Des ami-e-s activistes sont venu-e-s de Russie pour protester contre la COP21, comme il/elles sont venues régulièrement par le passé pour participer en Europe à des actions contre le capitalisme et ses symptômes. C’est d’ailleurs comme ça qu’on s’est rencontré-e-s. Je les ai donc tout naturellement invité-e-s à venir dans la maison où j’habite, le temps de la COP.
Dans les rues de Russie, il n’y a pas de manifestations. Il n’y a pas de manifestations, car la peur et la soumission ont depuis longtemps emporté les cœurs. Et je ne parle même pas de la Biélorussie où mes ami-e-s ont abandonné la lutte et se sont définitivement tus, dans ce pays, placé au coeur de l’Europe, où l’État exécute encore des prisonnier-e-s d’une balle dans la nuque et où la police arrêtait encore il y a quelques temps des passant-e-s parce qu’ils protestaient contre le pouvoir en applaudissant à l’arrêt de bus...
Arrivé-e-s à Paris, mes ami-e-s russes ont découvert combien la situation ressemblait à celle qu’ils connaissent. Des agents du renseignement qui veulent savoir pourquoi il/elles sont là et combien il/elles sont, ce qu’il/elles ont prévu de faire. Des agents de forces spéciales qui arrachent la porte d’entrée et entrent avec des fusils pour perquisitionner nos domiciles. Des convocations sans motif réel, des assignations à résidence. Des avocats qui n’ont pas accès aux informations concernant les personnes arrêtées... La liste est longue.
Un rude constat pour tou-te-s celles et ceux qui se croyaient libres.
Je suis amer, car je me rends compte que beaucoup de celles et ceux qui m’entourent, et qui se reconnaissent pourtant dans les mêmes valeurs que moi, semblent avoir conservé une certaine confiance dans les institutions et dans la démocratie. Une confiance inconsciente. Malgré les discours, les attitudes et réactions à l’état d’urgence en disent long sur la manière dont mes ami-e-s conçoivent le rapport de force avec les autorités.
La manifestation reste, par exemple, le plus grand simulacre de liberté. On a appris à croire, tant la démocratie nous y a habitué, que la manifestation était une forme de résistance. Elle n’en est pas. Elle n’est qu’un faire valoir démocratique, consentis par les autorités. Crier, tu peux. Joindre la parole au geste, non. Marche, mais reste en vue. Bouge les bras, mais de préférence au dessus de la tête. Ne fais pas trop de bruit, ne fais pas trop de remous. La manifestation est un acte réformiste et non révolutionnaire. En ce sens, elle ne gêne pas les autorités, qui savent comment organiser leur propre réforme, pour surtout ne jamais prendre le risque que leurs fondements totalitaires soient remis en question.
Les assemblées ouvertes quant à elles reproduisent inconsciemment les modes de décisions parlementaires. On s’y retrouve, on s’écoute parler, mais celles et ceux qui organisent les choses le font en dehors de l’assemblée, tant chacun-e sait combien la transparence ne peut garantir aucune confidentialité, ni aucune sécurité. On n’organise pas la résistance en échangeant publiquement sur ses modalités d’organisation. Et celles et ceux qui, sincèrement, s’y réunissent, le font par soucis d’ouverture. Parce qu’il/elles ne veulent pas se couper des personnes qui n’ont pas les contacts, les réseaux, les habitudes et les « réflexes militants ». Même si en réalité, les modes de langage et d’organisation de l’assemblée elle-même demeurent excluants, et cela malgré tous les efforts d’ouverture déployés.
De fait, il y a dans les assemblées beaucoup de « touristes » et de curieux, de personnes qui se taisent et regardent, ou de personnes qui acceptent de participer à certaines tâches, avant de ne plus revenir. Il y a aussi des flics et des journalistes, qui viennent là comme au spectacle ou parce que ça leur permet d’identifier ceux et celles qui tentent de donner une consistance politique à un cadre qui n’en a pas. Mais les autres ne les identifient pas, et croient qu’ils viennent participer. Le nombre est trompeur. On se croit nombreux-ses, mais on n’est que quelque un-e-s.
La désertion des autres, qui ont déjà fait le deuil des assemblées, met en danger ceux et celles qui s’accrochent à cette forme d’organisation collective ouverte et qui, de fait, sont plus visibles que celles et ceux qui restent en retrait.
Si seulement les absent-e-s s’organisaient en parallèle pour proposer des initiatives ou pour poser des cadres logistiques, alors l’assemblée pourrait a minima servir à transmettre au plus grand nombre les informations qui doivent être partagées. Mais ce n’est pas le cas. Personne ne propose rien. Tout le monde est schizophrène : on attend rien de l’assemblée, mais on attend tout d’elle quand même.
Qu’est-ce que vous avez prévu pour la COP ? Rien, on vous attendait pour en discuter.
Et quand l’État montre les dents, tout s’éparpille. On se cache, on échange des ressentis qui aboutissent à un renoncement collectif, plutôt qu’à une gestion collective de la peur. Soudainement, on n’est plus prêts à faire ce qu’on avait prévu et on ne se pose pas trop la question de savoir s’il vaut mieux modifier un peu les plans en tenant compte des données nouvelles, plutôt que d’abandonner tout.
Certain-e-s se rendent aux convocations de police. Pourquoi ? Par peur sans doute. Mais qui n’a pas peur ? La question n’est pas là. Il ne s’agit pas ici de montrer du doigt celles et ceux qui "ont peur", mais plutôt de se demander pourquoi il/elles ont plus peur d’ignorer la convocation que d’y répondre. Qu’est-ce qui peut ressortir de positif de ces « invitations à se dénoncer » ? Est-ce qu’on a quand même un peu confiance dans la police pour croire qu’on va s’en sortir mieux en allant lui parler ? Est-ce que chacun-e se dit qu’il/elle est assez innocent-e pour s’en tirer mieux que celles et ceux qui ne se présenteront pas. Est-ce qu’on y va pour montrer patte blanche ? Je ne comprends plus. Ce n’est pas une critique, c’est une interrogation.
Dans la réunion collective du mardi 24 (au CICP à Paris) qui faisait suite à la réception des convocations suite à la manifestation interdite de dimanche à Bastille, il a été proposé de refuser collectivement de répondre aux convocations, de la même manière que chacun-e sait qu’il vaut mieux refuser les comparutions immédiates. Mais on a préféré laisser à chacun-e la liberté de répondre ou non. C’est tout à notre honneur, mais cette manière d’individualiser nos réactions est dangereuse, non seulement pour celles et ceux qui vont aux convocations, mais aussi celles et ceux qui ne s’y rendent pas.
Pourtant, on parlait de « rapport de force », on disait qu’on était « prêts à prendre les risques », qu’on « ne lâcherait rien ». Le vent a soufflé trop fort, et notre détermination s’est envolée si vite. On ne dit pas le mot « peur », mais c’est pourtant bien de cela qu’il s’agit. Elle est déjà en train de conquérir nos cœurs et nos esprits.
Mes ami-e-s russes me disent que si nous ne prenons pas notre courage en main aujourd’hui, nos vies ressembleront aux leurs, que nos rues ressembleront aux leurs, que nos libertés sous condition s’évanouiront plus vite qu’on ne le croyait. Il/elles me demandent : « de quoi avez-vous peur ? » Je ne sais pas quoi répondre.
Dans ma tête, une réponse s’esquisse, douloureuse à accepter : je crois finalement que beaucoup confondent confort et liberté, et acceptent inconsciemment de perdre leur liberté pour ne pas perdre leur confort. Ou tout au moins ce qui nous rassure et nous endort, toutes ces choses qui font qu’on n’est pas autant dans la merde que tou-te-s celles et ceux, pauvres, migrant-e-s, prisonnier-e-s ou colonisé-e-s, qu’on prétend soutenir.
Oui, c’est ça. On a peur de perdre les misérables privilèges qui font qu’on se croit moins en dictature en France qu’en Russie.
Ce qu’on acceptera aujourd’hui produira les conditions de notre silence demain.
L’État d’urgence, c’est juste l’outil qui permet à la démocratie d’assumer publiquement le fait qu’elle est, et a toujours été, une dictature.
En dépit de tous ces constats négatifs, j’ai beaucoup d’espoir en moi. Parce que je sais que tou-te-s celles et ceux que je qualifie d’ami-e-s dans ce texte sont de belles personnes, sincères et justes, qui sauront réagir sereinement aux critiques qui leur sont adressées.
Tous mes voeux de courage à celles et ceux qui persistent.
C. (depuis son canapé sur lequel il est assigné)