Le 23 février dernier, 4 potes sont passé.es en procès à Bobigny pour les nouveaux délits créés par la loi Kasbarian. Ça fait suite à une des premières expulsions en Île-de-france sous prétexte de cette nouvelle loi passée fin juillet 2023. Elle a eu lieu aux Lilas, en octobre, 4 jours après la visibilisation d’un squat d’un bâtiment de l’EPFIF (l’établissement public foncier d’île de france). Pour plus d’infos sur son expulsion :
Vu qu’on pense que la manière de s’en sortir le mieux possible, collectivement, face à cette nouvelle loi, c’est de partager et de diffuser nos expériences et nos stratégies de défense, on propose un compte-rendu qu’on espère clair et détaillé de ce procès et des moyens utilisés pour éviter une condamnation (spoiler : ça a pas marché), mais du coup, ça va être un peu long.
Les copaines passaient en procès pour 4 délits :
- introduction dans un local à usage d’habitation ou à usage commercial, agricole ou professionnel à l’aide de manœuvres, de menaces, de voies de fait ou de contrainte (nouveau délit créé par la loi Kasbarian) ; [1]
- maintien après introduction dans un local à usage d’habitation ou à usage commercial, agricole ou professionnel à l’aide de manœuvres, de menaces, de voies de fait ou de contrainte (nouveau délit créé par la loi Kasbarian) ;
- dégradations en réunion ;
- refus de se soumettre aux relevés signalétique pour 3 des 4 personnes inculpées.
Iels avaient été arrêté.es à 6h30 du mat par un escadron de gendarmerie mobile 4 jours après la visibilisation du squat. Les keufs ont perquisitionné le bâtiment pour interpeller les personnes présentes et faire cesser les délits d’introduction et de maintien, et, à la fin de la perquis, iels ont « rendu les clés au légitime propriétaire du bâtiment ». Après les gardes-à-vue, iels ont étés déferré.es et placé.es sous contrôle judiciaire leur interdisant de se rendre dans le bâtiment en question avant leur procès.
Les nullités
Les avocates ont soulevé pas mal de nullités (une nullité, c’est si jamais les keufs ont pas fait leur travail conformément à la loi) concernant la procédure.
La première concerne les interpellations des 4 potes. Les avocates estiment que les keufs avaient pas suffisamment d’éléments matériels indiquant que les personnes interpellées avaient commis des délits et donc que les condés n’auraient pas dû les interpeller. Entre la visibilisation, pendant laquelle les keufs sont passés, et le jour de la perquisition, il y a eu 4 jours pendant lesquels les keufs auraient dû faire des vérifications pour permettre de vraiment caractériser le délit, ce qu’ils n’ont pas fait. Pour le délit d’introduction dans un local à usage… les avocates considèrent que le bâtiment doit avoir un usage dans son sens le plus strict, c’est-à-dire qu’il soit véritablement utilisé. Avec cet argument, certains squats qui ont fait l’objet d’arrêtés d’expulsion pour la loi DALO (qui vise les bâtiments à usage d’habitation) ont pu faire annuler l’arrêté devant des tribunaux administratifs au prétexte que le bâtiment n’était pas utilisé. Dans notre affaire, les keufs ont étés mis au courant par l’epfif que le bâtiment allait être démoli et auraient donc dû juger que le bât n’avait pas d’usage et qu’il ne fallait donc pas faire de perquisition. En plus dans les dépositions du proprio et les PV des keufs ils parlent d’entrepôt "désaffecté" et de local "vacant".
Sur les interpellations, une deuxième nullité est soulevée car une des personnes est arrêtée dans les parties communes d’un bâtiment voisin du bâtiment squatté. Dans les PV, les flics disent qu’ils suivent une personne qui fuit par les toits, puis ils remontent sa trace jusqu’à l’immeuble voisin où ils l’interpellent dans la pénombre sans qu’ils ne montrent un lien sérieux entre cette personnes et la personne en fuite du squat (aucun élément d’identification).
Les avocates ont soulevé une autre nullité, celle du détournement de procédure (= usage d’une procédure judiciaire pour faire des trucs qu’elle est pas censée faire en théorie) : les keufs auraient profité de la nouvelle loi kasbarian pour expulser des squatteur.euses hors des procédures judiciaires habituelles (juge des contentieux et de la protection). C’est pour ça qu’ils seraient intervenus et auraient fait toute cette procédure. C’est plus simple pour elleux de perquisitionner dans la semaine de la visibilisation et de rendre les clés au proprio que de laisser une procédure se dérouler. En plus, les avocates ont rappelé qu’expulser un domicile sans le très officiel commandement de quitter les lieux est un délit (article 226 du code pénal). Les avocates ont souligné devant le juge que les keufs avaient largement dépassé les prérogatives. Les keufs ont remis les clés du bât à "son légitime proprio" en violation de la présomption d’innocence. Cette nullité pour détournement de procédure devait selon les avocates annuler la perquis et les gav et la suite.
Ensuite, il y a aussi eu des nullités sur les prises d’empreintes de force (les avocates ont dit que l’État français récoltait systématiquement les empreintes des personnes gardées à vue, ce qui serait contraire à la loi européenne). Et pour finir des nullités sur les condition dégradantes de la GAV notamment pour une personne trans qui s’est faite mégenrer, insulter, fouiller à nu... durant la GAV.
Les réponses de la proc sur les nullités
La procureure de la République donne son avis sur les nullités. Selon elle, l’argument sur l’usage des bâtiments marche pas, car l’epfif explique dans une pièce du dossier que l’objectif est d’y construire des logements sociaux. Il y a selon elle bien un usage au bât, même s’il n’est pas occupé. Y’a pas besoin d’occupation effective pour considérer que y’a introduction dans un local à usage... La proc se perd ensuite, commence à confondre violation de domicile et les nouveaux délits de la loi kasbarian.
Sur la nullité de la personne retrouvée dans l’immeuble voisin, elle explique que selon elle les keufs expliquent suffisamment bien comment cette personne a été retrouvée.
Sur le détournement de procédure, la proc explique que les juges des contentieux et de la protection sont débordés, que les procédures pour occupation sans droit ni titre sont de ce fait longues, etc, etc. Elle affirme que la loi kasbarian est passée, qu’on soit d’accord ou pas avec elle, pour rendre plus faciles et systématiques les expulsions de squats et rendre les bâtiments à leurs propriétaires.
Les réquisitions
Après un bref résumé de l’affaire fait par le juge, la proc fait ses réquisitions. C’était vraiment pas ouf, pas très préparé, et elle s’est pas mal emmêlée les pinceaux. Pour elle l’introduction dans un local... et le maintien à la suite d’une introduction... sont caractérisés parce que le bâtiment a bien un usage. Pour elle, les personnes sont rentrées par voie de fait, mais elle ne dit pas laquelle.
Pour la dégradation de la porte qui est reprochée aux copaines, elle est bien matérialisée mais rien ne montre que ce sont les 4 personnes en procès qui ont dégradé la porte : ce délit serait caractérisé, mais non imputable aux accusé.es. Elle demande donc la relaxe sur la dégradation en réunion. En plus, les keufs disent avoir défoncé la porte pendant la perquisition, donc on sait même pas si c’est les squatteureuses qui l’ont dégradée.
Le reste serait bien constitué.
Ensuite, elle fait un move plutôt surprenant : elle considère que vu que c’est une action militante, que les copaines en procès sont jeunes et ont pas ou peu de casier, que les keufs ont fait cesser l’infraction, que le trouble causé a cessé et que le proprio demande pas de réparation, elle requiert une dispense de peine (ça veut dire que la justice te considère comme coupable, mais te donne pas de peine).
Les plaidoiries
Les avocates ont plaidé la relaxe pour tous les délits.
Elles ont commencé par soulever l’imprécision des préventions, c’est-à-dire la manière dont sont détaillés les délits pour lesquels les copaines étaient jugées. Par exemple, les copaines sont convoquées pour des faits de dégradations en réunion ayant eu lieu le jour de la perquisition. Mais ça a pas trop de sens : les gens auraient dégradé la porte d’entrée (pour s’introduire dans le bâtiment 4 jours après la visibilisation ? Par contre, la porte a bien été défoncée par les keufs le jour de la perquisition). Pour l’introduction dans un local à usage…, il est écrit sur les convocs : introduction dans un local à usage d’habitation…, en l’espèce, le pavillon de l’epfif. Alors que (1) c’est pas un pavillon, c’est un entrepôt (2) qu’à la place de ça, le "en l’espèce" aurait dû préciser quel était l’usage du bâtiment et quelle était la voie de fait.
Sur les dégradations, les avocates soulignent qu’en effet la procédure ne montre pas du tout que les personnes en procès sont celles qui ont dégradé la porte. Mais c’est pas tout : la plainte de l’epfif qui parle des dégradations explique que la porte est dégradée, la serrure aurait été enlevée ; les keufs expliquent pourtant avoir testé la clé du proprio dans la serrure le matin de la perquisition, et que celle-ci a pas marché. Y’avait donc bien une serrure. Pour dire ça judiciairement : la dégradation n’est donc pas caractérisée matériellement en plus de ne pas être imputable aux copaines en procès.
Sur l’introduction dans un local à usage…, les manœuvres, menaces, voies de fait ou contrainte qui auraient été utilisées ne sont jamais caractérisées clairement dans le dossier. Y’a aucune trace de menace dans le dossier, aucune trace de contrainte non plus. La voie de fait, dans le dossier, ça pourrait être cette histoire de l’epfif qui explique que les squatteureuses sont entrées à 15h en forçant une fenêtre du 1er étage avec une échelle. Et l’epfif joint une photo sur laquelle on voit une fenêtre avec soi disant des traces de pesée. La photo est pas très nette, elle est prise de loin, diffusée en noir et blanc, montrant seulement la façade du bâtiment avec une fenêtre ouverte, y’a pas de traces de pesée. Pareil que pour les dégradations, dans le dossier, rien ne dit que c’est les personnes en procès là qui se sont introduites dans le bâtiment. En plus de ça, ce bâtiment n’a pas d’usage, c’est clair, il sert à rien, c’est un entrepôt inoccupé, l’epfif compte le détruire. Y’a donc aucun élément matériel sur l’introduction dans un local… Et tout ça alors que Michel Sapin, en 1991, lors de la réforme du Code des procédures civiles d’exécution, a bien expliqué que la voie de fait est un élément d’effraction imputable à la personne dont l’expulsion est demandée. Et là, y’a aucune dégradation de caractérisée.
Sur le maintien après introduction… vu que y’a pas eu d’introduction à l’aide de voie de fait machin truc, y’a pas de maintien après introduction par voie de fait machin truc (on commence à s’y perdre). En plus de cela, l’intentionnalité n’est pas caractérisée : on ne sait pas si les personnes savaient quelque chose sur l’usage du bât, ni même si les gens qui se sont introduits dans le bâtiment au départ avaient commis une voie de fait. Personne demande en allant dormir dans un endroit si cet endroit a été ouvert par voie de fait manœuvre contrainte ou menace. Et aussi le délit de maintien après introduction… punit bien le maintien et pas la présence – nuance : en gros l’argument c’est que dans le dossier rien ne montre que les personnes étaient présentes dans le bât à un autre moment que pendant la perquis. Bon c’était pas cet argument qui allait convaincre un juge (spoiler : ça a pas convaincu de juge).
Le délibéré
Le problème, c’est qu’on a eu le délibéré, et le juge a décidé d’ignorer complètement l’entièreté des arguments soulevés, que ce soit par les avocates ou par la proc. Il a aussi décidé qu’avoir des raisonnements logiques c’était pas une obligation. Il a aussi décidé de rejeter toutes les nullités, en justifiant pas trop (ou assez mal) ses décisions. Faut dire qu’on a pas encore le jugement dans sa version entière, il s’agit d’une motivation partielle du rendu.
Par exemple, il ne justifie pas que la dégradation est imputable aux accusé-es et indique même (cerise sur le gâteau !!) que selon lui ça n’a pas de sens quela proc demande la relaxe là-dessus tout en défendant le bien-fondé de la prise d’empreintes de force. En effet, la dégradation en réunion est le seul délit pouvant justifier ce procédé, car la prise d’empreintes forcée ne peut s’effectuer que sur des personnes suspectées d’avoir commis un délit puni d’au moins 3 ans d’emprisonnement. Accrochez-vous bien, plutôt que de considérer que le manque d’arguments allant en faveur d’une dégradation commise par les 4 prévenu-es invalidait la prise d’empreintes forcées, le juge considère plutôt que le fait que les keufs se soient jetés sur eux pour les contraindre à exposer leurs paluches rend les 4 coupables de la dégradation qu’on leur reproche. (Ce n’est pas le seul argument mobilisé, mais on a quand-même dû s’asseoir à la lecture du jugement tellement c’est absurde.)
Le juge a donc mis plus que ce que demandait la proc : 105 heures de TIG par personne ou 4 mois de prison ferme au choix. Il en a profité pour étaler gratuitement sa transphobie par la même occasion. Au moment du passage de la loi kasbarian, on a pu ironiser en disant qu’au moins on allait tou.s.tes être logé.es par l’État, eh bah en fait la 16e chambre correctionnelle de Bobigny veut en faire une réalité.
Les copaines ont bien sûr fait appel à la fois pour ne pas être condamné.es et pour faire sauter cette décision pour les autres, car sinon ça risquait de faire jurisprudence et mettre dans la merde celleux qui squattent par nécessité ou par choix, mais ça va pas arriver tout de suite. On vous tient au courant !
On vous met aussi une version raccourcie et anonymisée du dossier. On a gardé que les parties les plus importantes et supprimé toute la paperasse administrative : les avis à magistrats pendant les gardes-à-vue, les notifications de garde-à-vue, les réquisitions aux médecins, les pv de prolongation de gav, les autorisations des empreintes de force, la plupart des auditions (dans lesquelles les copaines n’ont rien déclaré).