégie qu’on pourrait nommer « full YOLO » [1], très légère sinon franchement mal venue. Pourquoi ? Si on veut vraiment argumenter dessus, il faut savoir pourquoi on (c’est un « on » général) casse. À cette pratique, trois intérêts principaux peuvent se dégager. Je suis désolée si cela parait trop sérieux mais je pense que c’est important :

  1. Handicaper le fonctionnement de l’économie ou plus largement du pouvoir. C’est un des intérêts qui est apparu dans les centres-villes de Rennes ou Nantes par exemple, lorsque plus aucun distributeur n’était disponible à l’emploi. C’est un des intérêts des tactiques de harcèlement de la police sur le terrain, dans la rue, pour faire reculer des lignes de flics, ouvrir les possibles d’une manifestation en rendant plus difficile les positionnements et déplacements des troupes de maintien de l’ordre, par exemple
  2. Attaquer un symbole du pouvoir et de l’économie, si possible facilement identifiable. Sachant que le tabou de l’usage de la violence est un obstacle à cette identification et qu’un discours médiatico-politique extrêmement verrouillé détourne le regard pour ne rendre perceptible qu’une violence sanguinaire qui se matérialiserait par une casse aveugle. Tout le monde reconnaîtra dans ce processus l’indécrottable figure du « casseur », d’autant plus insupportable qu’elle est encore, dans une certaine mesure et malgré les glissements dans sa perception, ancrée dans l’imaginaire collectif.
  3. Se faire plaisir à soi-même, c’est-à-dire retourner une violence qu’on a pu soi-même, ou son groupe social, subir, grâce à une possibilité momentanée de renversement de l’ordre habituel des choses. Par exemple, casser une banque ou un Franprix tandis que son compte en banque personnel est à découvert, un Pôle-Emploi lorsqu’on a eu affaire à cette institution et qu’on est réduit à faire des boulots de merde au risque de se faire radier si on refuse, ou même tout simplement parce que la perspective d’y être fatalement confronté dans l’avenir nous remplit de rage. Cette perspective n’est pas négligeable et je ne dis pas « se faire plaisir à soi-même » de manière péjorative. Elle se retrouve dans la riposte généralisée à la violence policière qui fait glisser bon nombre de pacifistes dans l’idée de rendre à la police coup pour coup, après avoir subi matraquages, gazages généralisés ou pire encore. On peut également la voir dans la destruction pure et simple de voitures de luxe, dont le caractère ostentatoire nous fait violence. C’est plus largement une manière de laisser exploser la colère, et ces exemples recoupent souvent au moins un autre des intérêts précédemment cités.

Dans le cas de figure d’Emmaüs, le cibler et le casser recouvre principalement le troisième intérêt. Parce que certain-e-s parmi nous savent, dans le détail, à quel point Emmaüs est pourri, le casser apporterait une satisfaction non-négligeable. Mais, il apparait également que cela ne comble que cet intérêt, car Emmaüs n’a rien d’immédiatement central dans le fonctionnement de l’économie ni dans le maintien de l’ordre. Ce n’est pas non plus une institution suffisamment identifiable pour un ciblage minimalement consensuel. Or, la protéger permet au contraire de valider le deuxième intérêt, celui de l’attaque de symboles - sur d’autres cibles, donc - et de fissurer d’autant plus le rejet de la violence de riposte en rendant intelligible la casse de banques par exemple. Et sur le terrain, force est de constater que ça a sacrément bien marché. Je ne faisais pas partie des personnes en question, qui ont fait un cordon devant Emmaüs, donc je ne peux que projeter mes suppositions quant à leurs intentions. Mais je pense que c’est ici que réside la question stratégique.

Faire l’économie de l’opportunité d’une meilleure compréhension de la casse ciblée, c’est se condamner à être figé dans une posture de la radicalité pour la radicalité qui ne contentera qu’un nombre extrêmement minimal de personnes, en considérant qu’en fin de compte ce n’est pas très grave de rejouer éternellement les incompréhensions mutuelles et les dissensions entre des manifestant-e-s qui ont pourtant un certain nombre d’objectifs communs.

Je ne dis pas qu’au prétexte d’un « politiquement correct » (terme qu’on pourrait d’ailleurs éminemment critiquer) il faudrait empêcher qui que ce soit de casser quoi que ce soit. On l’a vu, la casse peut avoir divers intérêts tactiques, qu’on s’inscrive dans cette pratique ou non, et nous sommes obligé-e-s de faire avec un certain seuil d’incompréhension qui est là, de fait, et ne s’effondrera pas d’un coup. Je ne dis pas non plus qu’il faut chercher à tout maîtriser, et à employer tous les moyens nécessaires pour empêcher quiconque d’aller à l’encontre d’une stratégie que l’on estimerait « bonne », auquel cas on se transformerait en un Service d’Ordre pourri dont personne ne veut. Mais lorsque se présente une opportunité qui valide d’avantage d’impératifs stratégiques qu’une autre, ici protéger symboliquement Emmaüs plutôt que de faire fi des conditions de perception et se ruer dessus, je pense qu’il est important de la saisir.

Gardons à l’esprit que nous en sommes à un stade où beaucoup de gens applaudissent, approuvent ou au moins cautionnent l’action directe contre des banques ou contre la police. Que cette situation, en France et à Paris en particulier, est relativement inédite, que l’on peut s’en réjouir mais qu’elle reste encore fragile. Et si, comme je le disais plus haut, le tabou persistant autour de l’usage de la violence contre des biens, mais aussi contre des personnes représentant l’État et « l’ordre public » ne s’effondrera pas d’un coup, l’acceptation croissante de ces pratiques est excessivement vulnérable et peut se briser au moindre faux pas. La question reste ouverte.

Alx

Notes

[1YOLO est l’acronyme de You Only Live Once, philosophie de vie qui consiste à tout faire sans penser au lendemain. Prise au sérieux par un nombre restreint de personnes, son usage est la plupart du temps ironique. Dans la situation présente, on pourrait traduire YOLO par l’attitude consistant à ne pas se soucier des contextes pour privilégier une action directe désincarnée.

Localisation : région parisienne

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