Initialement publié sur Facebook
Paris, 2019, encore une morte Porte de la Chapelle dans les campements de la honte !
Une femme âgée est morte ce matin ou cette nuit, dans la boue, près d’un matelas souillé et d’une tente Quechua entre deux bretelles d’autoroute, là où Paris relègue et cache tout ce qui ressemble à de la misère trop voyante.
La police vient d’emmener son corps qui est resté des heures sous une couverture rouge entièrement détrempée, la bouche grand’ ouverte et les mains serrées sur la boucle dorée de son sac à main.
Elle est morte là où on voulait qu’elle meure, dans cet espace inhumain et caché où la police invariablement, impitoyablement, oblige tout ce qui ressemble à une grande souffrance à se rendre (surtout si c’est un petit basané qui voudrait demander l’asile, mais pas que !).
Elle est morte là où l’on voulait qu’elle soit pour qu’on ne la voit pas.
Et pendant des heures, on ne l’a pas vue.
Beaucoup de voitures sont passées, mais qui a remarqué ce corps noyé dans la boue et les détritus ?! Peut-être même, sans doute, que des voitures sont passées quand elle n’était pas encore morte et qu’on aurait pu la secourir, mais ici personne ne voit personne et on ne s’arrête pas.
Ma gorge est serrée et mon ventre s’est noué à la vue du cadavre, mais j’ai retenu mes larmes, car ce sont les larmes de trop, et si ma tristesse est immense, ma colère l’est encore plus !
De longs mois qu’on se relaie pour distribuer des centaines de milliers de repas, des dizaines de milliers de tentes et de couvertures qui finissent invariablement dans les bennes de la Ville, des mois qu’on crie qu’ici on meurt à petit feu ou de mort brutale.
Des mois qu’on doit regarder les gens dans les yeux et leur dire : « Je ne peux pas t’offrir grand-chose de plus que mon sourire et ma main vide parce que la loi Asile et Immigration a fermé toutes les portes, parce que les sinistres accords de Dublin t’empêchent de bénéficier de la protection internationale à laquelle tu as droit, parce que les associations sont toutes à bout, obligées de s’épuiser dans des recours incessants pour tenter (souvent en vain) de faire respecter la moindre miette du dernier droit qu’il te reste. »
Des mois qu’on interpelle et qu’on hurle.
Des mois qu’on constate qu’au-delà de la faim et de la maladie, ici la loi n’est pas respectée, ici les conventions internationales ne sont pas respectées, ici les Droits de l’Homme ne sont pas respectés !
On voudrait qu’on s’habitue et qu’on assiste en silence au grand naufrage des valeurs dans lesquelles nous avons été élevés, mais on refuse de s’habituer, on ne se tait pas et on ne se taira pas.
En ce moment, entre nous, les « aidants », on parle de « grève » !!!
Nous, c’est-à-dire ceux qui bravent le froid et la peur d’affronter un trop grand désespoir, ceux qui nous nous rendons malgré tout sur les campements de la honte parce qu’on aurait trop honte de ne pas le faire, ceux qui répétons à nos enfants « Non, ce soir maman ne sera pas là » nous qui nous sentons si profondément engagé·e·s, nous en arrivons à envisager de nous « mettre en grève » !
Grève des citoyens, grève des humanitaires, voire même grève des ONG !
Puisque les gens d’ici ou d’ailleurs meurent dans le mensonge et l’indifférence, faudra-t-il que l’on cesse toute aide pour qu’enfin éclate la vérité, pour qu’enfin on écoute, qu’on regarde et qu’on arrête de faire semblant ?!
Faudra-t-il, comme à Calais, qu’on se couse la bouche pour que d’autres ouvrent les yeux ?!
Le parquet va diligenter une enquête pour établir les circonstances du décès de cette femme.
Mais pas besoin d’enquête pour savoir qu’ici les gens meurent à ciel ouvert (5 décès connus ces 3 derniers mois sur ce minuscule périmètre de relégation) !
Pas besoin d’enquête pour savoir qu’ici les gens ne peuvent pas se soigner.
Pas besoin d’enquête pour savoir que beaucoup de demandeurs d’asile se retrouvent ici sans avoir même la possibilité de déposer de demande !
Pas besoin d’enquête pour savoir que les gens ne perçoivent pas les allocations auxquelles ils ont droit, pas besoin d’enquête pour savoir que des gens venus « au pays des Droits de l’Homme » sont renvoyés dans des pays en guerre ou risquent à tout moment d’être livrés à un gouvernement dirigé par un chef d’État qui n’a pas moins de cinq inculpations de crime de guerre et crime contre l’humanité à sa charge !
Pas besoin d’enquête pour savoir qu’ici on mélange les gosses aux crackers, et qu’on offre la première dose gratos...
Qui veut savoir sait, et surtout les politiques !
Quelqu’un l’a décidé, on ne sait pas qui, mais on a bien dû constater que quelqu’un l’a décidé : tout « le monde » doit être concentré porte de la Chapelle, derrière le pont, à 20 mètres du dernier trottoir de la Ville Lumière, entre les voies de circulation.
Ici, et pas 50 mètres plus loin, parce que 50 mètres plus loin, des millions d’automobilistes et de riverains pourraient « les » voir.
Ici, et surtout pas au cœur de la Ville, parce qu’on pourrait se dire qu’il y a un problème. Et que si on se disait qu’il y a un problème, on devrait peut-être le résoudre.
Alors on pose des grillages, du mobilier urbain dans tout autre endroit où les gens pourraient souffler, se reposer, dans tout autre endroit où l’on pourrait beaucoup plus facilement leur venir en aide, comme il y a 10 jours square Anaïs Nin et sur les bords du canal. La mairie de Paris pose des grilles et la police chasse.
Mme Hidalgo va se rendre demain sur les campements, nous annonce-t-on.
Mais que va-t-elle dire et surtout que va-t-elle faire ?
Va-t-elle regarder les gens dans les yeux et leur dire « Je ne peux rien pour vous, ce n’est pas de mon ressort, c’est à l’État de faire » ?
Et c’est vrai : beaucoup de ces manquements sont du ressort de l’État, et on ne peut pas dire qu’il manque de concitoyens ces derniers temps pour interpeller l’État défaillant, et pour notre part nous continuerons de le faire. Mais pour autant, faut-il se résigner ?
Depuis 2015, nous avons été des dizaines de milliers en région parisienne à ne pas nous résigner, à venir de toutes les banlieues et de tous les quartiers pour apporter aide matérielle et soutien moral dans des conditions de plus en plus difficiles.
Nous ne lâcherons pas. Pour tous ceux qui sont encore vivants, et parce que notre pays et notre avenir, c’est ici.
Parce que l’Histoire nous regardera après, mais que c’est maintenant que ça se passe.
Il y a des mesures à prendre d’urgence, tout à fait concrètes et réalisables pour protéger les pauvres, les toxicomanes, les exilés, les aidants, pour protéger nos quartiers, nos enfants et notre avenir. Ces mesures d’urgence ont été listées avec des représentants de la Mairie il y a quelques jours, elles sont connues. Et si l’État fait la sourde oreille, Paris doit enrayer cette course contre la honte !
M., si au moins, tu pouvais être la dernière...
M., Repose en paix.
Je te souhaite toutes les lumières du monde et que ton séjour au-delà ne ressemble en rien à l’enfer où on t’a reléguée ici.
Une membre du collectif Wilson