Vous avez dit « populaire » ?

Ce mot paraît ambigu aux yeux de beaucoup, et pour cause : de même que le mot « peuple » dont il découle, on le retrouve dans la bouche des politiciens de tous bords, y compris les plus réactionnaires. Alors, pourquoi se réapproprier le mot « populaire » aujourd’hui ?

Il est indispensable de préciser le sens que l’on donne aux mots qui traversent et déterminent nos luttes, façonnent nos discussions, constellent nos textes, nos tags et nos banderoles. Cela est nécessaire si nous voulons gagner en clarté stratégique, prévenir les malentendus et favoriser la construction d’un langage commun. Le mot « populaire » se retrouve ainsi dans différentes expériences qui se sont développées ces dernières années, des « cantines populaires » aux clubs de « sport populaire », en passant par le slogan « Autodéfense Populaire » – largement assumé au cours de la période récente, depuis les occupations toulousaines jusqu’aux cortèges de tête parisiens – ou encore les « assemblées populaires » locales nées du mouvement des Gilets Jaunes. Ce mot paraît ambigu aux yeux de beaucoup, et pour cause : de même que le mot « peuple » dont il découle, on le retrouve dans la bouche des politiciens de tous bords, y compris les plus réactionnaires. Alors, pourquoi se réapproprier le mot « populaire » aujourd’hui ?

Parce que ce mot recèle aussi une charge positive, parce qu’il opère – à conditions d’en délimiter clairement les contenus – une double rupture dont l’analyse nous permettra d’éclairer en retour notre propre conception de la pratique militante.

Sortir de la représentation

Premièrement, nous opposons populaire à institutionnel. Qualifier un processus politique de populaire revient à indiquer qu’il se place résolument à distance de l’État, qu’il échappe à ses captures institutionnelles, et assume une claire indifférence au système des partis officiels comme aux réquisitions électorales. Une politique populaire est une politique qui apprend à compter sur ses propres forces. C’est une politique autonome, au sens le plus élémentaire du terme. Son point de départ est la manifestation d’une hétérogénéité assumée envers ce qui se donne médiatiquement comme « sphère de la politique », et qui n’en est que la mascarade spectaculaire. En effet la politique institutionnelle – ou aussi bien représentative, parlementaire – est une politique dépossédée d’elle-même, dont l’horizon ne vise au mieux qu’à un réaménagement de l’ordre établi, une correction marginale de ses équilibres de pouvoir. Dans cette hypothèse, les structures existantes, loin d’être remises en cause, constituent au contraire le cadre indépassable de l’action, sa limite présupposée. La fonction historique de la « gauche » (catégorie aujourd’hui à juste titre moribonde) fut précisément de prétendre incarner un changement systémique tout en acceptant les conditions qui rendaient ce même changement parfaitement impossible – d’où son éternelle litanie d’illusions déçues, d’espoirs périodiquement renouvelés et aussitôt enterrés.

L’un des derniers exemples en date, celui de Syriza en Grèce, est frappant de ce point de vue : ceux-là même qui promettaient de libérer leur pays du joug libéral européen se retrouvent, quelques mois plus tard, à en appliquer scrupuleusement le programme austéritaire le plus destructeur. De cette impasse structurelle de la gauche il faut tirer une leçon : l’État n’est pas, et n’a jamais été un vecteur de transformation révolutionnaire de la société, il n’est pas un instrument neutre, un espace purement formel que l’on pourrait manier, utiliser comme outil de renversement de l’ordre social. Ce que l’expérience nous apprend, c’est au contraire que l’État, quel qu’il soit, est fondamentalement conservateur et corrupteur, qu’il est même aujourd’hui, sous sa forme “démocratique”, le régime le plus adapté à la reproduction du règne inébranlable de la propriété privée. Nul n’occupe le pouvoir d’État impunément, et qui persiste encore dans cette stratégie de médiation gouvernementale se condamne par avance à l’échec, à la trahison et à l’impuissance.

La politique institutionnelle est un opérateur de relégitimation permanente de l’État comme espace unique de la politique. C’est ce qui s’observe avec une particulière acuité dans les expériences partidaires récentes à échelle européenne qui déclaraient représenter la continuité – ou plutôt même la sublimation, le fameux “débouché politique” – de mouvements de masse puissants : outre Syriza, on peut ainsi penser à Podemos en Espagne, voire au Mouvement Cinq Étoiles italien. Il s’agit toujours de considérer que le destin “naturel” d’un soulèvement spontané, donnant lieu à une vaste séquence d’auto-organisation et d’inventivité tactique (occupations, blocages, émeutes, actions symboliques, grèves) serait de se transformer en parti parlementaire capable de porter les revendications du mouvement dans le jeu réglé de la représentation classique, par le truchement des échéances éléctorales. Mais cette continuité postulée relève bien davantage du travestissement. On recodifie dans les coordonnées du vieux monde politicien et de la séparation étatique un événement qui – dans ses promesses comme dans ses contenus les plus avancés – faisait signe vers la ruine, précisément, de cette aliénation représentative, et vers la possibilité d’un autre mode d’organisation collective.

De là qu’il nous est indispensable de nous confronter au phénomène aujourd’hui connu sous le nom de “populisme”. Pour les élites gouvernementales, le populisme est assimilé à un repoussoir anti-systémique : les gouvernants appellent “populiste” tout ce qui s’avance comme une menace (réelle ou supposée) contre la continuation de l’ordre établi. L’unique but de cette opération discursive étant bien sûr de présenter leur politique comme la seule possible. Nous devons soigneusement éviter de nous rendre complices de cette critique bourgeoise du populisme, et de reproduire la méfiance élitiste qui est celle des classes dominantes envers la “race plébéienne” et ses dangereux instincts. Il nous faut bien au contraire saisir le rejet massif de la politique classique qui traverse aujourd’hui la plupart des démocraties occidentales – rejet visible aussi bien à travers des résultats électoraux imprévus que l’émergence de mouvements contestataires d’un type nouveau – et qui est souvent capté, justement, par les partis “populistes” : être lucides sur les tendances à combattre (chauvinisme, césarisme, xénophobie) tout en essayant de cristalliser cette défection galopante à l’égard de la représentation en tant que telle, qui s’accompagne d’une remise en cause profonde des hiérarchies sociales. Notre tâche est d’empêcher que cette séparation diffuse ne soit mise en fin de compte au service d’une logique parlementaire faussement renouvelée.

Car le populisme feint d’encourager l’intolérance générale envers la “caste” politico-médiatique et le système inégalitaire qu’elle défend, sans jamais la mener à ses conséquences véritables – absorbant cet antagonisme dans le culte d’un chef charismatique et l’exutoire impuissant du vote, comme si le temps de la rue devait laisser place à celui de l’isoloir. Nous devons prendre les populistes au pied de la lettre, assumer la conflictualité sociale dans ses implications matérielles, en l’arrachant aux mystifications opportunistes.

Autonomie populaire : quelques exemples d’hier et d’aujourd’hui

L’autonomie populaire est ce qui fait trou dans l’espace de la représentation, elle organise le pari d’une action collective créatrice, guidée par d’autres critères, selon d’autres objectifs. Elle tente aussi de sortir de l’alternative stérile entre ponctualité mouvementiste et structuration traditionnelle, de frayer un autre chemin au devenir des soulèvements et des révoltes.

Donnons tout de suite quelques exemples, tirés du langage des luttes – quelles que soient leurs dimensions pour l’instant encore restreintes : deux que l’on pourrait situer dans un registre plus « constructif », le troisième dans un registre plus « combattant ».

Prenons les cantines populaires. Que révèlent-elles de ce rapport à la politique ? Tenir une cantine populaire, c’est tout d’abord créer un lieu, produire un espace de solidarité, matériellement inscrit dans un contexte local, de village ou de quartier. C’est aussi et surtout trouver les moyens de répondre aux besoins sociaux que l’État et le marché capitaliste ne sont pas en moyen d’assurer. La cantine populaire cherche à permettre la satisfaction directe de ces besoins, sans médiation. De ce fait elle est un vecteur de rencontres, de liens et d’échanges entre subjectivités différentes, où s’élabore une communauté de lutte. À la dépossession institutionnelle répond la réappropriation populaire. Réappropriation des besoins, réappropriation du territoire – là où ne régnait que le contrôle policier et l’atomisation individuelle, se développe un nouvel “usage de l’espace”, rendu à la convivialité prolétarienne.

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