À propos de « L’état de décomposition théorique et culturel de la radicalité de gauche »

Critique d’un article prétendant présenter le vide et les contradictions actuelles de « la gauche radicale », cherchant à en relever quelques a priori.

Par ce texte, nous souhaitons proposer une critique d’un texte publié sur Slate, et issu d’une étude provenant de la fondation Jean Jaurès (Think tank social-libéral créé en 1992 proche du PS) présentant « l’état de décomposition théorique et culturel de la radicalité de gauche » (rien que ça). Il nous semble, en effet, que ce texte d’un journaliste-historien (Guillaume Origoni) présente plus d’un biais, dont notamment un certain nombre d’affirmations assénées avec un ton péremptoire qui sont néanmoins, pour un certain nombre d’entre elles, très contestables. Nous n’allons commenter (linéairement) que certains passages de ce texte qui nous semblent particulièrement significatifs en ce sens, tout en invitant à le lire, notre point de vue étant autant partiel que subjectif. Cette critique nous semble importante du fait, d’abord, que l’article d’Origoni nous semble bien réducteur, mais aussi du fait que Slate est un site au lectorat conséquent. Ajoutons à cela que tout n’est certainement pas à jeter dans ce texte, comme pourrait le laisser croire ce commentaire, sur lequel il y aurait certainement beaucoup à redire également.

Une « Gauche radicale » perdue et condamnée à la marginalité sans ses anciennes boussoles : le Parti, la doctrine et le leadership ?

Le texte s’ouvre ainsi par un constat :

L’effondrement de l’URSS n’a pas eu comme seule conséquence la victoire du modèle capitaliste, il a aussi rendu illégitime et inintelligible la contestation dans le camp des victorieux, en érigeant la démocratie de marché comme modèle universel.
La disparition totale ou partielle des partis communistes occidentaux a propulsé la gauche dans une situation inédite. En l’absence du PC, elle perd son outil pour la propagation de la culture politique populaire qui assurait la continuité historique et territoriale des idées anticapitalistes.
Cette clarification est devenue complexe,qui voire impossible, et plonge la radicalité de gauche dans la confusion, tant elle compile dans ses franges les plus actives l’héritage du passé sans toujours en maîtriser les contours.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’un tel constat historique est lapidaire. Nous aurions donc le grand événement (la chute du mur de Berlin), son corrélat avec la fin du PC qui aurait à son tour engendré cet état de perdition : la gauche aurait ainsi perdu sa boussole. Peut-être que la rapidité d’un tel constat nous en cache les ressorts (voire le sens), mais que dire, sinon qu’il ne dit pas un mot des critiques de l’URSS ou/et du Parti communiste d’avant la chute du mur ? Et que penser, par ailleurs, de cette étrange conception de la nécessité d’un parti « clarificateur » ? Quelle lumière venait, par exemple, d’un parti ayant eu une réelle complaisance pour les horreurs staliniennes ? Aucune, et c’est bien ce qu’avaient compris les militants de l’époque s’opposant à un tel parti qui, croyant la révolution prolétarienne en marche, ne faisait que légitimer une énième manifestation funeste du capitalisme bureaucratique.
Il semblerait donc que l’espoir d’Origoni se situe bel et bien dans le Parti, ou du moins dans un lien qu’il serait supposé tisser corrélativement avec « l’ultragauche activiste » :

L’ultragauche est une mouvance active, parfois violente, mais isolée et qui n’est pas en mesure de produire une massification de la radicalité. Cet isolement est le résultat de l’atomisation de la radicalité de la gauche. L’unité, la doctrine et le leadership qui lui font défaut proviennent de la fragilité des passerelles existantes entre gauche traditionnelle (autrefois le PCF, il y a peu le Front de Gauche), extrême gauche (autrefois la Gauche Prolétarienne ou la LCR, aujourd’hui le NPA ou Lutte Ouvrière) et l’ultragauche activiste. 

L’idée sous-jacente de telles affirmations est bien qu’une « massification de la radicalité » ne saurait se passer d’un Parti, de ce trait d’union salvateur conférant donc, à la gauche, « l’unité, la doctrine et le leadership ». Mais n’est-ce pas là surévaluer le rôle que jouent et que jouèrent historiquement les partis dans les mouvements révolutionnaires en occultant leur affection à la "captation" de la révolte (pour mieux l’éteindre) ? N’est-ce pas, par ailleurs, mettre des œillères sur le fait que la professionnalisation de la politique puisse être un problème en soi, l’instituant comme un moment séparé (et généralement bien rémunéré) du reste de la vie ? Même : qu’ont donc permis les partis (et que permettent-ils) relativement à une « massification de la radicalité » ? N’est-ce pas là, par ailleurs, trop insister sur le rôle du « leadership », alors que bien des changements révolutionnaires ne sont pas explicables ou compréhensibles par un ou des Nom(s), mais bien par l’action de masse de celles et de ceux que l’histoire ne sera jamais à même de nommer ?

Digression autour de Pottier et du flou du concept de « fascisme »

Origoni en vient un peu plus loin à la question (à la mode médiatiquement) de l’antifascisme :

 Cependant, Il n’existe plus à ce jour en France d’organisations dont le but est uniquement dédié à la lutte contre le FN. L’antifascisme revendiqué en 2017 relève à la fois du biais cognitif (il n’existe pas de danger imminent d’un basculement de la société française dans le fascisme) et de l’esprit libertaire hérité des années 1970, 1980 avant le reflux amorcé à la fin des années 1990.

Il convient de revenir sur la phrase écrite entre parenthèses : souvent un lien, comme une note de bas de page, peut sembler justifier un propos en en étant pourtant partiellement voire totalement déconnecté. Le lien, censé donc justifier qu’il « n’existe pas de danger imminent d’un basculement de la société française dans le fascisme » l’illustre tristement : on passe ainsi d’une telle affirmation, à un article cherchant à critiquer l’idée de fascisme pour son flou théorique du fait qu’il s’agirait d’un « mot valise » que le militant sortirait trop facilement au moment d’exercer sa critique. On passe donc, par un tour de force certain, de l’idée que « le fascisme » serait un concept fourre-tout à celle qu’il n’existerait donc pas de danger imminent d’un basculement de la société française dans le fascisme.

Il nous semble nécessaire de digresser un instant sur l’article de Jean-Marie Pottier auquel le lien renvoie. Cet article critique donc la notion de fascisme en cherchant notamment à nous renvoyer à sa manifestation originaire : l’Italie mussolinienne. Nous devrions donc préciser, nuancer nos usages (voire les abandonner ?) tant ils ne nous permettraient pas de saisir les événements présents et tant ils seraient loin de cette « origine fasciste » (ce, pour le dire vite, du fait d’une institutionnalisation du fascisme (mince, soyons précis : de l’institutionnalisation de "néo-fascismes" ou "post-fascismes" jouant désormais le jeu de la démocratie libérale)).

Nous aimerions prôner de notre côté d’autres usages du mot fascisme, bien que nous partagions l’idée de fond de l’article, à savoir que c’est une notion floue. Réduire la notion de fascisme à l’unification par le parti ou l’absence d’opposition qui caractérisaient effectivement la période mussolinienne nous semble problématique (mais peut-être, encore une fois, nous trompons-nous à faire en définitive de ce mot une notion, et non un terme précis, historique, à ranger au panthéon des termes à jamais inemployables). Ce, du fait qu’il nous semble que des « idées » ou « idéaux » fascistes sont plus présents que jamais dans nos sociétés contemporaines : un tel événement ne marque peut-être pas une pensée par trop structuraliste (ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Furet est cité en fin d’article) [1], qui, pour se focaliser sur une recomposition structurelle, semble rater la prégnance actuelle, encore une fois, « d’idées » ou « d’idéaux » fascistes qui osons choquer une certaine raison historienne par un anachronisme pleinement assumé, n’ont peut-être pas attendu Mussolini pour voir le jour. Mais qu’entendre par ce mot flou ? Il nous semble intéressant de lui conférer le sens suivant (certainement critiquable à de maints égards), au-delà donc de sa manifestation historique originaire : il s’agirait pour nous d’un individu ou un groupe prônant (potentiellement en vue d’une prise de pouvoir dans le champ électoral, mais pas seulement) une idéologie conservatrice, réactionnaire, nationaliste dont la rhétorique s’appuie sur des « idées » généralement haineuses et racistes. Le terme nous semble renvoyer, par ailleurs, à la volonté d’un certain écrasement de la différence au profit d’une telle idéologie, considérée "supérieure", ce qui légitimerait ses prétentions à l’hégémonisation. Peut-être que cela est encore bien flou, mais plutôt que d’écrire un article pour dire en substance qu’un mot est flou, nous préférons assumer subjectivement une telle définition qui n’est pas séparable à notre sens d’une prise de position, d’un jugement (qu’un certain nombre d’intellectuels tiennent en horreur, mais bien heureusement, pas tous). Si certaines des citations de Pottier sont intéressantes, on regrettera néanmoins qu’il ne nous renvoie pas à des lectures liant certains développements du capitalisme au fascisme au sein de nos démocraties parlementaires. Cela est regrettable, d’autant que l’article cité montrant que les « néo-fascismes » s’accommodent très bien des démocraties parlementaires aurait pu être une bonne porte d’entrée pour une telle démonstration. [2] Pottier semble ainsi prôner la méfiance à l’égard d’un mot étant une véritable « auberge espagnole » disposant (quel malheur !) d’une dimension « affective » (nous allons revenir sur cette question du rapport entre analyse et sentiment du fait qu’elle relie selon nous les pensées de Pottier et d’Origoni). Nous gagnerions donc à gagner en complexité, à être toujours plus précis, ce que la phrase suivante vient parfaitement illustrer « De même qu’on peut adopter des comportements populistes sans être un populiste, on peut exhiber des traits fascistes sans être un fasciste. » Nous aimerions bien savoir ce que cela veut dire « d’exhiber des traits fascistes sans être un fasciste. » Mais, bizarrement, nous ne pensons pas un jour avoir une démonstration qui nous convainc, certainement, certes, du fait du manque de complexité caractérisant notre manière de voir et de penser le monde.

De l’absence de risque "d’un basculement de la société française dans le fascisme..."

Mais revenons-en, après ce long détour, au texte d’Origoni. Rappelons-nous : «  Il n’existe pas de danger imminent d’un basculement de la société française dans le fascisme. »
Si l’on ose prendre au pied de la lettre une telle phrase, on ne peut que rester perplexe, en ne songeant par exemple qu’aux dernières élections présidentielles, et, encore une fois, à la prégnance dans la société d’ « idéaux » et de logiques nationalistes, réactionnaires, conservateurs et racistes. Peut-être il y a-t-il effectivement un enjeu théorique et politique à assumer une certaine définition du fascisme du point de vue des « idées », on aura certainement compris à ce niveau que c’est la voie que nous souhaitons emprunter. Ajoutons à ce titre qu’avant même de penser à un sinistre « basculement de la société française dans le racisme » (par une « prise de pouvoir » ? Par une révolution ?) nous nous soucions du basculement effectif et contemporain d’une large part de la population au fascisme, à une adhésion concrète qui se manifeste, par exemple, dans les pratiques de militants identitaires (intimidations et violences à l’égard de la population « pas assez française et blanche » sur le territoire, pour ne pas rentrer dans les détails) contre lesquels bon nombre de militants antifascistes luttent sans relâche, par les mots et les actes — certains y perdent même la vie, ce que nous rappelle la commémoration de la mort de Clément Méric le 3 juin dernier —, dans ce que ce penseur éclairé d’Origoni a l’audace de qualifier de « biais cognitif ». Voilà au moins une posture assumée que nous considérons profondément réactionnaire.

Démocratie, État de droit et "gauche radicale"

 La présence de projets et attitudes radicales dans le paysage politique français est un signe de bonne santé de la démocratie. En outre, même dans les franges les plus radicales, il est important de ne pas en surévaluer la dangerosité. L’ultragauche reste cependant en phase de réorganisation avec une motivation et une volonté d’accroître le niveau de conflictualité avec les forces de l’ordre, sans être en mesure de porter atteinte à l’État de droit. 

En somme : la radicalité politique manifesterait la bonne santé de la démocratie, dont il ne faudrait pas surestimer la dangerosité — à l’égard de qui ou de quoi ? De l’État de droit ? De la démocratie parlementaire ? —, en effet, « l’ultragauche » ne serait pas « en mesure de porter atteinte à l’État de droit. » De telles affirmations nous semblent manifester certaines contradictions avec le reste de l’article. Ainsi, si (plus haut) « Nous assistons à la volonté combinée de créer du collectif autour d’activités autogérées, ouvertes à tous et de diminuer la dépendance au capital et à l’État » ne pouvons-nous pas considérer certaines de ces manifestations concrètes comme des « atteintes » portées à l’État de droit ? La ZAD de Notre-Dames-des-Landes, évoquée dans le texte, n’est-ce pas aussi "un peu" de cela ? [3]

Décrire "la gauche radicale" pour mieux la caricaturer

Mais le meilleur est pour la fin :

 Il n’en demeure pas moins que l’état de décomposition théorique, doctrinale et culturelle de la radicalité de gauche dans son ensemble ne permet pas d’être optimiste. Dans sa tentative de compréhension d’un ordre mondial post-Guerre froide, elle se révèle souvent incapable, par exemple, de mesurer la distance qui sépare la laïcité de la lutte contre l’islamophobie. C’est par l’intermédiaire de cette cécité volontaire que ses membres confondent, pour un nombre certain d’entre eux, sentiment et analyse. On ne s’étonnera donc pas de trouver en son sein des supporters de Vladimir Poutine au nom de l’anti-impérialisme, des ré-informateurs proposant une version alternative des causes de la guerre civile Syrienne favorables à Bachar el-Assad, des antifas qui reprennent l’argumentaire nationaliste-révolutionnaire qui voient dans les provocations antisémites un instrument de la domination du sionisme, etc. Les dangers qui minent partiellement aujourd’hui cet espace semblent être le confusionnisme, le complotisme et parfois l’antisémitisme. 

Sans les mots « certains d’entre eux » et « partiellement » on était à deux doigts de croire que "la gauche radicale" est aujourd’hui dans son ensemble confusionniste, complotiste et « parfois » antisémite ! En substance, nous ne croyons pas qu’il y ait à contredire de telles affirmations : le confusionnisme, le complotisme et l’antisémitisme peuvent effectivement se retrouver au sein de la gauche radicale contre lesquels il faudra, à notre sens, toujours lutter activement — au sujet des « supporters de Vladimir Poutine », nous sommes néanmoins plus dubitatifs, mais sait-on jamais — bien qu’il nous semble important d’ajouter que "la gauche radicale" est loin d’en avoir le monopole. Pourquoi ne pas dire, d’ailleurs, que "la gauche radicale" est un des lieux où s’exercent également une critique et une lutte profonde et pénétrante contre de telles logiques ? Le problème ici est bien de terminer un article sur "la gauche radicale" en ces termes ; tout s’éclairerait ainsi, le constat étant sans nuances : la gauche radicale, contenant tant de ces drôles de spécimens, serait donc bien dans un état de décomposition théorique, culturel, etc. 
Le procédé ressemble à l’image illustrant l’article : des « zadistes » (selon la légende de la photo), autour d’une barricade enflammée. N’est pas là enfermer "la gauche radicale" dans une de ses manifestations relativement repoussantes pour celles et ceux qui lui seraient extérieurs ? Finalement, si l’image d’en-tête nous donne une sorte de « mot d’ordre » repoussoir et unifiant, le dernier paragraphe nous livre quant à lui des catégorisations tout aussi repoussantes, qui justifieraient la thèse de l’auteur : le délabrement de la gauche radicale.

Analyse surplombante et "mauvais" sentiments

Nous devrions peut-être remercier Origoni de cet éclairage salutaire, bien que nous pensions que bon nombre des militants de "la gauche radicale" n’ont pas eu besoin d’une telle intervention surplombante pour prendre en considération et critiquer ce type de "polarisations sinistres". Car il est plus d’une chose qu’Origoni omet de mentionner. Par exemple, que « la gauche radicale » témoigne d’une capacité d’autocritique permanente. « La gauche radicale », c’est aussi des discussions théoriques autour, par exemple, de livres critiques et remarquables sur tout ces « totems d’Origoni » cités en ce dernier paragraphe — qu’il soit question de la révolution syrienne, du fascisme, de l’antisémitisme, du confusionnisme, du complotisme, mais encore de virilisme ("contradiction" que l’on se surprend à ne pas voir sous la plume d’Origoni, tant il semble chercher à être exhaustif, reconnaissons-lui au moins ce mérite), etc.

Notre but n’est pas ici de dire que « la gauche radicale » est une planète rose étant venue à bout des contradictions ou des travers sordides qui peuvent la traverser. Ce qu’il nous semble néanmoins intéressant de relever, c’est que ces problèmes sont bien souvent pris en charge avec critique au sein de « la gauche radicale », ce qu’Origoni omet donc (consciemment ?) de constater. On en vient à se demander si parler d’un « état de décomposition théorique et culturel de la gauche radicale » ne témoigne pas plutôt des angoisses personnelles de l’auteur que d’autre chose. Nous avons presque envie d’inviter Origoni à une discussion dans un squat ou à venir sur la ZAD (mais peut-être cela a-t-il déjà été le cas, et nous serions-là bien médisants) : peut-être sera-t-il étonné de ne pas croiser une horde décomposée et confuse, mais bien des personnes cherchant à imaginer et à essayer de vivre un monde sans dominations. À la fin de ce paragraphe, on se demande en définitive quelle a été la motivation d’Origoni : faire gagner à la « gauche radicale » un regard critique qui lui serait salutaire ou bien aider ceux et celles qui ne la connaissent pas à la comprendre un peu mieux ? Dans le premier cas, Origoni apportera certainement des sarcasmes et un peu de colère plutôt qu’un gain d’auto-intelligibilité, alors que dans le second cas, il nous semble qu’Origoni rate son entreprise (si tel était son but, bien sûr). En effet, son texte ne fait que tendre vers une caricature pêchant du manque d’objectivité d’une « analyse » qui se targue pourtant implicitement, par une critique adressée encore une fois à "la gauche radicale", de n’être pas faite de « sentiments ».

Peut-être est-ce cela qui nous distingue de ce type de penseurs : nos sentiments sont inséparables de nos analyses. Mais peut-être est-ce aussi parce que nous considérons que nos sentiments ne sauraient se séparer de nos analyses, et que nous pensons même qu’une analyse « sans sentiments » n’est en réalité qu’une analyse ne sachant que trop peu prendre en considération les sentiments qui la traversent et dont elle émane. Peut-être en effet que plutôt que de distinguer dans une séparation se voulant rigoureuse sentiment et analyse (ce que fait le texte d’Origoni autant que celui de Pottier en relevant le manque de rigueur d’analyses faites de sentiments [4]), nous pourrions chercher à distinguer les analyses prenant en considération les prénotions de la personne dont elles émanent (et donc le fait qu’elles proviennent d’un individu d’une période précise, de tel statut social, etc.), de celles qui ne le font pas. Ajoutons au passage que quand nous lisons Origoni, en dépit de l’horreur qu’il semble éprouver pour les sentiments, nous voyons plus de sentiments que d’analyse.

Pour conclure

Que dire, donc, de tout cela ?

Que cela n’est pas bien précis et n’éclaire pas grand-chose. Peut-être est-ce du fait que l’article cherche à entremêler une pensée « empirique » à une pensée plus large et englobante, pour finalement dire démontrer un fait (la gauche serait délabrée, vidée culturellement, etc.) en assenant d’abord une vérité largement contestable — il manquerait à "la gauche radicale" sa boussole : le Parti — démonstration opérée en montrant le fait, tout cela dans un texte très court, que ladite « gauche radicale » est, pour une partie d’entre-elle, habitée par une complaisance pour l’impérialisme, l’antisémitisme, le complotisme, etc. Et si nous avancions que ce que nous dit Origoni, dans le creux des lignes, c’est qu’il faudrait que « la gauche radicale » se laisse guider par un Parti pour se « massifier » et se vider des horreurs qui la parsèment ? Laissons aller notre imagination un peu plus loin : et si Origoni s’imaginait comme l’intellectuel organique de cette « gauche radicale » bien guidée, à mille lieues des zones de non-droits, des violences, et de tout ce qui pourrait trouer, en définitive, l’État de droit ? Peut-être est-ce aller trop loin, d’autant que nous doutions qu’Origoni souhaite vraiment guider ce qu’il semble tant réprouver ; nous voulions néanmoins montrer par là que l’analyse d’Origoni laisse entrevoir plus d’un sentiment.
Il y a, selon nous, de quoi être perplexe quant à la nécessité d’une analyse extérieure jugeant des travers d’une « gauche radicale » qui sait généralement très bien les énoncer et les prendre à bras le corps. Cette volonté d’un « gain d’intelligibilité » maladroite répond au final à celle de Pottier : pourquoi donc vouloir mener une étude pseudo érudite sur le flou du concept de "fascisme" en soulignant à plusieurs reprises que ce qualificatif ne sied pas si bien à Trump ou Marine Le Pen ? Car oui, nous sommes bien, finalement, face à deux intellectuels jugeant négativement "la gauche radicale" (sa décomposition d’un côté, l’usage par certains de ses membres de la notion de fascisme de l’autre). Deux intellectuels, donc, face à cette figure honnie emprunte de sentimentalisme plus que d’idées : celles et ceux qui luttent. Quel sens du timing en tous cas, que de taper sur l’antifascisme alors que bon nombre d’antifascistes se sentaient bien seuls dans les rues alors que l’on apprenait que Le Pen était au second tour. Alors, donc, qu’il n’y a peut-être plus que l’antifascisme qui semble percevoir le fascisme, ou qui du moins soit prêt à descendre dans la rue contre lui — qu’ils fussent "néo-fascisme" ou "postfasciste" encore une fois. Alors, encore une fois, que nous commémorions la mort d’un antifasciste le 3 juin dernier assassiné par des fascistes. Mais nous versons certainement, là encore, dans une analyse sentimentalisante manquant d’érudition pour employer un mot bien trop flou qui ne sied pas à certains événements funestes de notre contemporanéité.

Peut-être donc que ces textes en disent plus long sur leurs auteurs que sur les réalités qu’ils pensent éclairer. Nous avons en effet bien l’impression d’être face à deux auteurs terrifiés par les luttes et certains « mouvements sociaux », ne sachant voir que les limites de ce qui pourrait en émerger. Peut-être se dessine-t-il ici subtilement une ligne de démarcation entre de tels mouvements et ceux qui, à trop vouloir les analyser (relativement mal), cherchent à décrire le monde, en oubliant qu’il est question de le changer.

Ju’

Note

Après l’écriture de ce texte, nous avons appris l’existence d’un autre texte datant du 25 février dernier portant sur des thématiques très proches (évoquant par ailleurs Origoni) dont nous recommandons la lecture. Une phrase en étant issue pourrait ainsi tisser un pont entre notre démarche et celle qui en émane : "En revanche, il est bien regrettable que des historiens, au lieu de se taire quand ils sont incompétents, se permettent de gloser sur un sujet (les « antifas ») qu’ils ne maîtrisent pas."

Notes

[1Pour une critique intéressante du structuralisme, nous renvoyons au dernier chapitre de Rouler plus vite, laver plus blanc de Kristin Ross, qui conclut sa critique comme suit : « Comme on a tenté de le démontrer jusqu’ici, les productions intellectuelles majeures des années cinquante et soixante, à savoir le structuralisme et l’historiographie élaborée par l’École des Annales, ne peuvent être dissociées de l’idéologie de la modernisation capitaliste, une idéologie qui s’efforce par-dessus-tout à saper l’événementialité en masquant les contradictions sociales qui engendrent les événements. », p. 269.

[2Il y aurait aussi, à ce sujet, à s’intéresser aux usages de ceux et celles d’après qui nos systèmes économiques sont liés au fascisme, notamment pour en recouper certains traits, le plus flagrant étant une importante uniformisation des comportements et des psychés, à quoi s’ajoute un régime « d’intégration forcée », ainsi que des volontés expansionnistes-impérialistes qui ont toujours marqué le fascisme historique. L’intérêt de ces conceptions nous semble justement être qu’elles profitent du caractère fluctuant du concept de fascisme (plutôt que de s’en plaindre), afin de se le réapproprier de manière critique pour décrire des logiques caractérisant notre contemporanéité. Il y aurait même fort à dire sur l’utilisation concrète d’un certain « terreau fasciste » par nos dirigeants, fussent-ils « socialistes ». Il n’est qu’à penser aux politiques migratoires pratiquées sur le territoire pour constater combien se lie « raison économique » à une certaine idée du fascisme (militarisation de Calais, situation actuelle à La Chapelle, etc.)

[3Voir à ce sujet Collectif Mauvaise Troupe, « Vivre et lutter au matin du 21e siècle », notamment le paragraphe « Zones de non-droit »

[4Ils suggèrent ainsi implicitement que les analyses militantes qu’ils décrivent pêcheraient pour se réduire à du sentimentalisme. C’est porter selon nous une critique infondée à bien des analyses militantes critiques qui, si elles cherchent effectivement à porter un jugement, n’en manquent pas moins de s’appuyer sur un matériau et des méthodes « objectifs ».

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